Chapitre 01.7
Lafferty ne releva pas l’ironie de son subordonné.
— Cela signifie que les Ke-lings sont installés dans la propriété depuis au moins cent ans. Nous venons probablement d’anéantir la colonie mère, la dernière sur la Terre.
— Monsieur ? Où irez-vous après cette mission ?
Lafferty n’eut pas à réfléchir pour répondre.
— Dans les Alpes, avec mon équipe. Il semblerait que nous ayons affaire, là-bas, à un ennemi au moins aussi intelligent que l’être humain, peut-être plus : une tribu de Blanka edrojs.
— J’aurais aimé vous accompagner.
Il savait qu’il n’était pas suffisamment entraîné pour cela. C’était le genre de mission pour laquelle les plus aguerris, comme Lafferty, étaient entraînés toute leur vie durant : supprimer ce qui menaçait le monde et l’Humanité.
Il poursuivit néanmoins, histoire de tenter sa chance, au cas où Lafferty lui proposerait un voyage du côté des Alpes :
— J’aimerais beaucoup voir à quoi ils ressemblent vraiment. On dit qu’ils refusent qu’on les appelle Blanka edrojs, “Faces d’albâtre” parce que ça les rapproche trop des humains. Ils préfèrent se nommer Yamnas, ou Yam-nas, entre eux… D’après les documents que j’ai pu lire à leur sujet. En ce qui concerne les Ke-lings, je me demande ce qu’ils avaient en tête ?
Lafferty sourit. Il voyait où son collaborateur voulait en venir.
— Vous êtes jeune, et la chasse aux monstres est nouvelle pour vous. Ne leur donnez pas plus d’intentions qu’ils n’en ont, mais ne les sous-estimez pas non plus. Voyez les Ke-lings : ils ont simplement commis l’erreur de s’attaquer à des gamins dont les familles sont implantées en ville depuis des années et de laisser l’un d’entre eux s’échapper.
Il se détourna de Dorkas et fit quelques pas en directions de l’avenue où s’amassait une foule de curieux de plus en plus compacte et dangereusement silencieuse.
— Ces gens n’auraient pas accepté que la mort de leurs enfants reste impunie, dit-il en laissant glisser son regard sur les Oxfordiens.
Il se tourna à nouveau vers son interlocuteur.
— Sans notre présence, des émeutes auraient éclaté un peu partout dans la ville à cette heure… Il y aurait sans doute d’autres morts, mais les Ke-lings auraient pu continuer leurs méfaits durant des années sans être inquiétés.
— Sauf votre respect, monsieur, toutes les créatures ne sont pas mauvaises. Les Blanka edrojs, par exemple, vivent à l’écart des humains et ne cherchent pas à…
— Nous ignorons ce dont ils sont capables pour survivre ou s’approprier un territoire, le coupa Lafferty. Comme les Ke-lings. Allez dire cela à leurs victimes, et aux familles de celles-ci.
En particulier à celles des gamins qu’ils ont désossés il y a trois jours, ou à Tom Roberts.
— L’enfant ne recouvrira jamais la raison et passera le reste de son existence dans un asile psychiatrique.
Dorkas Hocha la tête.
Il était d’accord sur ce point. Il avait vu le gamin, et son regard…
Jamais, il n’avait vu pareil regard chez un enfant. C’était comme si on lui avait arraché son âme, ou bien peut-être était-ce le regard de quelqu’un qui avait vu et vécu une vie entière, ou bien mille.
Il n’aurait su le dire. Mais, ce regard l’avait dérangé.
Il était devenu si sombre. Trop pour un enfant...
— Ousmane, le soldat qui l’a attrapé, se rend à son chevet matin et soir, poursuivit Lafferty. Il dit qu’il a chassé les incubes et les images de mort de sa tête. Mais il ne peut alléger plus sa souffrance.
Lafferty croisa le regard de son compagnon, assez longtemps pour percevoir sa surprise. Puis, il avança de quelques pas en direction du parc anéanti.
Il concevait les scrupules du jeune chasseur. Il en avait éprouvé au début. Cela lui semblait si loin. Il ne doutait pas que la moindre hésitation coûterait des vies. L’anglais l’apprendrait à son détriment s’il continuait à le nier. Il ne pouvait rien face à cela.
— Certaines espèces semblent inoffensives, poursuivit-il. Qui peut en avoir la certitude ? Comment savoir si ce n’est pas en vue de s’emparer de notre planète et d’asservir l’humanité, ou bien de la détruire ? Nous ne pouvons appréhender la menace que lorsque nous y sommes confrontés.
— On ne peut pas dire qu’elles aient un aspect sympathique.
— Parce que, selon vous Dorcas, l’habit fait le moine ?
— Non. Non… Évidemment, se défendit le jeune homme.
— Les Ke-lings ont assassiné de nombreux êtres humains, et sûrement davantage d’animaux. C’est leur nature de tuer. Nous ne pouvons tolérer qu’ils viennent modifier l’ordre établi de notre société, celui de notre chaîne alimentaire.
Lafferty consulta sa montre. Pur réflexe. Il n’avait aucun rendez-vous de prévu. Personne ne l’attendait...
— Préalablement, il y a eu les Toppees, et avant eux, les Malluts, d’autres Ke-lings et des créatures solitaires au cours des siècles passés.
Des naufragés que leur crainte des hommes a poussé à tuer. Éventuellement des éclaireurs venus étudier le meilleur moyen d’éradiquer ce qui vit sur la Terre ou d’en exterminer les dominants, nous, et prendre notre place. Qu’en savait-il ?
— Nous sommes le dernier rempart… le seul, face à ce genre de danger, et nous ne devons pas remettre en cause la légitimité de notre mission. Ne dormez-vous pas mieux en sachant que les menaces réelles sont éradiquées, et que les potentielles sont neutralisées, placées sous haute surveillance ?
Le jeune homme ne répondit rien.
— Ne dormez-vous pas mieux ? insista Lafferty en élevant le ton.
Ce qui n’était pas son habitude.
Son interlocuteur sursauta.
L’instant suivant, l’irlandais se retourna vers son collaborateur toujours surpris par son brutal changement d’humeur. Il avait un regard dur, et son visage affichait une volonté implacable.
L’anglais ne battit pas en retraite.
— Non, monsieur. Pas depuis que je sais qu’il existe une autre réalité. Je ne cesse de me demander quand l’un de ces fichus explorateurs, aventuriers, archéologues, ou j’ignore qui, tombera sur l’un des camps d’expérimentation du CENKT, ou dénichera un artefact non terrestre qui attirera au mieux des curieux, au pire de nouveaux visiteurs, ou bien déclenchera une pandémie en entrant en contact avec une créature infectée par une maladie inconnue.
Une explosion l’interrompit.
Son regard se porta vers le parc et le nuage de fumée qui s’élevait de la galerie que les hommes du CENKT venaient d’éventrer.
Jusqu’où ces monstres s’étaient-ils enterrés ? Quelle autre monstruosité allaient-ils affronter, ici, ou ailleurs, aujourd’hui ou demain ?
Il hésita à faire part de ses craintes à son supérieur. Il s’était beaucoup trop avancé pour reculer :
— Je ne cesse de me demander quand nous devrons affronter l’invasion contre laquelle nous ne pourrons pas lutter, et ce que ces envahisseurs nous feront lorsqu’ils apprendront le sort réservé à ceux qui les ont précédés. Je me demande ce que pensera l’opinion publique lorsqu’elle découvrira… Nous pardonnera-t-elle de l’avoir tenue dans l’ignorance ?
Il marqua un temps de silence avant de reprendre d’une voix à peine audible, comme s’il parlait plus pour lui qu’à son interlocuteur.
— Non, je ne dors ni beaucoup, ni bien.
Lafferty avait écouté, le visage impassible.
Il ne cessait de penser qu’il connaissait les craintes de Dorcas parce qu’elles avaient été les siennes.
Elles le seraient jusqu’à la fin de sa vie.
— Chaque menace en son temps, finit-il par dire après un long silence. S’ils comprenaient ce dont nous sommes réellement capables, ils n’essaieraient pas de nous envahir. Vous devriez passer un moment avec notre scientifique. Une discussion avec lui vous remonterait le moral.
Charles Darwin avait des théories très intéressantes sur l’évolution de la vie. D’après lui, l’Humanité n’aurait pas à craindre son avenir si elle avait une idée de ce qu’il pouvait lui réserver.
L’Homme le pouvait, en partie, en étudiant le passé et le présent.
Le scientifique pensait que les “créatures” pouvaient être une source d’informations inépuisable sur la vie dans l’univers, sur la Terre, sur elles, et sur l’Homme.
— Vous pourriez lui apporter personnellement les spécimens de Kelings que nous lui avons réservé pour ses études, suggéra-t-il.
— Oui, Monsieur, répondit Dorkas avant de se retirer.
Lafferty le retint d’une main solide posée sur son épaule :
— Assurez-vous, cette fois, que ces spécimens soient bien morts. Quand il aura terminé, brûlez les dépouilles, mettez les cendres à l’intérieur d’une boite scellée et rapportez-la, personnellement, au Fort.
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