Chapitre 38
Omar
Poussé par le zéphyr
Tracer ou murir
La route s'étale sous nos roues
Comme l'horizon s'étire devant nous
J'entends de mes frères
Que la solidarité va de pair.
Je détale dans ma vie
Comme un songe dans la nuit
Enfant de l'abîme
Élève-toi sur les cimes
N'aie crainte, Kana
Je te rends fière par ma foi
Mes ailes me démangeaient
J'avais besoin du vent frais
Là-bas j'irai chercher mon être
Qui de mes choix sera maître
Cette brèche en demande
Se comble dans la bande
Et ce vide en dehors
Rugit avec la horde !
— Mais tu vas la fermer, Omar ? Tu nous casses les oreilles avec ta chansonnette.
— C'est du rap, frère ! Juge pas si tu connais pas.
— Alors déjà, je ne suis pas ton frère et je sais ce que c'est que le rap, mais ton truc, là, c'est juste de la bouillie musicale.
— Et bah vas-y, rabat-joie ! Fais mieux, je t'en prie !
— Je suis certain que je sais mieux donner mal au crâne que toi. Et je n'aurais pas besoin de chanter pour ça.
— Aucune sensibilité artistique, les gars...
o
Hector
Dire que notre expédition fut une promenade de santé serait mentir.
Nous avions quitté l'étrange parc abandonné depuis quelques jours, avec la compagnie de nouveaux invités, au moins aussi insolites que le lieu duquel nous les avions extraits. Les steppes grisonnantes cédèrent la place à de nouvelles formations rocheuses. Vils escarpements de pointes dressées au ciel qui avaient fait choir leurs rejetons rocheux sur la chaussée comme un présage pour nous intimer à reculer. C'était sans compter la détermination du groupe qui s'acharna à dégager la voie à la main ou avec les moyens du bord, pour le caprice de nos plus imposants véhicules. Il était hors de question d'en abandonner en chemin. Comment pourrions-nous espérer tenir un siège à cette ville mirage que nous chassions, si nous arrivions sans ressources ?
La difficulté de la passe montagneuse derrière nous, un nouveau désert s'étala sous mes persiennes et ébranla mon émotive sensibilité. Des déserts, j'avais eu l'occasion d'en croiser au cours de cette vie d'errance. Des paysages détruits, fracassés par les affres du temps, des couleurs ternes sur ces reliefs chaotiques et figés des vestiges d'un passé qui m'échappe. Le sable n'avait rien du grain chatoyant et doré du quartz, une fois mêlé à la poussière et à la cendre d'un monde trépassé.
Ici, le désert était authentique. Majestueuses et imposantes, les dunes ondulaient en arrière-plan comme le soulèvement du poitrail d'une terre vivante. La végétation éparse piquait à l'affleurement du sable. Buissons bas au feuillage sec et allongé, leurs branchages se hérissaient dans un réseau complexe d'épines autour d'un tronc noueux et tortillant. D'autres laissaient poindre à leurs extrémités d'innocentes fleurs rosées. Je ne pus m'empêcher de quérir leur identité dans ma précieuse encyclopédie des plantes : saxaoul et halimodendron argentés. Des noms qui ne servaient qu'à satisfaire mon insatiable boulimie de connaissances. Le contraste était globalement saisissant entre cette apparente sobriété et l'abondance de la flore et faune lorsqu'on y approfondissait son regard.
Ce désert me fascinait en cela qu'il m'apparaissait antérieur à l'apocalypse. Cette dernière avait tout changé en désert. Sauf ce lieu immuable qu'elle semblait à peine avoir effleuré, car déjà acquis aux forces de la Nature.
Un régal pour les yeux, un calvaire pour le corps. Les écarts de températures étaient à la limite du soutenable. Même si le gibier sauvage nous comblait de repas tenant au corps, il était de l'avis commun de ne pas s'attarder dans ces contrées aussi somptueuses qu'hostiles.
Hélas, la route accidentée, souvent ensevelie, ne facilitait pas la progression du convoi. Étrange concept que ce chemin tracé par la messe divine et pourtant semé d'embuches. Mais je ne crois pas en Dieu. La curiosité est mon seul phare.
Nous n'aurions pas eu peur de prendre notre temps, si la sécheresse de la zone ne nous dictait pas de nous hâter sous peine de voir nos réserves fondre comme neige.
Nous eûmes même à essuyer une violente tempête qui, à son apogée, fit surgir une tornade. Je dus avoir été le seul subjugué par le spectacle diabolique de ces volutes d'air rugissant et tournoyant au-delà desquels tout espoir de vie semblait s'éteindre. Je n'avais pas peur. Après tout, l'apocalypse avait déjà eu lieu. De toute manière, la trombe terrestre passa loin de nous et le convoi était solidement arrimé dans un repli, puisqu'Os avait anticipé le phénomène météorologique. Les dégâts furent mineurs, mais suffisants pour que même Zilla, d'ordinaire si prompt à suivre aveuglément les instructions des Alters, demande s'il n'existait pas d'autres routes plus longues, mais plus aisées.
Os répliqua simplement « non » et Alex, le nouveau guide, expliqua que c'était le seul chemin qu'on lui avait montré et que « s'il n'était pas content, il n'avait qu'à déposer sa plainte à cet abruti d'être suprême qui cherchait à nous faire tuer ».
À propos d'Alex, mon étude sur le sujet des Alters me poussa, bien entendu, à quérir plus amples informations auprès de lui. Sa bande, constituée de deux énormes tonneaux de chair noire et d'une adolescente dont le teint pâle détonnait par contraste, me toisa d'une indifférence flirtant avec l'animosité. Je ne me suis pas démonté et ai tenté, dans un premier temps, de nouer le contact.
— Doudou, Chouchou, Bijou... D'où est-ce qu'ils viennent vos surnoms ?
Au regard qu'ils s'échangèrent avant d'éclater d'un rire vénéneux, je compris l'échec de ma maladroite tentative d'approche. Qu'importe. Je finis par poser mes questions, me focalisant sur Alex seulement, dans l'espoir de mieux comprendre son pouvoir. Il répliqua de ce sourire taquin que je commençais à connaître.
— Jouons aux cartes ! Si tu gagnes, je te dirais tout ce que tu veux savoir.
J'ignore comment je me suis retrouvé avec ces étranges figures cartonnées entre les mains ou quelles étaient les règles. Je ne suis pas étonné d'avoir perdu, je suis seulement surpris de n'en garder qu'un souvenir terriblement flou. Je ne me rappelle d'ailleurs plus de ce que j'avais mis en jeu.
C'est au réveil que je réalisai que je n'avais plus avec moi la précieuse tablette déterrée à Orgö. Paniqué, je compris bien trop tard qu'Alex s'était joué de moi avec ses dons perfides. Lorsque je lui demandai de me la restituer, il se gaussa de ma naïveté et justifia qu'il l'avait gagné « à la loyale ». Dépité, je ravalai ma fierté pour supplier Os d'intercéder en ma faveur. Ce fut finalement Zilla qui remit les pendules de l'hypnotiseur à l'heure, décrétant que « prophétie divine ou pas, il le renverrait à coups de pied au cul dans son parc d'attractions miteux s'il s'amusait encore à jouer avec l'esprit de quiconque dans ce groupe ».
Ma précieuse relique me revint et je renonçai à retourner à l'assaut de cet Alter fourbe. Du moins, pas frontalement.
Nous parvînmes enfin à quitter ce terrain désertique pour revenir sur des contrées plus hospitalières. La route se faisait moins biscornue et la végétation, plus dense. Je retrouvais ce même pressentiment étrange que la fois où nous arrivâmes aux abords de Dulaï Nor. Instinct gargarisant qui se confirma lorsque nous vîmes une silhouette ocre et atypique se détacher du brouillard de l'horizon.
C'est aujourd'hui. Nous y sommes. Terre Promise ou non, je reconnais bien ces champs d'un patchwork vert tilleul et jaune de blé, ces faubourgs ombragés sous les arbres, ces constructions de bois massif, moulées dans l'argile, et surtout cette ville fantasmagorique montée sur une colline. Identique aux souvenirs que je garde de cette vision. D'une base large, elle s'étire vers le ciel comme une imprenable tour de Babel. Traversée de ponts, tunnels et habitations aux allures troglodytes, ses versants baignés dans les reflets orangés du soleil nous narguent de leur splendeur.
Sauf qu'entre nous et notre objectif, se dresse une barrière. Immense, infinie et infranchissable.
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