Petite nouvelle du comté d'Absaroka

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La soirée commençait à peine. J'avais pris la route pour me rendre au bar que tenait Henry et j'admirais la vue du soir tombant sur les Bighorn Mountains. A cette heure, la lumière était plus douce et éclairait avec chaleur les montagnes aux sommets déjà enneigés. L'automne était bel et bien arrivé.

Quelques véhicules se trouvaient devant le Red Pony, et je reconnus sans peine celui de Brandon White Buffalo : avec un peu de chance, le menu du soir serait même amélioré.

Je me garai, sortis du Bullet et ouvris la portière au chien qui ne se fit pas prier : à mon avis, lui aussi avait senti les odeurs de cuisine. Nous franchîmes le seuil. Je saluai la compagnie d'un bref signe de la main portée à mon chapeau. Henry était derrière le bar et discutait, accoudé, avec deux clients. Pas de Brandon en vue : il devait être aux fourneaux.

Si Henry, de par sa stature était impressionnant - quelques centimètres de plus que moi, les épaules carrées, une musculature de jeune premier -, Brandon l'était encore plus : il mesurait plus de deux mètres et s'il avait été capable de nous porter, Henry et moi, chacun par une main jusqu'à nos quinze ans, je l'avais vu soulever Henry de terre il y a encore une dizaine d'années. Et sans paraître fournir le moindre effort. Brandon n'était pas le genre avec lequel on avait envie d'avoir une anicroche. Et pourtant, il était doux comme un agneau.

Mais aussi excellent cuisinier.

Le chien avait fait le tour des clients et s'était installé près du bar - et non loin de l'accès à la cuisine. Il resta assis sur son arrière-train : cela valait mieux, s'il s'allongeait, il barrerait le passage.

- Alors, Sheriff ? Quoi de neuf ? me lança un des clients qui discutaient avec Henry.

- Bah, pas grand-chose, Billy. Un peu de calme ne fait pas de mal.

- Et vot'pied ?

- Il se remet bien, merci.

J'avais un peu fait sensation à mon retour d'Absalom, quelques semaines plus tôt, avec le pied enfermé dans une chaussure de cosmonaute, après que le cheval bai de Hershel m'avait fait tomber et m'avait écrasé le pied avec son sabot avant de filer à fond de train, effrayé par l'orage. Encore une enquête où j'avais laissé quelques plumes... et surtout au cours de laquelle j'avais eu beaucoup de chance, j'en étais bien conscient.

Un simple regard avait suffi à Henry pour déterminer s'il devait me servir une bière ou un fond de whisky. Je saisis la bouteille de Rainier, la levai en signe amical aux autres clients et bus une gorgée. L'Ours me fixa un moment et nous eûmes comme un échange muet que j'aurais pu traduire par "T'es tout seul ? - Yep." Et qui se termina par un bref signe de tête de sa part. La Nation Cheyenne allait certainement me faire la morale, mais ce serait pour la fin de soirée, une fois les derniers clients partis. Cela me laissait quelques heures de répit.

La conversation roulait entre les uns et les autres, et j'écoutai d'une oreille un peu distraite. Je bus encore quelques gorgées avant de me diriger vers le piano. C'était celui de ma mère, sur lequel elle jouait souvent. Lorsqu'il m'avait fallu vider la maison familiale pour la mettre en location, j'avais proposé quelques affaires à Henry, pour le bar. Outre un peu de vaisselle, il avait choisi d'embarquer le piano. Je lui en étais sincèrement et secrètement reconnaissant : je n'aurais pas aimé devoir m'en séparer, mais je n'avais absolument pas la place où le caser à la maison et à part moi, personne n'en jouait. Nous avions bien donné quelques cours de musique à Cady quand elle était plus jeune, mais cela l'intéressait fort peu et elle avait vite abandonné.

Le siège était réglé à ma hauteur, forcément : j'étais bien la seule personne à s'y installer dans tout le comté. Henry le faisait accorder une fois par an, avec une régularité de métronome. Je ne jouais pas à chacune de mes visites ici, mais, ce soir-là, cela me tentait bien. Je posai ma bouteille sur le dessus du piano et commençai à jouer. Henry avait coupé la musique qui servait de décor sonore à la soirée. Entendant les premières notes, le chien me rejoignit et se coucha à ma droite.

J'enchaînai des airs plutôt enjoués, des standards de Duke Ellington et quelques airs de country qui passaient toujours bien auprès de la clientèle : disons que je ne voulais faire fuir aucun habitué de l'Ours.

Cela devait faire presque une heure que j'étais arrivé, deux ou trois autres clients s'étaient joints à nous et cela commençait à faire une belle compagnie. La majorité était cheyenne et je soupçonnai Brandon d'avoir lancé un message secret dans les airs pour faire rappliquer ses copains. Nous étions fort heureusement samedi et je n'étais pas de service demain. C'était le tour de Sancho de l'être et nous étions dans une période de grands calmes. Je pourrai faire la fermeture sans avoir à enchaîner avec une journée compliquée.

Toujours assis au piano, je tournais le dos à la porte du bar. Elle s'ouvrit à nouveau et je sus d'instinct qu'elle venait d'entrer. Il y eut soudain dans l'air des particules étranges et un peu tourbillonnantes, comme une neige légère soufflée par un vent doux. Pourtant, les conversations n'avaient pas cessé, les odeurs provenant de la cuisine étaient de plus en plus appétissantes. Je ne ralentis pas l'air que j'interprétais - un de Gershwin -, mais j'évitai la fausse note de justesse. Le chien avait déjà dressé les oreilles et s'était levé avant même que la porte ne fut refermée. Il traversa la salle d'un pas badin, en agitant joyeusement la queue.

Je sentis que les visages se tournaient lorsqu'elle s'approcha du bar. Sans même regarder dans cette direction, je savais que le visage d'Henry s'était comme éclairé de l'intérieur et qu'une lueur amusée et un rien démoniaque s'était allumée dans son regard sombre. Il devait vraiment rigoler de notre précédent échange muet. Je pouvais peut-être arriver seul, mais je ne pouvais pas lui interdire de venir si elle en avait envie.

Une bouteille se posa à côté de la mienne, une paire de longues jambes fines et musclées passa devant mes yeux et, d'un mouvement souple, elle prit place sur le piano. Je me retins encore - allez, tiens cinq secondes, Walt, ça te portera chance - avant de lever les yeux vers elle. Il me fallait toute une préparation mentale avant de la regarder, car je savais que j'allais avoir droit à un feu d'artifice à en faire pâlir celui du 4 juillet à Washington.

Elle portait une paire de bottes noires, fines, avec des talons qui la feraient grandir de deux centimètres. Sa tête arriverait ainsi tout juste à hauteur de mon coeur, mais c'était le genre de calcul qui pouvait s'avérer dangereux aussi abandonnai-je d'emblée l'idée d'user plus loin mes compétences en mathématiques. Des bas noirs couvraient ses jambes, y dessinant de petits motifs triangulaires qui n'étaient pas sans rappeler certains motifs cheyennes. A croire que l'influence indienne se portait partout et sur tout.

Mon regard continua à monter, effleura ses genoux qu'elle avait croisés, pour remonter encore jusqu'à me demander où il pourrait s'arrêter. Il trouva enfin le tissu soyeux d'une jupe courte, noire elle aussi. Décidément, elle avait décidé de s'accorder aux yeux d'Henry.

Elle portait un chemisier blanc, aux manches mi-longues, dont elle avait ouvert deux boutons m'offrant ainsi, quand elle se pencha un peu, une vue plongeante sur son décolleté. J'allais avoir du mal à regarder ailleurs, j'en avais déjà bien conscience.

Ce que j'appréciais avec Vic, c'était qu'en-dehors du service, elle laissait la plupart du temps sa chevelure libre. Et les cheveux de Vic devaient être une des choses les plus fantastiques que la nature ait pu créer. De longues volutes sombres, d'un noir de jais, brillantes et douces, qui lui tombaient jusqu'aux creux des reins.

Un doux sourire éclairait son visage quand j'eus enfin le courage de la fixer. Ses yeux vieil or brillaient doucement.

Elle était tout simplement magnifique.

**

- Joue encore, Walt, c'est toujours mieux que l'espèce de fanfare de casseroles que l'Ours nous passe en boucle...

- Je crois que le concert de casseroles provient de la cuisine, sans vouloir t'offenser, répondis-je.

- Brandon est là ?

Je hochai simplement la tête et enchaînai avec un air qu'elle aimait bien. Elle sourit à nouveau. Si je pouvais lui faire un petit peu plaisir, ma foi...

Elle leva sa bouteille, but une gorgée. Chacun de ses gestes était empreint d'une grâce et d'une aisance qui auraient fait passer n'importe quelle danseuse étoile pour une empotée. Je savais qu'elle aurait ri à gorge déployée si j'avais osé lui murmurer ce genre de compliments. Et certainement que sa mère m'aurait regardé d'un air interloqué en se demandant bien où je pouvais aller pêcher ce genre de qualificatif pour parler de sa "Terreur". Mais Lena était à Philadelphie et il n'était pas question qu'elle rapplique, même dans notre conversation. Vic ne parlait pas beaucoup de sa famille, bien qu'elle y soit attachée. Et c'était une des raisons pour lesquelles nous avions aussi convenu que je ne poserais pas de questions sur son jeune frère, Mickaël, auquel ma propre Cady venait de se fiancer. Encore une histoire dans laquelle j'allais être embarqué et qui serait sans doute bien compliquée à vivre pour moi. Vic avait été, comme à son habitude, sans appel : Mickaël et Cady ce n'était pas elle et moi. Mais j'avais bien du mal à ne pas penser à eux quand je pensais à nous. Mais voilà, au creux de ce lent voyage qui avait ramené Cady à la surface, Mickaël avait été plus que présent. Et peut-être qu'elle n'en serait pas revenue s'il n'avait pas été là et, pourtant, elle ne le connaissait pas encore. J'étais toujours prêt à croire à toutes les magies indiennes - et pour cause car j'en avais mesuré le pouvoir plus d'une fois -, mais à celle de l'amour, c'était plus difficile.

Doucement, Vic se mit à balancer ses jambes en rythme. Je parvins à ne pas me laisser distraire et à jouer tout le morceau, ce que je qualifiais en moi-même de véritable exploit. Pas sûr que je reçoive les félicitations de la Nation Cheyenne pour autant.

Fort heureusement, Brandon ne tarda pas à faire son apparition avec un plat fumant. L'odeur était délicieuse et aurait alléché les moins affamés. En quelques instants, des assiettes et des couverts sortirent et nous nous retrouvâmes attablés au bar, Vic à ma gauche, coincée entre deux géants : moi-même et un autre Indien. Elle devait paraître minuscule, mais il ne fallait pas s'en laisser conter. Elle saurait nous mettre dans sa poche et nous faire aller là où elle aurait décidé, si nécessaire. Mais je doutais encore de l'endroit où elle me ferait aller.

Et pour tout avouer, cela faisait un peu peur.

Même si je m'efforçais de ne pas oublier ce qu'Henry m'avait dit à mon retour d'Absalom. Que je devais accepter l'évidence. Que j'étais amoureux de Vic et qu'elle était amoureuse de moi. Malgré nos vingt ans d'écart, sa jeunesse, sa beauté, son caractère. Et que si je pouvais arrêter de l'emmerder à me poser des questions à la con, il serait content.

Je devais reconnaître que je me retrouvais là face à une des caractéristiques de ma vie : le fait que les femmes importantes, celles qui avaient vraiment compté - ma mère, Martha, Cady et maintenant Vic - s'entendaient à merveille avec Henry. Car Vic elle-même m'avait dit qu'elle ne voulait plus que je me pose des questions à la con.

L'Ours, cependant, avait été un rien plus prolixe - pour une fois. Car il avait ajouté que je devais aussi accepter tout simplement de vivre.

Et peut-être que j'allais enfin me décider à le faire.

C'était ce que je me disais en contemplant le profil de ma voisine, cet index qu'elle entortillait autour d'une de ses mèches sombres, son sourire et cet oeil brillant qui s'amusait en écoutant Brandon raconter je ne sais quoi. Ce que Brandon racontait était certainement intéressant. Mais j'avais un tout autre centre d'intérêt.

Un centre d'intérêt qui s'appelait Vic.

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