4. La douleur

4 minutes de lecture

Je me détourne, étourdis par ma propre amertume, alors que ma mémoire me rappelle mon profond agacement le jour où John m'a fait part de son projet de vacances.

— Lukas, rassieds-toi, s'il te plait. On doit en parler, m'invite-t-il, contrarié.

Il ne me laissera aucune échappatoire, cette fois. Il balaiera toutes mes excuses, toutes mes revendications, et même mon mutisme, tant qu'il n'aura pas entendu ce qu'il veut. Oui, son voyage en Guadeloupe, plus précisément chez Sybille, me déplaît. S'il croit que c'est à cause de Carlyanne, sa meilleure amie, il se plante complètement. Mon problème réside dans le fait que je vais devoir me passer de mon directeur des restaurants pendant quinze jours, et que je n'ai personne d'assez compétent pour le remplacer.

— Lukas, c'est bon ? Tu es avec moi ou avec quelqu'un d'autre ? me hèle-t-il, sarcastique.

À contrecoeur, je reprends place sur le canapé. Le besoin d'un verre de scotch me saisit ; l'alcool m'aiderait à me détendre, et à affronter ce nouvel interrogatoire. J'ose :

— Quelle heure est-il ? Un petit apéro, ça te dit ?

— N'y pense même pas, gronde-t-il. Bien, je réitère ma proposition : veux-tu m'accompagner aux Antilles ? Il est encore temps puisque le départ n'est pas prévu avant cinq mois.

— Non, je réponds avec fermeté, les yeux fixés sur la porte, pris d'une soudaine envie de m'enfuir.

— Pourquoi ? insiste-t-il en guettant mes réactions.

— Trop de travail.

— Merde, Lukas ! s'emporte mon ami, debout, en mode fauve prêt à bondir. Arrête de te foutre de ma gueule ! Tu essaies de convaincre qui ? Parce que si c'est moi, c'est mort ! Trop de travail ? Rappelle-moi depuis combien de temps tu t'en désintéresses de ton travail ? On n'est plus des mômes, ni même des ados. Il serait temps d'affronter tes peurs et d'accepter tes sentiments !

Je me lève à mon tour et applaudis avec tant de hargne que les paumes de mes mains me brûlent.

— Bravo, John ! Toutes mes félicitations. Tu es devenu un homme, tu as un bon emploi, un bon salaire, tu es amoureux et tu vas bientôt m'annoncer tes fiançailles et ton futur départ. Sincèrement, bravo ! Enfonce-toi juste une chose dans le crâne, mon fry, je ne suis pas toi !

— En effet, je ne noie pas mes soucis dans l'alcool, moi ! Oui, j'apprécie Sybille, de plus en plus. C'est la raison pour laquelle je me rends là-bas. Tu n'es pas moi, c'est vrai, pourtant tu devrais prendre exemple et revoir Carly. La façon dont tu l'as traitée n'est pas normale, Lukas. Si tu n'éprouvais rien pour elle, tu serais passé à une autre fille, comme d'habitude. Au lieu de ça, tu la rabaissais, en espérant qu'elle te déteste, pour mieux la séduire à nouveau le lendemain. Et Mickey ! Parlons un peu de ton rival.

— Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans, lui ? Pour ta gouverne, je ne leur souhaite que du bonheur.

— Waouh ! Quelle honnêteté ! Dommage que le coeur n'y soit pas, c'est trop peu convaincant, Lukas. Dis-moi, c'est à cause d'elle que tu t'es mis à picoler, n'est-ce pas ? Tu cherchais à remplir le vide qu'elle a laissé, non, pardon, que tu as laissé quand tu es parti sans prévenir ? Tu espérais chasser son souvenir derrière une ivresse permanente ?

Je lui intime de s'arrêter là, en vain, puisqu'il poursuit ses provocations :

— Qu'est-ce qui te poussait à en reprendre, dès que les vapeurs de Scotch s'étaient atténuées ? La douleur ?

Je sers les poings. Il s'approche de moi. Ses sourcils voûtés plissent ses paupières et réduisent ses prunelles en deux fentes étincelantes. Son visage est si près que je peux presque sentir ses mots me frapper.

— Elle compresse ton coeur, elle le fait saigner, elle a envahit ton cerveau et tes yeux. Avoue-le, Lukas ! Si tu ne le fais pas pour nous, fais-le pour toi, et dis-toi qu'elle est peut-être dans le même état.

C'en est trop, mon bras se tend et se lève alors qu'un hurlement sort de ma bouche. Je vois mes doigts abimés effleurer la joue de mon ami au moment où un boulet rencontre mon ventre et me plie en deux. Je bascule et glisse, les dents serrées pour ne pas hurler quand la moquette brûle ma peau.

Ma chute a pris fin, je n'ai rien heurté, je peux ouvrir les yeux. John me tend la main. Je l'accepte parce que l'effet de son coup ne s'est pas encore dissipé, mais il a tout de même droit à mon regard assassin.

De la salle de bain où je passe mon bras sous l'eau fraiche, je reconnais la sonnerie du téléphone de John. Il m'informe que les services sanitaires se sont déplacés pour contrôler l'hygiène de notre restaurant gastronomique, et qu'il part à leur rencontre.

— Réfléchis à ton avenir en attendant mon retour, m'ordonne-t-il. On n'a pas terminé.

C'est bien dommage. Ma poitrine est comprimée, mon cerveau en ébullition et mes muscles trop tendus. Je parcours la pièce des yeux à la recherche de... de quoi ? De ce qui donnerait un sens à cette journée, à ma vie ? Bizarrement, John me manque. Son intrusion dans mes appartements m'a rappelé que j'existe. Il est le seul à pouvoir recueillir mes confidences, l'unique personne à pouvoir me comprendre et m'apaiser. Pourquoi m'est-il si difficile de lui parler de ce rêve récurant ?

Je m'affale sur le canapé, les yeux rivés au plafond, prêt à retourner dans cet ascenseur avec Carly. Au lieu de ça, je me vois dans un aéroport inconnu avec mon frère.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Ysabel Floake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0