Un secret perdu
Je regarde ma montre. Elle indique midi. Je lève la tête vers le ciel bleu. Il fait un temps magnifique pour un jour d'hiver. Mon écharpe suffit pour me protéger du petit vent frais qui se lève.
J'avance, les mains dans les poches. J'aperçois un banc à quelques mètres de moi où une jeune femme lit un livre. Il reste assez de place à côté d'elle pour que je puisse attendre l'heure. Je m'approche rapidement avant que quelqu'un ne me prenne cette place.
Arrivé à sa hauteur, je me racle la gorge.
- Bonjour, la place à côté est prise ?
Elle lève le nez de son bouquin, les yeux embrumés et légèrement gonflés.
- Oui... Enfin, je voulais dire non.
Je la remercie d'un signe de tête et m'assoie. Je sors mon téléphone de ma poche et pianote sur l'écran. Message envoyé. Je n'attends plus que sa réponse.
Je me penche alors légèrement vers la femme et la regarde. Elle semble avoir le même âge que moi, vingt-trois ans, et pourtant, on pourrait lui en donner dix de plus. Les traits de son visage sont aussi tirés que ses cheveux blonds attachés en un chignon rapide. Quelques mèches rebelles volettent dans tous les sens. Elle n'est pas maquillée. On dirait qu'elle veut montrer au monde entier ce que la vie lui a fait.
Pris sur le fait, elle braque ses yeux sur moi. Ils sont d'un vert clair, presque jaune par endroit. Tant d'émotions se logent dans toutes ces teintes de couleurs. De la tristesse, de la douleur, de la colère. Je crois même y voir seulement du vide. Comme si quelqu'un lui avait dérobé toutes ses forces.
- Pardonnez-moi, je ne voulais pas...
Un téléphone sonne. Ce n'est pas le mien. Elle lâche son livre sur le banc et sort son mobile dans des gestes désordonnés et rapides. Elle décroche sans me jeter un regard.
Son visage devient livide. Il se décompose. Lorsque son interlocuteur raccroche, elle reste immobile, le téléphone collé à l'oreille. Les secondes s'égrainent, deviennent des minutes.
- Vous allez bien ? arrivé-je à articuler.
Son mal-être me contamine. Je sens que quelque chose vient de se passer. Ses yeux se posent une seconde sur moi avant qu'elle se lève. Dans sa précipitation, elle fait tomber son sac. Elle range à grands coups ce qu'il vient d'en sortir et part en courant. Je n'ai pas le temps de la rattraper pour savoir si je peux l'aider. Elle est déjà trop loin, comme si le vent l'avait poussée à courir encore plus vite.
Je baisse les yeux sur le banc. Elle a oublié son livre. Je le prends délicatement, comme s'il renfermait la solution pour un monde meilleur. Je caresse sa couverture en cuir. Puis, je l'ouvre.
Une feuille pliée s'en échappe à la première page tournée. J'abandonne le bouquin sur le banc et prends ce qui en est tombé.
Ce papier semble tellement personnel. Je ne peux pas l'ouvrir. Mais ma curiosité est piquée à vif. Cette femme semblait si abattue... Et s'il me donnait des réponses ?
Mon téléphone vibre dans ma poche. J'ai reçu un message. J'attrape mon bien. Dans une main le mobile, dans l'autre le mot. La réponse que j'attends dans une. La curiosité dans l'autre.
Je ne me laisse pas le temps de réflechir. Je pose mon téléphone sur le livre et déplie le papier. Personne n'en saura jamais rien.
"Je n'aurais jamais le courage de te dire ces quelques mots à voix haute ni l'énergie de te donner ce papier dans l'espoir que tu le lises un jour. Mes paroles m'en ont dépecé. Je n'aurais même sans doute pas la force de revoir une dernière fois tes yeux bleus.
Ta mère me donne de tes nouvelles tous les jours. A la même heure, je saute sur le téléphone mais l'optimisme me quitte pas à pas.
Je sais, je sens que la fin arrive. Pourquoi attendre ? J'ai trop donné. Cela n'a pas suffit à m'accepter à nouveau. Je maudis encore ce jour où cette voiture est rentrée en collision avec ton corps. Si je n'avais pas dit ces profonds mots. Si mon coeur n'avait pas tout gâché, tu ne te serais pas enfui. Ton dernier souvenir ne devrait pas ressembler à celui-là. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir été lâche ce jour-là. Je voudrais juste que tu le fasses pour moi.
J'aimerai pouvoir te dire une dernière fois... Je ne peux même pas écrire ces trois mots.
Je t'attends sur ce même banc, tous les jours, à la même heure où tout a basculé.
Pardonne-moi."
Je lève les yeux au ciel pour essayer de contenir les larmes qui montent lorsque j'entends quelqu'un crier mon prénom.
- Gaël !
Mon poing sert le papier, le froisse. D'un revers de main, j'essuie les larmes qui s'échappent malgré moi de mes yeux. Puis, je cherche du regard celle que j'attendais.
Tel un boulet, je réceptionne ma fiancée. Je la serre aussi fort que le papier dans ma main.
- Mon Dieu, il s'est passé quelque chose ?
Je desserre mon emprise sur elle et lâche le papier qui tombe sur les pavés sans bruit. Comme un secret qui s'évapore. Je suis le seul inconnu à le connaître.
Je prends le visage de ma fiancée entre mes mains calleuses et l'oblige à me regarder droit dans les yeux.
- Je t'aime Abby.
Lorsque je prononce ces trois mots, je pose mes lèvres sur celles d'Abby et pense à la femme. Mon coeur tremble quelques secondes dans ma poitrine.
Peu importe ce qu'elle a pu dire, elle ne mérite pas de ne plus arriver à dire "Je t'aime". Alors même si elle ne m'entend pas. Même si elle ne me connait pas. Moi, je la pardonne.
KL.Phoenix
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