Chapitre 48
Mes effets personnels sont empilés exactement comme je les avais laissés la semaine dernière. Sur le petit tas de vêtements trône mon étui à lentilles. Si la simulation avait l'insigne avantage de gommer les problèmes ophtalmologiques inhérents à ma condition d'albinos, le retour à la vision dégradée et à la photophobie me rappelle à quel point ces fins ménisques sont essentiels pour corriger ma vue et protéger mes yeux.
Je les glisse sous mes paupières avec la force de l'habitude et ma vision devant le miroir redevient nette. Zilla avait un morceau de glace accroché dans sa salle de bain de fortune. Je ne prenais jamais la peine de me regarder dedans.
Os avait tout le luxe de se moquer de son image, pas Ethan Della Verde.
Ce dernier a la tête d'un ado de dix-sept ans dont le corps maigrichon laisserait supposer des tendances anorexiques. J'ai beaucoup de problèmes, mais celui-ci n'en fait pas partie. Je suis juste incapable de grossir. Dommage, j'aurais préféré garder la musculature imaginaire qu'Os s'était forgé dans le simulespace.
Les lentilles colorent mon iris strié de rouge d'un bleu uni et éclatant comme un saphir. Le genre de coquetterie qui importait davantage à mon entourage qu'à moi-même. À quoi bon singer ? Je sais bien qu'il n'y a rien de présentable chez moi entre ces mèches blanches comme neige et cette peau anormalement dépourvue de mélanine. Heureusement qu'il n'y a pas de rayons UV au sein du Dôme pour transformer cette tare génétique en calvaire.
Je me rappelle des remarques étonnées de Fen au sujet de ma peau qui résistait miraculeusement au soleil cuisant. La vraie question serait plutôt : pourquoi l'algorithme était-il capable de simuler des coups de soleil chez tout le monde sauf moi ? D'après les bribes que j'ai captées des techniciens qui m'ont sorti de la salle de test, je n'avais jamais été synchronisé correctement avec la matrice. Ce qui expliquait ma dépersonnalisation initiale, ma faculté à pouvoir lire les données générées par l'algorithme ou encore cette expulsion inopinée lors du crash du serveur de l'Interstice. Crash dont on me rend directement responsable, par ailleurs. La faute du Rugen-Hoën, qu'ils disent.
Cela me fait doucement rire. En plus de deux siècles, les chercheurs ne sont toujours pas parvenus à comprendre cette mutation. Il faut dire que les sujets d'étude étaient rares, encore plus après les guerres qu'ils engendrèrent au XXIème siècle. Par conséquent, le Rugen-Hoën continue à être un bon bouc émissaire. Même si je peux comprendre sans mal qu'après avoir causé la mort d'un des participants dans le réel, ma deuxième tare génétique suscite la méfiance.
Je retire l'informe tunique de papier qu'ils m'ont généreusement légué pour camoufler ma nudité et achève de m'habiller. Je passe ma tête dans mon tee-shirt, à l'effigie de mon groupe préféré, en délicat coton – du vrai, importé de Terre ! Je l'ai choisi la semaine dernière en songeant qu'il s'agirait de la dernière tenue que je porterais avant ma mort.
Et pourtant, je suis bien vivant. Mais pour combien de temps ? Je sais que la minuscule pièce dans laquelle ils m'ont enfermé est étanche – comme la majeure partie des constructions du Dôme – et qu'il leur serait facile de remplacer la ventilation indépendante par un gaz anesthésiant. Une piqûre de Steranox dans le bras et adieu Ethan. Cela aurait d'ailleurs dû se produire pendant mon sommeil, pendant la simulation – j'aurais préféré. Je n'aurais jamais dû en sortir. Un Alter avec un Rugen-Hoën ne peut pas être naturalisé et ne devrait même pas participer au TUNEL.
Je sais à qui je dois ce « privilège ».
Je pourrais trouver un moyen de me sortir de là. Le maillage dont sont tapissées les faces de la pièce ne bloque pas suffisamment les ondes. Cela suffit à arrêter n'importe quel autre Alter, pas un Rugen-Hoën. Mais à quoi bon vouloir s'enfuir ? Pour aller où ? Je ne ferais que retarder l'inévitable.
Je m'assieds donc sagement sur l'unique siège en polyamide de ce vestiaire, bien décidé à attendre stoïquement la mort.
Mon regard s'égare sur le paysage visible à travers le hublot. Sur ce flanc de la tour Paletra (le QG du service de régulation des Alters), les jardins d'Aeolis marquent une limite végétale domptée entre le quartier Frochet et le carré Utopia. J'ai grandi dans ce ghetto chic réservé à l'élite du Dôme Six. Cette architecture familière ne m'a jamais semblé aussi étrangère. J'aperçois d'ici un pan de la place Tamir avec sa statue colossale d'Anton Della Verde, le fondateur des premières colonies martiennes. Dans un effort vain pour me réancrer dans cette réalité dont je ne veux pas faire partie, j'essaye de me remémorer ce que j'ai pu retenir de l'Histoire de Mars.
Mars doit sa prospérité à la chute et la décadence de la Terre.
Après l'ultime crise des années cinquante qui marqua le début des guerres alteriques, la surface terrestre s'est retrouvée irradiée et détruite à plus de quatre-vingts pour cent. Les multinationales hégémoniques ont achevé de ponctionner ce qu'il restait de ressources primaires et se sont claquemurées dans d'immenses dômes, ironiquement calqués sur leurs homologues martiens. Ces derniers se sont bâtis au-dessus des métropoles encore intactes et gérées par des sociétés privées. Contre un forfait, ses habitants jouissent du droit de respirer un air sain, au contraire des sans-moyens qui se meurent à petit feu hors des dômes.
Il n'était pas question de reproduire sur Mars les travers de ce capitalisme exacerbé. Il n'était pas non plus question de s'en affranchir totalement, les premières colonies ayant tout de même été fondées, elles aussi, par des sociétés privées loin d'adhérer aux préceptes communistes.
Anton Della Verde, dans son discours fondateur du 8 mars 2105, invoqua l'avènement d'un « capitalisme raisonné ». Grossièrement, la bonne vieille sauce sociale-démocrate du début du XXIème siècle assaisonnée de quelques pincées de démocrature.
Avec un temps de travail diminué au profit de l'automatisation, des AI et des robots, le capitalisme tenait enfin l'aboutissement d'un rêve : rendre les pauvres inutiles. De fil en aiguille, l'élite martienne imposa un contrôle de la population au prétexte des ressources limitées de la planète. Mars fonda ainsi des lois anticriminalité très strictes pour se débarrasser des fortes têtes, ainsi qu'une politique familiale basée sur les quotas. Avec le recul, je comprends mieux d'où les lois Sérénité de l'Interstice tirent leurs racines. Dans ce contexte, il fallait bien trouver des solutions pour maintenir la docilité au sein de la classe moyenne, puisque les colonies n'ont pas d'Alters de la trempe de Madolan à leur tête pour maintenir l'ordre.
C'est ainsi qu'eut lieu le boom autour des sciences léthalogiques. C'est-à-dire les technologies visant à placer le cerveau humain en stase pour le connecter à un simulespace. Utilisée pour le business des jeux vidéo 4D, la transe léthalogique permet une immersion complète du joueur dans un univers virtuel. Bien sûr, ce dernier maintient la connaissance de son statut joueur en stase et la capacité de s'extraire à tout moment du simulespace. Le procédé est si addictif que ses adeptes s'intéressent davantage aux prochaines mises à jour des serveurs de World of Stars ou d'Epic Galactic Battles, qu'à questionner les décisions des élites.
La société martienne aurait pu tourner comme une machine bien huilée, si les Alters n'étaient pas venus en gripper, une fois de plus, les rouages.
À l'origine, Mars s'était défini comme un territoire neutre, « un nouveau monde où l'espèce humaine pourrait faire table rase des différences et des querelles passées ». Une ouverture salvatrice après plus de quatre-vingts ans de conflits épuisants sur la question des Alters, opposant les franges conservatrices aux chantres de l'eugénisme. L'immigration martienne accueillait donc chaque nouveau citoyen sans regard sur ses éventuelles mutations alter-neurales. Tant que ce dernier payait rubis sur l'ongle pour le précieux passeport martien.
Une situation de paix qui dura moins de quelques années. Jusqu'à ce que les revendications des Alters les plus extrémistes, constituant la Néo-Arche, revinrent sur le tapis. Puisque les Cités-Entreprises terriennes, ainsi que les Installations Expérimentales Lunaires, avaient banni les Alters de la planète mère et de son satellite, les indépendantistes réclamaient un territoire exclusif aux Alters sur le sol martien. Une revendication qui dégénéra en guerre lorsqu'elle fut balayée.
SpaceZ s'était arrogé la primauté du cratère Gale et des zones d'Aeolis et Elysium sans demander l'avis de qui que ce soit, alors le groupuscule de la Néo-Arche ferait de même dans le quadrangle d'Arcadia. Ils fondèrent leur propre dôme au sein duquel les humains non altérés n'étaient pas les bienvenus. Les autorités martiennes tentèrent bien de se débarrasser de cet indésirable voisin. Mais au sortir d'un siècle de lutte armée sur Terre, l'arsenal de la Néo-Arche n'avait pas à rougir face à celui de la Fédération martienne. Les deux communautés auraient pu s'étendre sans se préoccuper l'une de l'autre ; Mars est suffisamment grande. Hélas, la Néo-Arche ne maîtrisait pas suffisamment les nouvelles technologies de robotique pour assurer la construction et l'entretien de leur colonie. C'est ainsi qu'ils commencèrent à intercepter les convois au sol ou aériens, à s'attaquer aux vaisseaux de liaison entre la Terre et Mars. Ils ne s'accaparaient pas seulement les marchandises ou les ressources ; ils capturaient aussi les humains.
La société d'Arcadia s'organise de manière profondément inéquitable (plus que celles de la Fédération, c'est du moins ce qu'on nous apprend à l'école). La position d'un individu dans la hiérarchie dépend essentiellement de la puissance de ses pouvoirs d'Alters. Autant dire qu'un humain non altéré s'y retrouve relégué au rang d'esclave, affecté aux tâches ingrates et dangereuses que la Fédération délègue aux machines.
Deux nouvelles guerres plus tard, les deux ennemis se mirent d'accord pour définir des frontières à leur juridiction. Nous sommes en 2246 et plus personne n'approche d'Arcadia. À tel point que la Néo-Arche est reléguée au rang de croque-mitaine avec lequel les parents menacent leurs enfants : « si tu ne finis pas ta purée de HaricoMag©, je t'envoie sur Arcadia en glisseur express ! »
La situation est aujourd'hui stable, mais les peurs et les débats s'agitaient furieusement dans la moitié du XXIIème siècle : « Peut-on faire confiance aux Alters de la Fédération ? Ne risquent-ils pas de trahir les principes fondamentaux des Dômes ? Peuvent-ils s'avérer aussi dangereux que ces fous de la Néo-Arche ? »
Que faire ? Les capacités d'Alters sont latentes et se manifestent à la suite d'un choc ou d'un traumatisme. Un Alter potentiel peut très bien mener une vie entière sans jamais devenir Alter et il n'existe aucun test pour le détecter.
Éliminer toute personne révélant des capacités d'Alter par principe de précaution ? C'est la méthode barbare employée par les ancêtres terriens, totalement contraire aux principes de liberté et d'ouverture dont se targue Mars, et complètement absurde quand on songe que quatre-vingt-dix-neuf pour cent d'entre eux sont inoffensifs.
Les laisser courir dans la nature sans la moindre régulation ? Et prendre le risque de voir des informations fuiter vers Arcadia à une heure où les autorités craignaient les velléités belligérantes de la Néo-Arche ?
C'est un certain Léo Wagner qui apporta un début de solution. Cet ingénieur zélé et spécialisé dans les technologies léthalogiques était connu pour avoir modélisé le plus gros simulespace existant : la Terre. Puis il assit sa notoriété en créant le Test Unique de Naturalisation par Ellipse Léthalogique, le TUNEL.
Si la question est de savoir quelle confiance on peut accorder à un Alter, pourquoi ne pas la tester dans un simulespace ? Au contraire des casques d'immersion qui permettent aux joueurs d'avoir conscience de la simulation à tout instant, Wagner proposait de plonger les participants dans un coma artificiel afin de leurrer le cerveau et de faire passer le simulespace pour la réalité. Les villes dômes actuellement présentes sur Terre comme derniers vestiges de la civilisation mère ont été gommées du modèle de Wagner, ne laissant que les terres désertiques et les ruines afin que le programme puisse tourner de façon suffisamment fluide. Le tout était joué en accéléré de sorte qu'une vie de quatre-vingts ans dure environ un mois. Durée souvent écourtée, car la mort du sujet dans la simulation signifie généralement sa sortie et son retour au réel. Ce dernier se réveillait alors en ayant eu l'impression de faire un long rêve, et comme n'importe quel rêve, il en oublierait vite le contenu et reprendrait sa vie là où il l'avait laissée.
À la différence qu'une AI aurait pris le temps d'analyser le déroulé de la simulation et qu'un comité aurait statué sur la naturalisation ou non de la personne. Les lois de la Fédération étant ce qu'elles sont, une non-naturalisation signifie la mort par injection létale.
Les Alters qui se voient imposer un passage par le TUNEL peuvent néanmoins se rassurer. Avec l'apaisement des tensions envers Arcadia, obtenir une naturalisation est devenu une formalité. Seuls les Alters suffisamment puissants et malveillants pour être susceptibles de devenir de dangereux ennemis de la Fédération sont écartés. Ainsi que les rares cas qui présenteraient une mutation Rugen-Hoën. Ceux-là, on les élimine d'office. Ils ont commis des dommages si effroyables sur Terre au XXIème siècle qu'il n'est plus question de prendre le moindre risque avec cette souche incontrôlable et inexploitable.
Cette idée fait resurgir une vague de malaise en moi. Je soupire et commence à trouver le temps long dans cette prison improvisée. Pourquoi mettent-ils tant de temps à se décider ? J'ai tué un homme, la version réelle de Madolan. La question de ma préservation ne se pose même pas. Je ne devrais pas faire cela, mais puisque je ne vais probablement pas survivre à cette journée, autant user de mon pouvoir une dernière fois.
J'étire ma conscience qui passe difficilement le maillage anti ondes neurales, je cherche consciencieusement le comité censé discuter de ma naturalisation. Je les flaire dans une nouvelle salle bardée d'un autre maillage. Je peux le franchir, mais ce que j'en retire est flou et extrêmement bruité. La conversation me parvient décousue et parcellaire.
— Oubliez Marlon Dolan. On lui a refusé la naturalisation, il aurait dû être piqué... Juste gagné du temps...
— Irresponsable... À l'encontre de tous les principes du comité !
— ... Pourtant, il maîtrise le Rugen-Hoën... aussi improbable que cela puisse paraître...
— Pas improbable, Monsieur Ford, impossible !
— Ce n'est pas ce que dit le rapport de l'AI.
— (inaudible)
— ... Si ataraxique. Et au pire, il existe des camisoles chimiques.
— Vous y songez sérieusement, Vauclair ?
— (inaudible)
— Combien Della Verde vous a-t-il payé pour valider une chose pareille, Docteur ? Je ne peux pas croire que vous acceptiez cela après... (inaudible)
— ... Pareille insinuation est une honte !
— (inaudible)
Je reviens à mon corps haletant et ébranlé de vertiges. J'ai peut-être surestimé mes capacités. Elles me paraissaient plus puissantes dans la simulation, mais l'assimilation ratée avec l'algorithme engendrait cela. Je n'ai entendu que quelques bribes et mon crâne cingle déjà de douleur. Le bourdonnement du Rugen-Hoën agite son écho, comme pour rappeler sa présence.
Je blêmis. Ici, je n'ai pas la présence de Zilla pour modérer inexplicablement son influence. Je vais devoir prendre sur moi. J'inspire lentement. C'est la panique qui invoque la bête, alors je reste calme, inerte, comme j'en ai l'habitude.
Je fais le tri dans les quelques mots volés de la réunion du comité pour distraire mes pensées du bourdonnement. Vauclair ? Le chef des Renseignements ? Que ferait-il à une réunion de comité de naturalisation ? Et cette accusation de corruption ? Cela ne m'étonne pas. Connaissant l'obstination de mon père et son manque de scrupules, il a probablement pris le risque d'enfreindre la loi en achetant quelques membres du comité pour sauvegarder sa descendance.
Je ne sais pas si je dois m'en sentir reconnaissant.
L'attente se prolonge encore suffisamment longtemps pour que mon mal de crâne se dissipe. Puis la porte finit par s'ouvrir. Je sursaute. Pas de gaz ? Pas de médecins en tenue protectrice de cosmonaute tirant un brancard armé de sangles ? Pas de service de sécurité de la Tour Paletra prêt à me dézinguer à tirs de blasters pour rendre cela plus expéditif ?
Non, juste mon père.
Par réflexe, je me lève et lui fais face, droit comme un piquet. On m'a toujours appris à me tenir au garde à vous face à mon père.
— Ethan ! Quel soulagement !
Il franchit la courte distance qui nous sépare et me serre dans ses bras. Mes muscles se figent. Ce genre de démonstration affective n'est certainement pas l'apanage de mon géniteur. Je ne sais pas comment y réagir.
Cristof Della Verde, gouverneur actuel du Dôme Six et descendant du fondateur des premières colonies martiennes, n'a pas le temps d'accorder des attentions pareilles à son fils. Perpétuellement pris par ses fonctions, mon père m'a résigné à une vie de solitude.
Mais ce n'est pas cette inhabituelle accolade qui me bouleverse le plus. Je le vois dans sa tête.
J'ai été naturalisé.
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