Le nouveau Maître du Dragon Pourpre

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Encore une soirée perdue dans un bar miteux du centre-ville. Encore à faire rire de lui par tous les gars du coin. Il a beau s’habiller et se coiffer spécialement pour pouvoir y entrer, il a beau demander, implorer, menacer ou raconter n’importe quoi, il n’arrive pas à passer la porte du Funkytown. Il faut dire que l’endroit est très élitiste. Ce soir, lors de son 8 624ème essai (valeur estimée, jamais calculée), il s’était clairement fait dire que la seule façon pour lui de pouvoir jamais y entrer serait avec les forces de l’ordre…


Il s’était alors rabattu sur le Cactus, un petit endroit face à un boulevard où l’on pouvait faire karaoké quelques soirs par semaine. Et où sa tenue détonnait grandement des autres, en simples jeans et T-shirt pour la plupart. Il y était depuis un peu plus de deux heures à descendre les bouteilles lorsqu’on annonça la fermeture…


Sa voiture l’attendait devant, les clés toujours dans le contact. Il eût de la chance de n’avoir qu’un vieux tacot. Personne ne voulait de sa voiture, eut-elle été le dernier véhicule de la ville. Il s’installa, démarra, commença à conduire. Il était perdu dans ses pensées, laissant son corps le ramener, comme en mode pilote automatique…


Un autre véhicule arrivait en sens inverse, mais il ne le remarqua que trop tard, et le percuta de plein fouet. Collision frontale. Les deux conducteurs furent éjectés et se heurtèrent avant de retomber sur les capots. L’un était déjà mort. L’autre. Il avait eu un arrêt cardiaque mais n’avait jamais pu s’arrêter au bord de la route. Le gars saoul allait s’en sortir, bien sûr, parce qu’un gars saoul est mou, et un gars mou, ça ne ressent rien. Quelques égratignures tout au plus. Les services d’urgences se faisaient déjà entendre.


  • Détective Smith! Dieu soit loué vous allez bien…
  • Hein?!
  • La pauvre Stéphanie à eu une peur bleue lorsqu’elle à entendu votre dernier message!
  • Attendez, il doit y avoir confusion…
  • Mais non, c’est le choc, on va vous ramener chez vous. Tenez, vos cartes. Elles étaient sorties de votre poche avec l’impact. Pareil pour ce pauvre homme pour qui on ne peut plus rien, hélas.


Il jeta un oeil aux cartes et se figea. N'eût été de l’expression et des paroles de l’agent, il aurait vraiment crû que les bières qu’il avait descendu lui donnait la berlue. Là ressemblance entre le mort et lui était frappante, et c’était un détective privé en plus. Voilà enfin sa chance d’entrer au Funkytown, personne ne refuserait un détective!


  • Détective Smith, où allez-vous?
  • J’ai encore des choses à régler.
  • Mais vous ne pouvez pas partir comme ça!
  • Ah bon?  Et pourquoi pas?
  • Vous devrez être examiné vu la force de l’impact.
  • Mais non, ça va, j’irai demain. Là, je veux finir ce que j’avais commencé puis aller me coucher.


Il ne laissa pas l’agent terminer et s’éloigna aussi rapidement qu’il le pût avant qu’on ne le rattrape. Direction le Funkytown! Le portier ne l’arrêterait pas, cette fois! Une fois à l’intérieur, il déchanta rapidement. L’endroit lui sembla tout à coup beaucoup moins fun… et on le frappa à la tempe.

*******

Il s’éveilla dans un bureau, attaché à une chaise, les yeux et le nez couvert d’une bande de latex qui l’obligeait à respirer par la bouche, lui asséchant gravement la gorge au passage.


  • Ah, vous revoilà enfin parmi nous.
  • Il s’est passé quoi, là? Où je suis?
  • Là où vous n’auriez jamais dû pouvoir entrer. Cette bévue sera corrigée rapidement, nous allons changer le portier. Celui que vous avez vu est déjà mort.
  • Quoi?!
  • Oui, il vous a laissé entrer, et il n’aurait pas dû… et le même sort vous attend. Voyez-vous, je me dois d’être extrêmement sélectif, j’ai beaucoup de choses à protéger ici, et vous en avez déjà trop vu.
  • Trop bu ouais, ça ferait du sens. Mais trop vu, là non, il faisait trop sombre.
  • Peu importe. Vous connaissez aussi maintenant le son de ma voix, et ça me suffit amplement pour vouloir vous éliminer…


L’homme à la voix marcha quelques pas puis sortit un élixir d’une armoire. Il n’ouvrit le flacon qu’avec la plus grande des précautions. Le bouchon avait un compte-gouttes intégré pour pouvoir déposer directement l’élixir sur la langue. Il s’approcha du faux détective Smith et en laissa tomber trois gouttes, hésita, puis en remit deux pour être bien certain. Le temps que l’homme donne le dernier serrement au bouchon du flacon, le gars saoul était déjà inconscient, encore une fois… La bande de latex fut déplacée afin de couvrir le nez et la bouche de l’homme. Quand son corps reprendrait ses fonctions, il ne verrait personne pour l’aider, et suffoquerait lentement...

*******

Il n’était plus attaché. Il n’était même plus sur une chaise, mais plutôt couché sur une surface humide et irrégulière. De la lumière lui frappait les paupières par éclat. On lui avait enlevé la bande de latex? Mais que diable s’était-il passé? Ne devait-il pas être mort? Comme il ouvrait lentement les yeux, le soleil le frappa de plein fouet.


  • Mais que faites-vous couché au milieu d’un champ de maïs?
  • … quel champ?!
  • Heureusement que je vous ai trouvé, mon dragon vous aurait probablement avalé avec les épis!
  • Un dragon?! Mais…
  • Allons, pas de panique, elle est végétarienne. Vous ne risquez rien. Mangez un peu, vous êtes pâle.


Le faux Smith n’y comprenait rien. Comment il était arrivé dans ce champ? Il s’assit et regarda autour. Que des épis, en effet. Qui semblaient très bon, d’ailleurs. La voix qui lui avait parlé - une petite fille brune au début de son adolescence - se régalait d’un épi elle aussi. Autant en manger un, ça ne lui ferait pas de mal. Puis il vit le dragon. Une bête majestueuse de couleur pourpre aux grands yeux verts. Qui lui sourit. Mais où avait-il atterri?


Après avoir mangé, ils montèrent sur le dos du dragon et prirent leur envol. La ballade était agréable, le soleil n’était pas trop chaud. Ils atterrirent devant un théâtre environ une heure plus tard. Personne n’était surprit de voir un dragon arriver de nulle part avec des passagers sur son dos.


  • Ah, te voilà enfin! Tu sais qu’on a du retard sur le tournage à cause de toi?
  • Je peux expliquer! J’ai ramené ce gars qui…
  • Rien à foutre! Rentre, qu’on commence!


Autant suivre la gamine si on ne lui en empêchait pas. Une équipe avait racheté le théâtre non pas pour y présenter des pièces mais pour y tourner des soaps. Parce que le proprio préfère le son d’un amphithéâtre à celui d’un studio, à ce qu’il parait. Pourquoi pas, après tout.


  • Allez, va prendre ta place aux côtés du tas de ferraille, qu’on en finisse avec c’te scène! Et t’avises pas de te servir de ta poudre encore une fois! C’est le troisième lion que tu nous butes, cette semaine.
  • Bon, ça va, je la sors et je la donne à ce gars, ça vous va?


Il lui chuchota sa question.


  • Elle a quoi cette poudre pour tuer les lions?
  • De la sauce Tabasco, un peu de talc, et plein de brillants réduits en poussière. Le talc aide à faire tenir au visage quand je la lance. La sauce épicée va brûler. La poussière va capter et réfléchir la lumière en même temps pour bien aveugler la personne. Je l’appelle ma poudre d’escampette.
  • Oh… Je vois... 
  • Je la reprendrai quand on en aura fini… Ne l’ouvrez pas, c’est très volatil…


Le directeur coupa leur conversation.


  • Bon t’as fini de perdre du temps? Va prendre ta place! Et où est passé l’épouvantail encore?!


Mais comment avait-il pu ne pas réaliser plus tôt? La filette était Dorothée! Ils étaient en plein tournage du magicien d’Oz. Sauf que le chemin de brique n’était pas jaune… Et le lion avait du sang plein le museau… Oh merde, dans quoi était-il tombé cette fois? Il ne pouvait même plus blâmer l’alcool puisqu’il n’en ressentait plus rien. Combien de temps était-il resté dans ce champ?


Le lion avait faim. Il s’était fait donner assez de viande crue pour nourrir un régiment mais, visiblement, ça n’avait pas suffit. Et il attaqua Dorothée! Le dragon entendit le cri de terreur de sa maîtresse et réagit immédiatement en embrochant le félin entre ses mâchoires. Mais, malheur! Dorothée fut happée aussi, et ses jambes furent sectionnées, ne laissant que ses chaussures rouges au sol. La pauvre, guidé par son impulsivité et son désir de protection, avait mangé l’agresseur et l’agressée… Réalisant son méfait, un long rugissement plaintif sortit de son gosier alors qu’elle s’envolait au loin, n’ayant plus personne sur qui veiller…


Tous étaient en panique, sauf un, notre faux détective. Il eût le réflexe d’aller choper les chaussures, puis de tenter de les frapper ensemble, espérant que les trois coups légendaires le ramènerait chez lui…

*********

Quand s’était-il assoupi? Il n’en savait rien. Mais quelque chose l’empêchait de respirer. Il bougea, tâta son visage, et y retrouva la bande de latex. Comment était-ce possible? Il la passa vite au-dessus de sa tête pour s’en débarrasser puis respira un bon coup en ouvrant les yeux. De l’eau partout. Des débris partout. Des immeubles détruits. Un peu plus loin devant lui, les lettres NKY gisaient au sol. Un raz de marée avait emporté le Funkytown, ainsi qu’une partie de la ville. Le choc de l’eau avait cassé la chaise où on l’avait attaché. La bande de latex l’avait visiblement protégé de la noyade. Comment avait-il put survivre? Il l’ignorait.


Ses yeux se posèrent au sol. Un livre sans nom. Intact. Sec. Même les pages étaient lisses. Il s’accroupi et l’ouvrit. Les pages suivirent toutes d’un bloc, jusqu'à une page incomplète. Un rugissement déchira le ciel, l’obligeant à relever les yeux. Alors qu’un éclair zébrait le ciel, il aperçu le dragon pourpre voler au loin. Comment était-ce possible? Il reposa les yeux sur le livre et lut la phrase qui y était écrite.


Trahand… ta vie, la vraie, commence aujourd’hui.


Trahand. Ses parents avaient insisté pour lui donner ce prénom. On l’avait intimidé pendant des années pour ça… Ses yeux se relevèrent à nouveau vers le ciel. Vers le dragon. Qui l’apercevait à son tour. Et qui lui sourit encore une fois. Un agent de police s’était approché sans se faire remarquer. Plusieurs de ses hommes s’étaient placés en cercle autour.


  • Vous n’êtes pas Smith. Qui êtes-vous?
  • Je ne suis pas Smith, comme vous dites.
  • Ne jouez pas aux plus fins! Vous êtes cerné.


Trahand, réalisa que c’était le cas. Il repensa à ce que Dorothée lui avait laissé plus tôt. Sa poudre d’escampette. Le dragon fondit sur le groupe, se dressa juste derrière Trahand, fixant l'homme face à lui d'un air menaçant.


  • Qui je suis dans votre monde n’a plus d’importance. Adieu!


Il sortit le petit pot de poudre de sa poche, l’ouvrit délicatement, puis ferma les yeux avant de lancer le contenu devant lui. Au même moment, le dragon avait déjà agrippé le haut de son costume de Funkytown ruiné et prenait son envol avant que les hommes n’aient eu le temps de commencer à tirer...

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