Responsable

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« L’homme de ma vie enleva sa ceinture ». Ce souvenir douloureux m’est revenu comme un flash. Pourquoi penser à cela maintenant ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi ici ?

Reprenant mes esprits, je regarde autour de moi. L’obscurité est presque totale dans ce qui semble être une ruelle abandonnée. La pluie ruisselle sur mon visage. Une étrange sensation d’être glacée. L’orage gronde, illuminant le ciel de ses éclairs. Soudain, une odeur métallique perturbe mon odorat. En clignant des yeux, je perçois une scène que je préfèrerais oublier. Le corps ensanglanté d’un jeune garçon en anorak git devant moi sur le sol détrempé. Il est si petit. Il doit avoir, je ne sais pas, sept ou huit ans. Du sang coule au niveau de son col, se mélangeant avec l’eau trouble sur le pavé. Le visage livide. Il ne respire plus. Aucun doute, il est mort…

Pourquoi ce garçon a-t-il perdu la vie ? Pourquoi dans cet endroit lugubre ? Qui a pu interrompre l’existence d’un être si jeune et si pur ?

L’odeur persistante du sang me déstabilise. Pourquoi me colle-t-elle autant à la peau ? À cet instant, dans le reflet d’une flaque, je découvre la vérité. Ce n’est pas seulement le corps d’un enfant qui est souillé. Tel un miroir, l’eau trouble me montre telle que je suis réellement. Recouverte de sang, ni la nuit ni la pluie n’ont pu effacer mon méfait. C’est comme si la nature répondait directement à l’une de mes interrogations : « Qui l’a tué ? ».

Les preuves sont là. Je suis l’assassin. Il n’y a personne d’autre ici. Seulement deux êtres, baignant dans l'hémoglobine et la crasse. Aucun indice quant au pourquoi du comment cet enfant est mort . Mais je ne suis pas surprise, j’ai déjà eu par le passé des excès de rage. Pas besoin de chercher plus loin. Ma foudre a tout simplement transpercé cet enfant.

Je tente de rassembler mes souvenirs. Que s’est-il passé dans cette ruelle ? Rien, un vide persiste dans ma mémoire… Seulement, le souvenir de cet homme que j’ai tellement aimé. Toutes mes pensées convergent vers lui. Elles me détournent du souvenir de cet homicide. Qui sait ? Je n’en suis peut-être pas à ma première victime. Si je ne parviens pas à me rappeler du crime que je viens tout juste de commettre, qu’en est-il des autres ? Mon courroux a très bien pu s’abattre sur d’autres enfants ou femmes. Peut-être même des hommes. J’aurais pu déguerpir de cette scène de crime et disparaître sans laisser de traces. Et surtout tout oublier… C’est d’ailleurs le premier réflexe qui m’a traversé l’esprit en observant le cadavre de ce petit être. Partir. M’enfuir loin. Très loin de ce monde sauvage.

Mais non, pas cette fois. Je m’assois sur le bitume trempé et attends devant le corps sans vie de l’enfant. Je le fixe sans bouger en essayant toujours de comprendre la raison de mon acte. Ma réflexion est interrompue par un cri strident. Je lève la tête et aperçois une femme à l’autre bout de la ruelle. Elle hurle de toutes ses forces. Est-ce la mère ? Dans ce cas, je comprends pourquoi elle s’égosille ainsi. Ou bien simplement une passante qui ne s’attendait certainement pas à tomber sur une telle scène ?

Ses cris me rappellent les souvenirs de ma vie passée. « Sale bâtarde ! » entends-je au fond de moi « Petite conne, prends ça ! ». Il était si gentil et attentionné au début, j’étais son univers, l’unique objet de ses attentions. Mais cette période fut aussi brève qu’un rêve. Car un jour, notre foyer s’est agrandi. Nous sommes passés de deux à trois. Les mots doux devinrent des insultes. Les tendresses et les caresses se transformèrent en coups de ceinture. Chacun leur tour, ils m'infligeaient leurs sentences au gré du bon ou du moins bon déroulement de leurs journées. Impossible pour moi de résister ou de me défendre. Riposter signifiait tout perdre, voire mourir.

Reprenant à nouveau mes esprits, je décide de m’allonger sur le sol trempé, ma tête près de celle de l’enfant. Pourquoi ce geste me demanderez-vous ? Je ne le sais pas moi-même. Un espoir vain de le voir ouvrir les yeux ? Ou tout simplement, pour attendre ma propre sentence. La femme au cri strident n’est plus là. Elle est certainement partie chercher de l’aide. Très bien, attendons donc ensemble, jeune garçon.

Allongée sous la pluie près de lui, je continue à me poser des questions. « Qui étais-tu ? Comment t’appellais-tu ? Tes parents s’occupaient-ils bien de toi ? Te donnait-on bien à manger ? Recevais-tu aussi des coups acharnés ? Étais-tu enfermé les soirs où ta présence n’était pas souhaitée ? Avais-tu le droit de pleurer sans recevoir ensuite une autre correction ? Étais-tu simplement heureux ? »

Mes interrogations s'enchaînent pour au final ne plus ressembler qu’à une discussion unilatérale avec un corps sans vie. Je suis en train de projeter ma vie sur la sienne. Si cet enfant avait vécu la même vie de chien, serait-il devenu comme moi, une machine à tuer ? Étais-je coupable d’un crime que n’importe qui à ma place aurait commis ?

L’univers tout entier peut être coupable de ce drame. Je peux accuser cette femme qui est arrivée dans notre foyer et qui a bouleversé notre vie. Car c’est bien depuis son irruption que j’ai été quotidiennement tabassée. Est-ce donc sa faute si l’enfant a péri ? Et qu’en est-il de l’homme de ma vie ? Pourquoi avoir accepté au lieu de me protéger ? Mais un changement de comportement si rapide peut-il aussi signifier une part d’ombre dont je n’ai jamais soupçonné l’existence ? Elle attendait juste de sortir de la cage où elle était enfermée. Son péché de colère a-t-il donc entraîné la chute de l’enfant ? Et ses parents qui ne le surveillaient pas ? Étaient-ils eux aussi coupables ?

Au vu de l’absurdité de mes pensées, j’interromps ma réflexion. Je cherche des excuses à mon acte. Mais il n’y a pas de coupable seulement un responsable, moi. Amusez-vous si vous le souhaitez à remonter le fil des responsabilités. Moi, je suis fatiguée de chercher une explication. Je suis la seule responsable du meurtre de cet enfant ou bien alors c’est le monde entier qui l’est…

Soulevant la tête, je perçois au loin un spectre de lumière. De multiples sons perçants brutalisent mes oreilles. Des bruits de pas s’approchent de moi. Des hommes en uniforme s’entassent dans l’étroite ruelle. Ils sont armés. La lumière de leurs torches m’aveugle. Impossible désormais de voir le corps de l’enfant.

- Fais gaffe, Patrice, il va t’attaquer, neutralise-le !

Et d’un coup, le choc, plus rien…

Je rouvre péniblement les yeux. La lumière est trop forte, impossible de voir quoi que ce soit excepté une pièce blanchâtre. Ma vision est floue. Je ne sens plus mon corps, un peu comme s’il n’existait déjà plus. Je commence à distinguer plusieurs silhouettes à travers ce voile de lumière. Ces hommes aux visages cachés sont d’une couleur si claire qu’ils en deviennent presque transparents. L'un d'eux s’approche de moi, une seringue à la main.

Est-ce donc ça le châtiment pour les criminels ? M'ôter la vie afin que je n’en fauche plus. Me revient alors un souvenir quand j’étais avec mon homme. J’étais allongée près de lui face à l’écran de télévision. Les nouvelles parlaient d’un tueur en série. Il assassinait et mettait en scène ses crimes selon un rituel lié aux signes astrologiques de ses victimes. Tout un mode opératoire sanglant créé pour son simple plaisir. Un tel homme a-t-il aussi été condamné à mort ? Ou bien a-t-il fini sa vie dans une cage ? Et sera-t-elle fermée à jamais ou pourra-t-il en sortir un jour ? Et moi dans tout ça, qui n’ai jamais souhaité la mort de quiconque. Quelle sentence méritais-je véritablement ?

Mais de toute façon, je n’ai rien perdu. J’aurais préféré ne pas naître sur cette Terre. Je commence à m’endormir en espérant pouvoir jouer paisiblement un jour avec ce petit garçon dans un monde meilleur…

- Femelle Rottweiler. Pas d’identification. Non pucée. 42 kilos, 61 centimètres. 7 à 8 ans. A tué hier sur le coup un jeune garçon en le mordant à la jugulaire. Potentiellement responsable d’autres cas d’attaques non élucidées aujourd’hui. Arrêté municipal d’euthanasie reçu…

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