3. Jour
Après plusieurs années de sommeil, l’enfant se réveille sous la lumière d’une jeune majesté et découvre le bois sans vie allongé à ses côtés. À présent, le rêve n’est plus pour lui qu’un enchaînement d’images colorées et de tourbillons. De retour parmi le monde réel, ses yeux parcourent son environnement qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’explorer. Des gouttelettes d’eau ruissellent le long de son corps plus fragile qu’une brindille. Sa peau transpire et sa tête pèse bien lourd. Il ne voit pas grand-chose à l’intérieur de la grotte, et son imagination ne l’a pas totalement quitté. Ezra hallucine sur des étoiles qui sautillent de part en part, sur des billes qui suivent la gravité et dévalent en pente jusqu’à la sortie. L’attention d’Ezra est portée sur ces billes imaginaires. Il les suit du regard jusqu’à ce qu’elles disparaissent d’elles-mêmes, comme fondues par la lumière de la majesté.
Le jour s’est levé avec lenteur, comme s’il attendait le réveil de l’enfant. Les habitants se sont précipités malgré le froid toujours aussi dangereux hors de leurs maisons et ont acclamé leur nouvelle majesté les bras grands ouverts. Ezra entend leurs cris de joie dehors. Il entreprend une marche maladroite à quatre pattes vers la sortie. Marcher de cette façon le gêne beaucoup, mais il ne sait pas comment s’y prendre autrement. C’est alors qu’une image lui revient. Il se revoit dans son vieux rêve, debout sur ses deux jambes, un grand sourire aux lèvres, fier de cet exploit. L’aventurier tente, avec son rêve comme seule expérience, de se tenir debout. Il commence par poser ses mains le plus loin possible devant lui, les paumes contre le sol, pour prendre appui sur elles et tendre les jambes. Malheureusement, sa main droite glisse et entraîne son corps avec elle. Ezra se retrouve couché sur le ventre, le menton légèrement abîmé. Frustré, il se met à pleurer, puis à crier.
Kartoon a quitté la grotte quelques heures avant son réveil, à destination de son meilleur poste d’observation pour admirer le lever tant attendu du jour. Il est persuadé que l’enfant n’a rien à craindre, il le croit capable de se défendre tout seul.
Dans le hameau qu’il a lui-même baptisé Impery, tout le monde l’appelle le sage pour leur avoir sauvé la vie, pour leur avoir donné une raison d’exister. Ses apparitions dans le hameau se font rares, ainsi il a gagné la réputation d’un solitaire heureux. Il n’y a qu’à jeter un œil dans sa grotte pour le comprendre. On ne peut y trouver qu’un gros tas de bois pour s’éclairer pendant les périodes nocturnes et des dessins aux symboliques mystérieuses sur les parois. Kartoon aime dessiner. C’est une activité qu’il pratique depuis la nuit où Ezra est entré dans sa vie. Il invente des paysages, des formes et des personnages à partir de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’il respire. Kartoon n’est pas tout à fait certain de ce qui leur pousse à le faire, mais tôt ou tard, Ezra découvrira ses créations. Il sera le premier et le dernier à être au courant de ce petit secret. Aujourd’hui, Kartoon prévoit de créer un nouveau dessin qui symboliserait le lever du jour après des mois d’obscurité. Il veut se laisser envahir et exprimer tout son ressenti. Depuis que l’idée de dessiner lui a traversé l’esprit, c’est devenu un passe-temps qui l’anime, lui qui ne se contente jamais que de survivre.
Trop pensif, Kartoon ne s’est pas aperçu qu’il a atteint la fin de la toundra. La majesté est déjà haute dans les cieux. Kartoon ne quitte la toundra qu’en des circonstances exceptionnelles, et maintenant qu’Ezra va grandir auprès de lui, ce dernier voudra un jour explorer la planète jusque dans ses moindres recoins. Kartoon s’y est préparé pendant ces quelques années. Il est moins effrayé à l’idée de tomber nez-à-nez avec un ennemi. Il n’aura aucun mal à enseigner à l’enfant l’art de se défendre. Le sage maintient le cap en direction des collines qui bordent Impery, à l’ouest de la toundra, la dense forêt se situant à l’est.
Il les a repérées le jour de sa première expédition, en un temps où il était indispensable d’être à toute heure sur ses gardes, sans quoi les chances de survie étaient nulles. Kartoon n’est pas un mâle curieux de nature, il a simplement fait ce qu’il estimait être juste quand il le fallait. Puisqu’il aime les choses simples, il n’aime pas ce qui lui est inconnu. Il distingue les choses utiles des choses inutiles. Tout est établi selon son jugement, et seulement le sien. Ses décisions ne sont pas discutables et il est indiscutable pour lui que l’enfant ne se réveillera pas de si tôt.
Enfin, le sage est arrivé au sommet de la première colline. Face à la vue que la nature lui offre, Kartoon reste sans voix. La toundra est toujours enneigée, même si le sol n’est que glace par endroits. Le hameau lui paraît minuscule et lointain. Sa grotte n’est qu’un rocher parmi tant d’autres. S’il ignorait sa cachette, il serait incapable de la trouver depuis les collines. Il voit si loin dans les airs qu’il peut deviner les battement d’ailes d’un banc d’oiseaux à la surface de la forêt qui s’entend à tel point qu’il est impossible pour Kartoon d’en voir le bout. Le vent vient à sa rencontre, un peu timide. Il le laisse aller et venir à sa guise. Le décor est sublime. Un sourire se dessine contre son gré sur ses lèvres. Il en rougit presque, mais sait l’art de se contenir. Le voilà qui s’installe confortablement sur la terre couverte d’une neige qui refuse de fondre, rassemble ses genoux contre sa poitrine et regarde droit devant lui. Une étoile gigantesque, qui a cette particularité d’être beaucoup plus froide que les autres, surplombe le paysage hivernal. Malgré sa fraîcheur, elle apporte un climat très doux et il est difficile pour la faune et la flore de cette planète d’accepter cette température qui équivaut pour eux au printemps. Ce coup de chaud qui secoue Kartoon peut le tuer, même si la température demeure dans les négatifs, mais il n’en a que faire. Ce qu’il aime, c’est l’étoile. Est-elle proche ou lointaine ? Joyeuse ou triste ? Le sage préfère laisser ses questions en suspens. Il reste des heures assis dans cette même position, à contempler cette merveille lumineuse monter toujours plus haut au-dessus de sa tête, sans un seul instant s’en lasser. Pour lui, c’est un bonheur de la contempler, un bonheur qui se mérite.
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