Chapitre 53
L'AI me renvoie un sourire affable et faux tandis que je récupère mon sésame tamponné pour la journée. 18/04/2246. Les chiffres éclatent en surbrillance, pour être sûrs qu'on ne puisse pas falsifier les accès. C'est si ancestral comme procédure de sécurité pour une structure censée représenter le fleuron de la spationautique.
Accolée au bord du dôme, l'entrée de l'astroport couvre une largeur insensée. Pour cause, des vaisseaux de la taille d'une ville doivent pouvoir passer. Cargos géants destinés à voyager pendant des mois, voire des années, pour faire l'aller-retour vers la ceinture d'astéroïdes ou les satellites de Jupiter, ces zones libres qui regorgent pourtant de nouvelles ressources et opportunités. Mars et la Terre (depuis sa base lunaire) se livrent une course effrénée au progrès technologique pour s'y arroger des droits le plus vite possible. Malheureusement, les deux superpuissances ont été devancées par un adversaire inattendu : les premières expéditions ont laissé des colonies humaines sur place. Constitués de parias ou d'aventuriers dépouillés qui n'avaient rien à perdre en s'exilant si loin du soleil, ces premiers arrivants et travailleurs exploités n'ont pas attendu le retour de leurs commanditaires pour s'émanciper et continuer à se développer sans eux et loin d'eux. Il paraît que la zone est actuellement sous tension, maintenant que les Ceinturiens revendiquent une indépendance hors du giron de Mars et de la Terre.
Mais de ça, on ne parle jamais sur Mars. Tout juste l'ai-je surpris au travers de quelques pensées de mon père.
Je suis machinalement le troupeau des élèves de ma classe et me pince les sinus. À force, je devrais savoir que c'est vain, que cela n'empêche jamais les maux de tête de m'assaillir. Personne n'ose m'adresser la parole. Je n'avais déjà pas beaucoup d'amis avant le drame. Je n'en ai désormais plus aucun. Je me suis éloigné des rares qui me côtoyaient seulement pour mon nom. J'ai prétexté le deuil de ma mère et de ma sœur. Ce n'est pas une épreuve facile, il est vrai, mais ce n'est pas la raison de mon ostracisation.
Les voix ont commencé à surgir juste après l'enterrement. J'avais l'impression de devenir fou. Des visions m'assaillaient comme si le chagrin me faisait perdre les pédales. C'est mon AI personnelle qui a dû me faire ouvrir les yeux sur l'évidence. J'étais devenu un Alter, et il ne fallait surtout pas que cela se sache. Je n'ai aucune envie d'affronter le TUNEL, et encore moins mon père. Même s'il enclenche tous les efforts du monde depuis des mois pour singer l'attention envers moi, ce n'est pas suffisant pour compenser des années de haine ou d'indifférence. J'ai déjà bien assez souffert d'être une erreur génétique, je n'ai aucune envie d'en cumuler une deuxième pour revivre ça.
Mais je ne pourrais pas le cacher indéfiniment. Quelqu'un finira bien par me balancer un jour. Le plus tard possible, alors !
Tâchant d'oublier le flux de ces pensées parasites qui s'embouteillent dans mon crâne et les maux que cela occasionne à ce dernier, je porte mon attention sur la visite. Le représentant de la société gérante d'Orphée agite ses mains devant des Cétacés, une nouvelle flotte de vaisseaux long-courriers à la taille ostentatoire. Notre guide se pavane fièrement dans sa combinaison blanche comme s'il était l'astroingénieur qui avait lui-même conçu ces gros bijoux.
Je suis ébahi devant la carcasse chromée et modelée dans une forme parfaitement calculée pour la sauvegarde d'énergie. Entourée de son anneau gravitationnel, l'arche se destine à accueillir de futurs colons. Égaré dans ma contemplation, je ne remarque rien de ce qui se passe aux alentours.
— Tout le monde à terre !
Les invectives crèvent l'ambiance calme et feutrée du hall de démonstration. Le guide dans sa combinaison blanche lâche un cri des moins virils et se recroqueville comme une huître. Je suis beaucoup trop prostré dans ma catatonie habituelle pour réagir à temps.
Un bras se serre autour de ma gorge et me colle contre un torse chaud. Je suis surpris de trouver ce contact agréable. Peut-être parce que je n'échange jamais de contact physique avec quiconque. Peut-être que cela manque à mon corps au point de me faire ressentir un bien-être que je ne devrais pas ressentir plaqué contre une personne littéralement en train de m'agresser. Même son odeur m'enivre. « Une odeur de chien », disait ma mère lorsqu'elle se pinçait le nez devant ces gens qui faisait la manche devant les magasins. Pourtant, je ne la trouve pas désagréable, loin de là, je la hume à plein nez.
Heureusement, le charme se rompt vite lorsque je sens le métal froid d'un bras mécanique effleurer ma joue pour tendre un blaster contre ma tempe.
Je n'ai même pas besoin de lire dans sa tête pour deviner qu'il s'agit du chef. Cela s'entend à sa manière de clamer les ordres.
— Fendall, Raka, vous gérez l'entrée ! Luther, Wolfgang, vous me faites le guet sur les passerelles jusqu'à ce qu'Élina et Haruka aient fait rentrer tout le monde dans les Cétacés. Dès que j'ai ouvert le sas, vous m'attendez pas pour commencer à décoller. Y'a pas de temps à perdre !
C'est presque admiratif que je vois tout ce petit monde se mettre en branle. Cette bande de miséreux, dont la saleté contraste avec la blancheur immaculée d'Orphée, ne manque pourtant pas de discipline et s'active avec diligence.
Un homme trapu décoré d'une barbe noire fournie et une femme si musclée qu'elle semble avoir mangé trois haltérophiles s'occupent de regrouper les otages effrayés entre eux et les accès. Un homme gringalet avec son visage poupon et un autre bien plus effrayant, avec ses rouflaquettes renforçant sa bestialité, grimpent sur les passerelles pour monter la garde. Deux femmes, l'une robuste avec son crâne rasé et son teint basané, l'autre, mignonne par contraste avec la première, avec ses grands yeux de chat et sa queue de cheval brune, filent vers les vaisseaux.
— Laisse-moi m'occuper du sas avec toi, Larry.
Une petite femme, au physique diamétralement opposé à ceux de ses acolytes, plante ses mains sur ses hanches et ses yeux noisette sur l'homme qui me tient en joue.
— Pas question, Sahar. T'es notre meilleure mécanicienne. Ils ont trop besoin de toi à bord.
Ses yeux expressifs s'écarquillent de frayeur. Elle comprend que ça signifie que le dénommé Larry n'est pas certain de revenir à temps pour embarquer avec eux. Mais elle ravale son courroux parce qu'ils n'ont pas le temps pour une scène. Elle se contente de dire :
— Ta sœur sera folle si elle part sans toi...
— Je sais. Mais tu seras là pour veiller sur elle et le petit, hein ?
— Va te faire foutre, Larry.
L'insulte a valeur de tendres adieux dans les circonstances présentes. Je n'ai même pas besoin d'être télépathe pour deviner une solide affection entre eux.
— Toi, par contre, tu viens avec moi, glisse Larry dans mon oreille.
Je me laisse entraîner docilement par son puissant bras de chair, tandis que mes camarades s'agenouillent au centre de la pièce. Pourquoi moi ? devrais-je me demander. La réponse est évidente. Les autres élèves pourront être considérés comme des dommages collatéraux si la situation devait s'envenimer. Ce n'est pas le cas pour le fils du gouverneur. Six mois plus tôt, mon père n'aurait pas hésité à donner l'ordre de tirer sans se soucier que je sois dans la trajectoire. Maintenant que je suis son unique héritier, il y réfléchira à deux fois.
Je devrais paniquer, me pisser dessus, supplier ce type de ne pas me faire de mal... Sauf que je ne tremble pas, je me sens même anormalement excité, comme si cet afflux soudain d'action dans ma vie monotone venait un peu ébranler cette catatonie dans laquelle je me suis enfermé.
Je n'arrive pas non plus à étiqueter le type qui me traîne sans ménagement comme un malfrat. Il est néanmoins prêt à endosser ce rôle pour protéger ceux qu'il aime. À commencer par sa sœur. Le fils de cette dernière a à peine trois ans et s'avère être un Alter. Pire ! Un Alter avec un Rugen-Hoën. Alors ce Larry veut bien prendre tous les risques du monde si cela peut sauver son neveu d'une mort certaine. Quand les informateurs du LISS lui ont dit que ma classe prévoyait de se rendre aujourd'hui à Orphée, il a saisi l'occasion. Qui suis-je pour le blâmer de tout tenter, y compris mettre en danger des ados, pour pouvoir sauver des centaines de pauvres, de marginaux et Alters renégats promis à un triste sort sur Mars ? Je pourrais presque souhaiter qu'ils m'emmènent avec eux. Loin de mon père, loin de mon avenir gangréné par ces maudits dons d'Alter et loin des responsabilités de mon rang.
Oublie ça Ethan, ce serait tout sauf raisonnable.
Larry nous fait passer dans un couloir au bout duquel je capte quelques signaux mentaux. Des gardes du complexe qui attendent qu'on passe la porte pour nous cueillir...
— Stop ! lui dis-je. Il y a un piège électrique droit devant.
Je sens sa poitrine s'agiter d'un rire nerveux contre mes omoplates.
— De un : comment peux-tu le savoir ? Et de deux : pourquoi je te ferais confiance ?
Sans prendre la peine de lui répondre, j'extirpe une boîte de bonbons à la menthe de ma poche et la lance à travers l'ouverture. Le piège réagit instantanément et l'espace s'électrise dans un désagréable crissement.
— Parce que j'ai moyen envie de me prendre un coup de jus, réponds-je en oblitérant délibérément sa première question.
Il réfléchit et cherche sur le plan sauvegardé dans son entoptique un autre accès. Il a le choix entre descendre et passer par les accès de service sur le côté ou les couloirs techniques à l'étage inférieur.
— Par en bas, c'est le mieux. Il y a moins de monde, ils n'ont pas encore bloqué les accès.
Je ne le vois pas, mais je sais qu'il me jette un regard suspicieux et commence à se forger ses hypothèses sur moi. Il n'a cependant pas le temps de les développer et décide, étrangement, de me faire confiance. Il me jette par une trappe et je me réceptionne douloureusement en bas. Contrairement à lui qui atterrit avec souplesse juste après moi. J'ai enfin le loisir de voir à quoi il ressemble. Un type élancé qui aurait pu être charmant sans ses cheveux blond sale et noués de façon archaïque, sans ses guenilles rapiécées et sans ce bras mécanique certainement plus fonctionnel qu'esthétique. Mais ces yeux... Ces yeux brillants comme des émeraudes donnent une majesté paradoxale à sa personne. Je n'ai guère le temps de me perdre dans cette contemplation, sa main mécanique agrippe mon col et me relève comme un fétu de paille.
Nous progressons rapidement dans les couloirs encombrés de câbles et de gaines de ventilation. L'atmosphère est sous-oxygénée et je commence à haleter sans avoir si c'est parce que je m'asphyxie ou parce que je commence enfin à ressentir le stress de la situation. En remontant au niveau de la salle de contrôle, il fallait bien évidemment qu'un comité d'accueil nous attende. C'est là que les choses commencent à se corser, j'imagine ?
Larry ne voit pas les tireurs embusqués, alors je suis obligé de le pousser en arrière.
— Attention !
Une demi-seconde plus tard, un projectile traversa l'espace que Larry aurait occupé si je ne l'avais pas retenu. Une balle paralysante. Ça y est, ils ont eu le temps d'adapter leur arsenal à la situation.
— T'es un Alter, siffle Larry sans qu'il s'agisse d'une question. Est-ce qu'ils savent ?
Je secoue la tête, tandis qu'il me resserre contre lui, dans le couvert qu'offre le pilier. Derrière nous, les gardes lancent des avertissements par amplificateur vocal.
— Lâchez l'otage et rendez-vous, ou nous serons obligés d'employer la force !
Ils n'attendent même pas la réponse du leader du LISS pour envoyer un drone à la recherche d'un angle de tir sur Larry. Le blond le repère et l'éclate d'un coup de blaster.
— Non ! Vous, vous reculez ! Sinon je le bute ! braille-t-il en retour.
Puis il rajoute à mon oreille :
— Désolé, je vais être obligé de forcer le passage. Ce ne sera pas très délicat...
Non ! Je devrais lui crier de ne pas foncer tête baissée, parce qu'ils vont nous assommer à coups de grenades étourdissantes ou champs paralysants, et qu'ils le tueront. Parce qu'il est toujours plus commode de se débarrasser d'un terroriste dans le feu de l'action plutôt que de s'embêter avec un procès. Mais Larry n'écouterait rien. Il est pressé. Sa sœur et ses amis comptent sur lui. Tant pis s'il doit y passer tant qu'il atteint la commande du sas avant.
— Attends... tenté-je de chuchoter.
C'est trop tard, il s'élance déjà. Il esquive une première salve de balles paralysantes, repousse deux gardes avec des tirs de représailles et détruit encore un drone qui s'apprêtait à lâcher un fumigène soporifique. À chaque fois, il me tire, me pousse et me bascule dans tous les sens. Cette danse chaotique n'a plus rien à voir avec le frisson d'excitation de tout à l'heure. Désormais, je suis terrifié de ce qu'il se passe.
Ce qui devait arriver arriva. Une onde électrique de zone explose et nous prend dans son champ. Je tombe et me tords de douleur alors que tous mes muscles se contractent en même temps. Larry aussi se retrouve incapable de bouger, de presser la gâchette de son arme pour se défendre. Déjà, un garde se rapproche pour l'achever. D'une vraie balle, cette fois.
Je ne devrais pas m'en mêler. Ce sale type s'est quand même servi de moi, il m'a menacé, il a attaqué un complexe gouvernemental, probablement causé des dégâts matériels et s'apprêtait à dérober des vaisseaux d'une valeur de plusieurs millions de crédits. Il n'a que ce qu'il mérite, non ?
Un bourdonnement jaillit et torture mon crâne.
Et merde... Je peux quand même le laisser se faire tuer ! Je ne peux pas me détacher de son esprit, de cette empathie toxique qui me donne cette vision de l'injustice de notre société martienne, de ces obstacles qui s'érigent constamment en travers de leur survie, de cette misère qui ne profite qu'aux nantis de mon espèce.
Le bourdonnement explose. Je n'ai aucun contrôle dessus.
La douleur s'estompe, je rouvre les yeux et une scène d'hécatombe se dessine sous mes yeux. Le silence est lourd et le sol jonché des cadavres des hommes qui menaçaient mon agresseur. Ce dernier se redresse encore tremblant et me jette un regard entre incompréhension et sidération.
— Un Rugen-Hoën ? Sérieusement ?
C'est tout ce qu'il dira. Il titube jusqu'à la commande du sas, communique rapidement avec un complice pour la pirater et finit par l'actionner. Pendant ce temps, je reste prostré par terre.
Qu'est-ce que j'ai fait ? Ma vie est foutue ! Comment ça un Rugen-Hoën ? Je ne savais pas ! Je n'ai pas fait exprès ! C'est quand même pas moi qui ai fait ça, si ? Ce n'est pas possible... mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Je n'ai pas le loisir de m'apitoyer davantage. Il revient et me tend une main pour me relever.
— Je suis désolé de te demander ça. J'ai encore besoin que tu viennes avec moi. On retourne aux vaisseaux et je te laisse tranquille après, promis.
Je suis à deux doigts de fondre en larmes alors qu'il parle de m'abandonner.
— Non ! Ne me laisse pas ! Ils me vont me tuer !
Il soupire et tord sa bouche dans une moue contrariée.
— Ils te feront rien, Ethan. T'es le fils du gouverneur. Ils me mettront tout ça sur le dos, ok ?
— Non, non ! Ce n'est pas ok. Laisse-moi venir avec toi !
J'attrape sa main et il me relève brusquement. Je me retrouve à seulement quelques centimètres de son visage. Il me regarde pendant de longues secondes, tergiverse, hésite, mais finit par abdiquer.
— On va sur Cérès, tu sais ? Ce sera un long et dangereux voyage. Tu vas abandonner beaucoup ici. Tu vas le regretter...
Je secoue la tête vivement. Je me rends compte que c'est l'occasion que j'ai espéré toute ma vie. J'ai toujours détesté cette vie et l'avenir qu'on traçait pour moi. Et maintenant que cet avenir est ruiné par le Rugen-Hoën, je n'ai de toute façon plus rien à perdre.
— Je suis sûr.
Il soupire, puis hoche la tête et nous nous mettons à courir. Nous rencontrons encore quelques contingents de gardes, mais Larry se montre suffisamment convaincant avec le blaster qu'il braque sur ma tempe pour les maintenir à distance.
De retour dans le hall de décollage, je découvre que le deuxième Cétacé prend son envol à travers l'immense sas qui vient d'être déverrouillé. Le spectacle de ce géant de chrome et de carbène qui déploie sous lui l'intense énergie de ses propulseurs à ondes magnétiques pour décoller me coupe le souffle. Il ne reste que deux croiseurs sur le pont. Ses amis sont encore là pour l'accueillir. La sécurité se tenait à distance à cause des otages, mais pour sûr, ils les cueilleront dès qu'ils auront décollé...
— Larry ! Qu'est-ce qu'il fait ici, lui ? s'exclame la fille avec une queue de cheval de tout à l'heure en me désignant.
— Il vient avec nous.
Elle ouvre la bouche sous le coup de l'incompréhension. On n'a malheureusement pas le temps pour les explications, comme le souligne Larry :
— Je t'expliquerai plus tard. On embarque !
La fille affiche une grimace absolument outragée par ce revirement imprévu. Elle commence à protester, mais Larry se tourne plutôt vers un autre homme typé indien.
— Où en sont tes hommes, Soan ?
— Tout le monde est en place. Allez-y. On vous couvre comme on peut.
Le blond échange une accolade ferme avec le dénommé Soan. Il s'agit d'un adieu.
— T'es sûr que c'est une bonne idée de l'emmener ? dit-il en me pointant du doigt comme la fille. Ils vont vous poursuivre avec acharnement pour le récupérer.
— Je prends le risque.
J'ai le cœur qui se serre. Tout comme je lui fais confiance alors qu'il est un inconnu, il semble qu'il me renvoie la pareille.
— Merci pour tout, rajoute Larry à l'adresse de Soan.
Et sans davantage de cérémonie, les retardataires montent dans le croiseur. Je me retrouve balancé sur un siège, à me débattre pour attacher le harnais. Je ne suis jamais monté dans un vaisseau pareil, uniquement dans des glisseurs les rares fois où j'ai accompagné ma famille en voyage diplomatique d'un dôme à l'autre. Mes doigts tremblent sur la ceinture, entre l'excitation de ce départ vers l'inconnu sans la moindre préparation et la terreur que cela me cause.
Je sens l'habitacle vibrer alors que la petite que Larry a appelée Sahar tout à l'heure actionne les propulseurs et s'aventure à travers la première porte.
— Il va falloir tracer pour passer entre les mailles de la cavalerie. J'espère que vous êtes bien accrochés ! lance-t-elle en attendant que le sas se dépressurise pour s'ouvrir sur l'extérieur.
Effectivement, ce n'était pas du luxe de prévenir. Le vaisseau n'attend même pas l'ouverture complète pour foncer. L'accélération brutale me plaque contre mon siège et les virages brusques de notre pilote manquent de me faire vomir. Je m'autorise enfin à respirer lorsque Sahar annonce qu'on a semé les tirs des vaisseaux miliciens.
C'est là que la panique commence à s'installer. Mais qu'est-ce que je fabrique ? Qu'est-ce qui me prend de partir comme ça ? Avec ces gens dont je ne sais rien ! Je dois leur crier de me laisser descendre ! Avant qu'on n'atteigne l'espace... Il n'est pas encore trop tard, non ?
Les communications du croiseur bipent à ce moment-là.
— C'est Célia ! annonce la fille à la queue de cheval.
— Passe-la sur le canal général, répond Larry.
— Où est mon abruti de frère ? cingle une voix dans les haut-parleurs.
Je vois Larry sourire tendrement, soulagé de savoir que sa sœur s'en est sortie.
— Tout va bien Célia, rassure-t-il. Nous allons bientôt passer dans la stratosphère. On vous rejoint très vite.
— Bon sang, Larry... Vous avez mis tant de temps... J'ai eu si peur...
La femme n'a pas le temps de terminer sa phrase. Sahar coupe brutalement la communication pour annoncer à la place :
— Putain de merde ! La Fed nous a pas lâchés ! On a un missile au cul !
— Ils sont pas sérieux ! Ils savent qu'on a le fils de Della Verde à bord ?
La salive se bloque dans ma gorge parce que je ne suis pas certain que cela soit un argument. Et voilà, ils savent déjà ce que j'ai fait. Mon père préférera me voir mort atomisé dans ce vaisseau et prétendre ne pas savoir que j'étais à bord, plutôt que d'assumer les conséquences d'un fils avec un Rugen-Hoën.
Larry se détache et bondit jusqu'au tableau de commande avec agilité.
— Aligne les mitrailleurs dessus ! Faut qu'on le détruise absolument !
Je sais qu'ils essayent, je sais qu'ils font de leur mieux, mais ça ne suffit pas. Ils ont affaire à de la balistique moderne. Enrobé dans son champ répulsif, le missile ne dévie pas sa trajectoire d'un pouce. Deux secondes après, le choc est violent que je sens les sangles du harnais me scier le corps. Larry est carrément propulsé contre la carlingue et je vois du sang glisser de son crâne. J'ai peur que le choc l'ait assommé, mais il rouvre un œil.
— Les moteurs sont touchés. On va être obligés d'atterrir en urgence. Je suis désolée.
Le ton dépité de Sahar scelle notre sort. Oui, c'était présomptueux de leur part, de notre part, d'imaginer pouvoir se glisser ainsi hors des griffes de la Fédération. Quelles pauvres fourmis font ces idéalistes face au pouvoir colossal de cette machine bien huilée ? Je le savais, alors pourquoi ai-je cru qu'on pourrait s'en sortir ?
Larry, lui, n'y a jamais cru. Tout ce qui comptait, c'était de laisser à sa sœur suffisamment d'avance pour partir avec les réfugiés. Il avait prévu dès le départ de servir de leurre et de cible. C'est pour ça qu'il aurait préféré ne pas m'embarquer. Maintenant, il regrette. Il regrette que Sahar, Élina, Wolfgang, Fendall, Raka, Luther et moi mourions avec lui.
Ce dernier regard qu'on s'échange, lui et moi, vaut bien mille mots. Il vaut bien pour cette rencontre avortée trop tôt. C'est comme ça.
Le sol martien se rapproche beaucoup trop vite et je crois que je perds connaissance au moment de l'impact.
o
Je me réveille à l'hôpital. Du moins, j'en déduis que c'est un hôpital à en juger par ce décor insupportablement blanc. Les médecins disent que j'ai une jambe cassée et une commotion cérébrale à la suite d'une mauvaise chute. Effectivement, si on peut parler d'une « chute » pour un crash en croiseur.
J'ai l'impression d'halluciner dans les heures qui suivent. Aucune allusion à ce qu'il s'est passé sur Orphée. Les flux d'infos en parlent et accusent le leader du LISS du meurtre des dix-sept personnes que J'AI tuées. Mais tout le monde me répète que je n'ai jamais été là-bas, que je n'ai jamais été pris en otage et que je n'ai certainement pas embarqué dans un vaisseau croiseur pour rejoindre les tumultueuses colonies de la Ceinture.
Je pourrais les croire, si le regard troublant de Larry ne me hantait pas à ce point. Jamais je n'aurais pu imaginer ces yeux de jade avec un tel sens du détail. Jamais je n'aurais inventé son odeur entêtante, sale et musquée.
Il paraît que les deux croiseurs couvrant la fuite des deux Cétacés ont été abattus, il paraît qu'une dizaine de membres du LISS ont survécu au crash et que Larry Zigman en fait partie, alors j'ai demandé encore et encore où il avait été emmené, si je pouvais le voir... Mon père a fini par élever la voix contre ces lubies.
— Ça suffit Ethan ! Je n'en peux plus de t'entendre délirer à ce sujet ! Tu as fait une chute ! C'est tout ce qui s'est passé !
C'est probablement à ce moment-là, en sentant le piège se refermer sur moi, que j'ai caché ces preuves sous mon lit. Parce que je refusais d'oublier, de faire comme s'il ne s'était rien passé, de prétendre n'avoir jamais connu Larry Zigman.
Malgré cela, une semaine plus tard, lors de mon rendez-vous chez le psychiatre, je n'ai pas réagi à temps lorsque ce dernier planta une aiguille dans mon bras. J'ai sombré dans l'inconscience. À mon réveil, tous les souvenirs relatifs à cette journée du 18 avril avaient été effacés de ma mémoire. Mon père s'était passé de mon consentement pour signer la procédure de psychochirurgie. Il espérait peut-être qu'en effaçant cette journée de ma mémoire, il en effacerait aussi le Rugen-Hoën. Mais on ne se débarrasse pas si facilement de cet ami collant. Il fallait bien qu'il surgisse à nouveau quelques mois plus tard, lorsque j'ai tenté de confronter mon père.
La suite, on la connaît.
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