Les yeux d'Armin

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Ludwig soupira. 18 heures. Il fallait y aller. Il se secoua un peu. Il n'avait aucune envie de revoir sa famille, mais il fallait bien. Il salua Armin et sortit.

Il irait en marchant. Ça lui donnerait une excuse pour arriver en retard, et il aurait le temps de se préparer mentalement.

L'air frais lui fit du bien. Avec Armin, ils ne sortaient que pour les grosses courses, congelant du pain et se passant d'œufs. Chacun préférait les animes sous la couette et les bons bouquins aux sorties et à l'exercice.

En même temps, pendant le confinement, ils avaient été exemplaire. Ils prenaient parfois l'air sur le balcon et Armin avait imposé le masque pour les courses.

L'idée de revoir une vingtaine de personnes d'un coup lui faisait peur. Surtout eux. Il aurait bien aimé faire comme Armin, se casser tout simplement. Ne pas répondre aux messages lourds sur le groupe WhattsApp familial, ignorer lesappels incessants. Mais Ludwig était faible. Alors il pourrait bien supporter encore une fois les « à quand la petite copine, Ludwig ? » et le regard de Karl. Karl qui savait. Karl, son ami d'enfance. Et une phrase avait tout brisé. Ils s'efforçaient de faire bonne figure. Si Karl et Ludwig se disputaient, c'était la fin du monde et il y avait forcément une raison – à défaut d'une bonne.

« Heu... Excusez-moi, monsieur, vous bloquez le passage.

— Marlene ! s'écria Ludwig, s'efforçant de se composer un air aussi réjoui qu'il était surpris. » Il était arrivé à la porte, remarqua-t-il un peu trop tard.

« Oh, salut Ludwig ! Ça allait, ce confinement avec Armin... ?

— Hm.

— Eh ben ! T'es pas bavard. Bon, tu viens ? »

Ludwig se secoua. Sa cousine avait laissé planer un lourd silence après avoir parlé d'Armin. Savait-elle ? Ludwig la sonda du regard. Elle le lui rendit.

« Je suis vraiment contente de te revoir, lui dit-elle pendant qu'ils montaient l'escalier en colimaçon. Ça fait combien de temps ? La dernière cousinade il y a deux ans, non ? »

Ludwig hocha la tête, grimaçant intérieurement. Les cousinades. Une horreur, avec cette fille, Luce, une amie de leurs hôtes, qui s'était invitée aux festivités et le draguait lourdement.

Marlene appuya sur la sonnette, des pas lourds retentirent et la porte s'ouvrit.

« Papa ! » Marlene se jeta dans les bras de Theodor. L'oncle de Ludwig lui sourit, entourant Marlene de ses bras épais.

« Ça va mon grand ?

— Oui, Theo. Mais j'ai plus dix ans.

— Oh, il est de mauvaise humeur le petit Lulu ! »

Ludwig leva les yeux au ciel. Au propre comme au figuré, Theo était lourd. Mais il lui avait remonté le moral, et il ne figurait pas sur la liste noire.

« Bon, venez. Y'a des toasts au foie gras.

— Au foie gras ? réagit Marlene. Papa ! Je dois te rappeler les conditions de vie des oies qu'on gave ? Pareil pour les œufs mimosa de poules élevées en cage ! Imagine que t'aies deux fois ta taille d'espace vital avec plein d'autres toi à côté, au-dessus et en-dessous de toi... »

Theodor écarta les bras, l'air mi-amusé, mi-exaspéré. Marlene était surnommée l'intégriste ou la hippie herbivore dans la famille.

Ludwig laissa le père et la fille se chamailler, alla parler avec son père, puis s'éloigna pour se préparer au pire : les grands-parents, qui arrivaient justement.

« Ludwiiiiig ! Ça faisait longtemps ! Faudrait venir voir plus souvent ta vieille mamie !

— On était confinés, mamie. Je pouvais pas venir te voir.

— Bah ! Les 135 euros, on te les rembourse ! Et puis, ils ont dit aux infos que c'est qu'un rhume, on est solides, mamie et moi, on risque rien !

— C'est qu'un rhume pour les jeunes, papi, marmonna Ludwig, sentant l'agacement – un euphémisme – monter. Les personnages âgées sont vulnérables.

— Pff. J'te dis qu'on risque rien. Allez, on passe à table, mamie a fait son ragoût. Il y a des petits cartons avec votre nom, Ludwig, tu es à côté de Karl.

— Merci, papi...

— Quoi ? T'es pas content ? Tu t'es disputé avec Karl ??

— Non, c'est que... j'aurais aimé être avec toi, mamie ou papa, inventa Ludwig à toute vitesse.

— Pas de problème ! Si on bouge Niels... »

Ludwig sentit un regard sur son dos. Karl. Au prix d'un effort considérable, il grimaça un sourire et fit un pas vers lui. Il espérait toujours... peut-être Karl se rendrait-il compte que l'imbécile dans l'histoire, c'était lui... Mais non. Ledit imbécile lui fit un signe crispé de la main et se dirigea vers les toilettes. Espérant l'impossible, Ludwig le suivit.

« Karl...

— Dégage. Dégage ou je craque... » Ludwig recula comme si son ami d'enfance l'avait frappé. Il y avait tant de dégoût et de mépris dans le regard de Karl... Ses lèvres articulèrent un mot en silence. Quatre lettres. Deux syllabes. Facile à deviner.

« Je voulais juste...

— Casse-toi. » Cette fois, Ludwig l'entendit distinctement. Quatre lettres. Deux syllabes. Et il aurait tant aimé se casser, comme Armin. Armin. Ludwig ferma les yeux, imaginant ceux, bleus, d'Armin. C'est eux qui lui donnèrent la force de parler.

« Merci. De rien dire. »

Il sortit et alla s'asseoir à table. Ce n'était pas mieux. Il en avait marre, marre, marre. Les yeux d'Armin. Le bleu sur le marron de la viande et le blanc de l'assiette.

Il aurait pu tenir longtemps. Il en avait marre mais il tenait. Les blagues limite de son grand-père, ça allait encore. Il pensait à Armin et ça allait. Le regard noir de Karl, en face de lui, qu'il essayait d'éviter, passait aussi.

C'était sa grand-mère, le problème. On achevait le dessert. Tout le monde somnolait un peu. Ludwig avait retiré son pull et, la tête en arrière, fermé les yeux. Quiétude que même les plaisanteries grasses ne pouvaient briser.

« Alors Karl ? Ça va, les amours ? » demandait la grand-mère. Karl hochait la tête, l'air faussement modeste. Oui, c'était dans la poche. « Et toi, Ludwig ? »

Là, il fit une grosse erreur. Il avait la flemme, en fait. Flemme de faire des efforts pour ne pas mentir tout en omettant, flemme de faire en sorte de rester lui-même et le bon petit-fils à la fois.

« Eh ben... peut-être... répondit-il d'un ton mal assuré.

— Elle est jolie ?

— Oui, mais... je sais pas si c'est réciproque... » Bien sûr que c'était réciproque. Ce n'était juste pas une elle. Ludwig s'en voulait. Mais pour l'instant, ce qui importait, c'était qu'il était bien, somnolant après un bon repas.

Les fleurs bleues sur la nappe devenaient les yeux d'Armin.

Les yeux d'Armin devinrent les yeux de Karl. Assombris par la colère et... la haine. Comment pouvait-on haïr son meilleur ami ?

Ludwig sut ce qu'il dirait avant qu'il ne le fasse. Quatre lettres. Deux syllabes. Encore ce foutu mot.

« Pédé ! »

Ludwig se redressa. Écarquilla les yeux. Karl l'avait fait.

« Quoi ? » fit-il d'une voix trop aiguë. Essaie d'être surpris, Ludwig. Fais semblant.

« Tu sais très bien ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c'est que ton coloc', là, Armin, c'est une tapette comme toi ! Ça fait des mois que tu baises avec lui et tu dis que t'as des vues sur une meuf. Donc pédé. C'est le mot. Pédé », cracha-t-il.

Ludwig ne bougeait pas. Tu te souviens pas ? voulait-il hurler. Ne se rappelait-il pas les quatre cent coups qu'ils avaient fait, dans la grande maison de campagne ? Tout ça n'était-il rien pour lui ? Qu'avait-il fait de mal, putain ? Son seul crime était d'aimer.

Ludwig ne bougeait pas. Stupéfait. Comme le reste de l'assemblée. Karl l'avait fait.

« Ludwig ? entonna son grand-père. Tu...

— OK ! D'accord, c'est vrai, comme tu dis Karl, je baise avec mon coloc', là, Armin, depuis des mois et ça me plaît. OK, j'ai pas assumé, j'ai menti, eh bah maintenant vous avez la vérité. Donc ouais, je suis... » La voix de Ludwig se brisa un peu. Il avait explosé, mais sa colère était retombée dun coup. Il se sentait étrangement calme. Depuis ses quatorze ans, il savait qu'il était gay. Depuis ses quatorze ans, il endurait les blagues homophobes, entre autres sexistes et racistes. Depuis ses quatorze ans, il rêvait d'une scène comme ça, où il révélerait tout. Derrière ses airs nonchalants, il aimait bien le dramatique, finalement. « ... Je suis gay. Pas pédé. Pas une tapette. Homosexuel. »

Ludwig se leva. Il aurait bien renversé sa chaise mais ç'aurait été un peu trop. Il se contenta donc de prendre son manteau, attraper son masque.

Il ne se souciait ni du regard compatissant de Marlene, Theo et quelques autres, ni de la haine émanant de Karl, ni de l'air décontenancé de la plupart de l'assemblée.

« Mais quel crétin ! » s'exclama son grand-père. Il l'entendit à peine.

Il pensait aux yeux d'Armin. Il se sentait léger.

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