Juste un verre

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Echo Park, Los Angeles

En rentrant chez moi, je pose ma veste et je me sers un verre de bourbon. Il n’y a rien à faire, les clichés sont parfois justifiés. Je ne sais pas si je suis alcoolique, mais en tout cas, je ne suis pas abstinent. Dry January, ce n’est pas pour moi. Peut-être que c’est le fait de passer des heures la nuit dans des bars ou des clubs, mais j’ai besoin d’une certaine dose pour me sentir d’attaque. Heureusement, c’est ma seule drogue. Je n’ai jamais touché à la coke ou à l’héroïne et je ne fume plus depuis un bon moment. Dans notre milieu, les stupéfiants ont fait des ravages et beaucoup de musiciens que j’aurais aimé côtoyer sont disparus bien trop jeunes. C’est sans doute pour ça que je m’entends bien avec Jeff et Martin, on est raccord sur ce point-là. N’allez pas croire qu’on est pour autant des enfants de chœur, il nous arrive de nous retrouver avec des potes pour une session libre et là, il ne faut pas laisser la bouteille de Jack Daniel à proximité.

Avec Saka et Nash, c’est un peu différent, on a plutôt tendance à privilégier la qualité. C’est un peu un challenge permanent entre nous, faire découvrir aux autres quelques pépites de derrière les fagots. Je suis passé il y a peu dans une échoppe sur Main Street, chez Jason, ils ont une variété de whiskies à tomber par terre et sont toujours de bon conseil. J’ai rapporté un scotch au nom imprononçable, du gaélique sûrement, que le vendeur m’a chaudement recommandé. J’y ai laissé un bon paquet, j’espère que ça en vaut la peine. Mes amis se démènent pour m’aider, je leur dois bien ça.

Saka arrive la première, comme à son habitude, toujours pile à l’heure. C’était déjà comme ça à l’époque de la fac. Elle ne supportait pas qu’on soit en retard. Tacitement, on décide d’attendre Nash pour parler de mon affaire, pour ouvrir la bouteille aussi. Elle me parle de sa dernière enquête, qu’elle vient de boucler. Une femme qui transmettait des infos de sa boîte au boss du concurrent, sur l’oreiller.

J’entends un grondement qui diminue et stoppe devant mon immeuble. Cinq minutes plus tard Nash sonne à la porte. On se retrouve autour du bar, dans le coin cuisine. Je sors ma bouteille. Ardbeg Corryvreckan. Chacun de nous y va de sa prononciation approximative. Je lis la fiche descriptive. Découvrez l'envoûtant Ardbeg Corryvreckan, un whisky écossais single malt inspiré par le légendaire tourbillon Corryvreckan. Découvrez l'arôme intense de fumée de tourbe et de chocolat noir, suivi d'une riche palette de cassis et d'expresso. Mary me regarde.

« C’est bon-là ! Tu vas te décider à l’ouvrir ? »

J’attrape trois petits verres et je sers religieusement la liqueur ambrée. Nous apprécions les effluves sans rien dire, puis nous goûtons. Encore quelques secondes de concentration. C’est Nash qui se lance.

« Ouais, ça tient la route, en même temps, il fait combien ? Cinquante-sept degrés ! Une boisson d’hommes.

— Garde-ça pour toi, sale phallocrate lui réplique Saka, tout en grimaçant légèrement. C’est vrai qu’il est costaud, mais le premier feu passé, il reste un sacré arôme dans la bouche. »

Nous restons encore quelques minutes, concentrés sur ce nectar, puis Nash repose son verre.

« Je ne vais pas pouvoir trop m’attarder, alors si tu veux qu’on parle de ce type, on ferait bien de s’y mettre maintenant.

— On a identifié ton joueur de poker, ainsi que le grand balèze qui t’a cogné. On ne va rentrer dans les détails. C’est pas ton problème. Le joueur s’appelle Leonardo Giordano. C’est un gars qui vit dans les Santa Monica Mountains et qui fréquente pas mal de monde à Beverly Hills ou sur la côte. Je te filerai des liens si tu veux te faire une idée. Il aime les voitures de sport, des amis de Nash l’on vu sur le port s’amuser avec une Lamborghini jaune.

— L’autre, ton agresseur, s’appelle Jack Russo, compléta Nash. Il a une adresse à Irvine. J’y suis passé, maison classique dans un quartier calme. Pas d’existence sur les réseaux sociaux. Visiblement ni femme ni enfant. Je n’ai encore rien sur son acolyte, mais je vais continuer à chercher.

— Ce type est lié à une boîte qui fait du business avec l’Asie, Chance International Overseas, reprit Saka. Je pense que c’est une couverture. Là aussi, on va continuer à chercher.

— Mary a un mauvais pressentiment, lança Nash, elle ne voulait pas t’en parler pour le moment, mais je crois qu’il vaut mieux que tu le saches.

— Qu’est-ce que vous me cachez ? demandais-je.

— Ça ressemble assez à un montage mafieux, lâcha mon amie. Et si c’est bien le cas, ça peut devenir réellement dangereux.

— Vous reprendrez bien un petit verre, si ça doit être le dernier…

— Pas pour moi, merci répondit Nash. Il faut vraiment que j’y aille. Je te laisse continuer avec Mary. »

Nash parti, je prends la bouteille et deux verres et j’invite Mary à passer dans le coin salon. J’allume le piano, pas trop fort pour ne pas importuner les voisins.

« On travaille sur des nouveaux thèmes avec Jeff et Martin. Ça te dit d’en entendre un peu ?

— Bien sûr. »

Je n’ai pas vraiment besoin de l’avis de Mary, même si je sais depuis longtemps qu’elle apprécie de m’écouter. C’est surtout que j’ai besoin d’évacuer un peu de la tension qui m’a brusquement envahie. La mafia ! C’est un peu comme si on venait de m’annoncer que j’avais un cancer, enfin c’est ce que j’imagine, parce qu’heureusement pour moi, je n’ai jamais vécu cette expérience.

Je joue pendant une quinzaine de minutes puis je me retourne.

« Qu’est-ce que je dois faire ? Si je leur rends le fric, il vont me laisser tranquille ? Je peux m’en passer.

— J’en suis malheureusement pas certaine. Ce type peut cramer trente milles dollars pour une soirée. C’est pas une question d’argent, mais de principe, d’honneur. On va essayer de gagner un peu de temps et voir si on peut trouver un angle de contre-attaque. Tu peux quitter Los Angeles un moment ?

— Pourquoi ? Tu crois que… Oui, sans doute. Jerry trouvera un autre groupe pour nous remplacer quelques soirs, mais ce n’est pas très sympa pour lui.

— Je sais, on ira lui expliquer la situation. Il comprendra.

— C’est pas cool pour les potes. Ils vont se retrouver au chômage à cause de moi !

— Vous ne pouvez pas vous trouver quelques cachets quelque part ? À Vegas ou à Frisco ?

— Je ne sais pas, je vais y penser. Tu crois que c’est la seule solution ?

— La prochaine fois, ils te briseront les doigts. »

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