Chapitre 33
Wolf
Nous voilà coincés dans le ventre de la bête. La baleine d'acier a englouti la moitié des nôtres, et sa compagne, l'autre moitié. Une fois le sas scellé, nous avons tous béni les talents de bricoleur de Darek. Et une ouverture d'urgence par l'intérieur fixée en catastrophe ! Au cas où le chauffeur ne serait plus en capacité de nous libérer comme prévu...
Nécessaire attention alors qu'une noirceur sans pareille nous absorbe. Pas de visu sur les faces de mes camarades, mais je devine à leurs souffles qui changent que la situation leur file les chocottes. Un gars comme Grimm – que son âme hurle avec les chevauchées ardentes – n'aurait jamais accepté de foutre les pieds dans un tel traquenard. Et je le comprends. Entre foncer vaillamment pour s'écraser sur leurs remparts et mourir asphyxié comme un con dans une citerne parce qu'un trublion qui nous a grillés aura balancé du gaz à l'intérieur, le choix est vite fait.
Une fin pareille vaudrait bien au Saint Chromé de rougir de honte.
Sauf que hors de question de mourir aujourd'hui. Pas tant que mon soleil brûle encore ! Peur du combat ? C'est pas avec tout ce qu'on a déjà encaissé qu'on va trembler maintenant. Se battre, c'est notre nature. Et je la sens cette fougue qui nous traverse et nous soude, coude à coude dans le cylindre de métal. Une hargne qui annihile toute peur. Mais ça, c'était avant. Avant que je n'aie quelque chose de précieux à perdre.
Les gars encaissent vaillamment chaque secousse. Sur cette route déglinguée et à peine rafistolée, c'est le passage obligé.
La grosse carcasse se stoppe. Frères en tension. Les derniers souffles se coupent quand des voix vibrent de l'extérieur. Ce qu'il se dit ? Nous ne l'entendons pas. Tout ce qui compte, c'est ce soulagement qui nous traverse quand le camion se remet en branle. On est passés !
On sent le pachyderme manœuvrer lentement et de tous les côtés, pour finir par s'arrêter au bout d'interminables minutes. Première étape accomplie. Reste le plus simple maintenant : sortir de cette prison d'acier et massacrer tous ceux qui oseront braver notre passage !
La trappe s'ouvre. La lumière assaille le ventre de la bête et brûle les yeux qui s'étaient bien plus facilement habitués au noir. Les membres de la troupe grimpent un par un une échelle de corde. Discrétion requise, mais impatience bouillonnante. J'aurais aimé laisser à mes frères l'honneur d'ouvrir le bal, mais ma position m'oblige à prendre les devants pour prévenir d'un danger. J'escalade et quitte les entrailles de la baleine.
Le calme règne au-dehors. Cour discrète, ombragée derrière un entrepôt. Une friche en guise de couverture. L'un des types du joli temple enfermé entre ses deux croissants nous montre la voie jusqu'à l'intérieur du bâtiment. Omar, qu'il s'appelle. Il connaît bien Orgö, à défaut du minimum syndical qui consiste à tirer avec un flingue.
Je reste en veilleuse à l'entrée pour m'assurer que l'ensemble des troupes suive. Pas question d'abandonner un camarade dans ce cylindre ventru !
C'est ce moment-là que choisit un type pour pointer son nez sur la passerelle. On l'a entendu arriver avant qu'il nous voie puisqu'il a interpellé Idris, l'un des chauffeurs, pour savoir « ce qu'il branle avec son camion ». Visiblement, ce n'est pas à cet emplacement qu'il aurait dû se garer.
Je braque mon fusil sur le type, mais j'hésite à appuyer. Un, ce ne serait pas discret avec le tintamarre de la détonation. Deux, mon arme n'a pas une longue portée et je risque de le rater. Trois, de toute façon Selmek s'en est déjà chargée ! Une flèche en plein milieu de la poitrine ! Trop fortiche, cette nana – 'fin, j'sais pas, j'lui ai toujours pas demandé, alors on va supposer que.
Maintenant qu'un cadavre traîne dans le coin, il s'agit qu'on ne traîne pas de notre côté. Les troupes se mettent en rang d'oignon et on s'engouffre dans un tunnel longé de drôles de lignes de métal parallèles.
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Talinn
Et c'est reparti pour un tour. Combattre, toujours combattre... J'avais trop vite oublié que ce pan-là de ma vie d'itinérance ne me manquait pas. On n'a rien sans rien. J'ai choisi de remettre les pieds dans le cambouis – en l'occurrence « dans la flaque de sang » serait une image plus fidèle.
Je regrette chaque seconde de ne pas être resté auprès d'Eden et Paril. Est-ce que je les reverrai un jour ? Est-ce qu'ils auront beaucoup changé, le cas échéant ? Est-ce qu'ils auront eu des gosses ensemble ? Pitié, faites que non !
Pour autant, je sais que si j'étais resté à Dulaï Nor, j'aurais aussi passé chaque seconde à regretter de ne pas avoir suivi Hector et d'avoir laissé la clé des mystères de ce monde s'envoler loin de ma portée. Et encore… Est-ce la seule raison qui m’a poussé à le suivre ?
Au moins, ces nouvelles aventures m'offrent suffisamment de distractions pour me permettre d'oublier que je ne pouvais pas contenter toutes mes envies.
— Magnez-vous le cul ! Vous voulez leur laisser le temps d'installer un comité d'accueil à la sortie ou quoi ?
L'invective de Fen me force à accélérer le pas et me fait lamentablement trébucher sur une traverse. Tout comme Lindberg. Difficile d'y voir clair dans ce tunnel assombri. S'il servait autrefois à faire circuler des métros, il n'est plus qu'un couloir aussi géant que poussiéreux. Je songe avec nostalgie que ce spectacle pourtant désuet n'aurait pas manqué de fasciner Luth – que son âme virevolte aux côtés des chevauchées ardentes. Il adorait les trains.
Nous débouchons dans le hall de la station. Désert. Des panneaux obstruent sommairement les fenêtres et la lumière qui voudrait les traverser. Nous les délogeons rapidement pour découvrir à travers les vitres brisées une rue calme. Pour le moment.
— Restez ici, prévient Omar, le jeune local qui a fait le choix courageux de nous guider à travers cette ville gigantesque. Avec Idris et Gurang, on va partir en éclaireur sur la place.
— Ce ne sera pas nécessaire, coupe Os, un peu sèchement.
Il est étonnant, mais appréciable de le voir s'affirmer de plus en plus souvent dans les prises de décisions, de ne plus avoir besoin de lui tirer constamment les vers du nez. Il faut dire qu'à présent que l'on poursuit son but, il a manifestement plus d'intérêt à partager ses connaissances exhaustives.
Remarquant que toutes les têtes viennent de se tourner vers lui, le garçon reprend la parole en essayant d'adoucir ses propos avec quelques explications.
— On manque de temps pour cela. Le corps a été repéré vers les citernes abandonnées. Ils sont en train de sonner l'alerte et de mobiliser un maximum de monde. Faufilez-vous plutôt tous les trois jusque chez Dorjnam. Il est dans la maison des Encres. Et puisqu'il se considère leader de la résistance, demandez-lui de mobiliser un maximum de personnes autour du palais. De notre côté, on va s'infiltrer du mieux qu'on peut...
Et il prit environ cinq bonnes minutes pour détailler les environs, les patrouilles, les sentinelles, les accès... À mesure qu'il déballe son récit, Zilla surenchérit en répartissant les effectifs pour s'occuper de tel ou tel point, et les bouches des trois nouveaux s'agrandissent de stupeur alors que notre devin dévoile les informations tactiques comme s'il les lisait dans un journal. Nous, on est habitués.
La suite s'enchaîne à toute vitesse. Les ailiers partent zigouiller les sentinelles à droite et à gauche, tandis qu'on fonce comme des buffles sur la place, après le passage de la patrouille, afin de les prendre à revers. Très vite, je retrouve le tableau des carnages habituels : des cris, des éclaboussures, des bousculades et des courses entre chaque couvert. Il ne manque plus que le hurlement des moteurs des bécanes et je pourrais presque retrouver les Rafales des Dunes.
Sauf que les Rafales n'existent plus. Et je m'en rends compte alors qu'on se retrouve bien vite en sous-nombre. Yue avait parlé d'une cinquantaine d'insurgés ? J'imagine qu'ils ont dû en conscrire de force, depuis.
— Tout le monde à l'intérieur ! crie le chef.
On ne se fait pas prier en voyant débarquer une cohorte de Jeeps. Même si Os a assuré que ce serait des bras cassés, le risque de recevoir une balle perdue de l'un de ces bras cassés n'est pas non plus nul.
Une fois notre bande à l'intérieur, Zilla dispatche à nouveau les troupes pour les envoyer barricader les trois autres accès. Os a assuré qu'ils ne disposaient pas d'armement lourd susceptible de péter les murs, dont le béton massif semble avoir bien perduré. Plus que jamais, je veux pouvoir faire confiance à ses prévisions.
Zilla, Delvin, Tyron, Donovan et Karima filent à l'étage pour déloger le chef hérétique de ses luxuriants quartiers. Quant à nous, plus qu'à tenir le siège et espérer que les renforts locaux arrivent à temps.
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Delvin
À nouveau, mon cœur tambourine, mes sens s'affûtent, l'excitation me gagne. Avant, quand je ressentais ça avant un combat, je mettais ces sensations sur le compte de la pression. Avant, nous combattions pour survivre, pour la colonie. L'échec n'était pas envisageable par égard pour ma famille, alors je considérais normal de me sentir fébrile dans ces moments clés où tout peut basculer en un éclair entre une victoire nécessaire et une défaite préjudiciable.
Aujourd'hui, nous n'avons plus de survie à assurer. Notre vie, nous l'avons même laissée sur les rives paisibles de ce lac. Aujourd'hui, je ne sais même pas pourquoi je me bats exactement. Exterminer des hérétiques ? Et alors ? Ce n'est pas ma religion. Je n'ai même pas de religion.
Cette fois, nous sommes les assaillants, nous sommes là pour tuer et dépouiller. Et Yue aura beau tenter de me rassurer en expliquant que c'est nécessaire pour notre quête, que ces insurgés méritent leur sort, qu'Orgö se portera mieux une fois libérée... La vérité est pourtant claire et affûtée comme mes lames : nous nous attaquons à des êtres qui ne demandaient qu'à survivre, eux aussi.
Et malgré cette culpabilité, la fébrilité ne me lâche pas.
Je m'élance à travers les couloirs du palais, la tête la première, avide de me jeter dans la mêlée. Tandis que de nouveaux adversaires surgissent à chaque porte, je danse entre les silhouettes, m'élance et plante sans faute mes cimeterres à chaque bond, redécore les murs de marbre de gerbes de sang à chaque nouvelle lacération. Lorsque nous débouchons dans un hall rond, c'est encore pire, l'escalier et les trois entrées dégueulent les ennemis. Et cela ne fait que m'extasier davantage. Je ne me sens plus moi-même, je suis en transe et j'adore cette sensation.
Mais à me laisser entraîner dans cette inconsciente frénésie, j'en oublie la prudence. Il est trop tard lorsque je le vois.
Ce type à trois mètres de moi est en train de me braquer avec un flingue. À cette distance, il ne peut pas me louper et je n'aurais pas le temps d'esquiver avant qu'il exerce une seule pression de son doigt...
Une violente détonation retentit au moment même où je vois le crâne du type exploser et sa cervelle jaillir un peu partout. Des morceaux atterrissent juste à mes pieds. Je me détourne de cette vision pour découvrir la provenance du tir. Zilla tient entre ses mains le canon encore fumant de son fusil à pompe.
— Fais gaffe à toi, prévient-il trop tard.
Je serre mes poings. De colère. De quel droit se permet-il de m'infantiliser de la sorte ? Puis je réalise qu'il a raison, j'ai été imprudente, tête brûlée comme cela m'arrivait parfois dans ma jeunesse, avant que Marika ne me rappelle à l'ordre. Je l'acceptais bien mieux quand cela venait d'elle.
Puis, il y a autre chose. Il m'a sauvé la vie. Et merde ! Je n'avais pas besoin de ça.
Il reste planté, immobile, devant moi. Qu'attend-il ? Un merci ? Il peut toujours rêver. Finalement, sa chevelure blonde à moitié dénouée esquisse un arc gracieux lorsqu'il fait volte-face.
— Me... merci... finis-je par bredouiller.
Il se stoppe, mais ne se retourne pas. L'escalier s'étire devant lui, désignant la suite de notre mission. Qu'il ne manque pas de rappeler.
— On se dépêche. Plus vite nous débusquerons leur messie et moins nous aurons besoin de commettre de morts vaines.
Entendre ces mots de sa bouche d'assassin m'électrise et me dégoûte à la fois, me faisant réaliser la frontière de plus en plus mince qui me sépare de ces monstres.
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