Promenade maritime

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— J'ai froid.

C'est un gamin. Cinq, six ans à tout casser. Il grelotte, ses lèvres fines bleuissent. Ses yeux sombres s'humidifient peu à peu. J'ai l'impression qu'un coup de vent l'emporterait. Il semble s'effacer, on distingue presque le bateau à travers son corps maigre.

Et moi aussi j'ai envie de pleurer. Cet enfant, s'il réussit la traversée, sera renvoyé chez lui ou, s'il a de la chance – ça fait beaucoup trop de si –, jeté dans un foyer où on le discriminera à cause de sa peau foncée.

Et dire qu'il doit sûrement penser vivre le pire moment de sa vie...

Son père se penche vers lui et lui chuchote quelques mots, avant de mettre sa veste sur les épaules étroites de son fils. C'est lui qui a froid, maintenant. Il se blottit contre le garçon, comme pour le bercer... ou se réchauffer.

Mes bras nus me rappellent soudain à la réalité. Arrête d'observer les autres, idiote, occupe-toi déjà de toi.

Et moi aussi, j'ai froid. Mais personne pour me réchauffer. Tu aurais préféré rester en Libye, peut-être ? Joyeuse réunion de famille ? souffle une voix perfide. Perfide parce que désespérée, perdue sans attaches au milieu de le Méditerranée. Perfide parce qu'en colère contre le monde entier – ce qui est à peu près légitime. Comme moi.

J'écarte tant bien que mal mes pensées. Mais elles m'appartiennent, peuvent-elles vraiment être écartées ? Peut-on mettre une part de soi-même de côté ?

Ferme-la et pense à autre chose, Asha. À autre chose.

Une goutte s'écrase sur la tête du gamin, qui gémit. De surprise ? de froid ? ou parce qu'il a compris que c'est fini ?

Étrangement, je n'éprouve aucune peur tandis que les flots se déchaînent. Peut-être que je suis soulagée, parce que la mort ne sera finalement que la fin de la souffrance, et non la souffrance... Mais j'aimerais avoir peur, j'aimerais hurler comme le gosse en face, qui lève la tête vers le ciel comme pour repousser les nuages d'un regard, j'aimerais prier comme son père un dieu en qui je ne crois même plus, j'aimerais ne plus avoir cette armure que je me suis forgée.

Mais l'armure protectrice est devenue une prison.

Une gerbe d'eau salée m'arrache à mes réflexions. Ça y est, alors, je pense. Un calme absolu. Je ne veux pas de ça. Ça y est. On va mourir. La fin. C'est la fin, la fin, sussure l'écume. Et je suis soulagée. Je ne veux pas. Je veux crier à m'en déchirer les cordes vocales, je veux ressentir cette onde puissante qui te pousse à courir, le plus loin possible, mais où courir sur l'eau ?

Le gamin tombe. J'aperçois sa main. Dans l'eau. Le père crie son nom et saute. Léo. C'est drôle, je pense. Est-ce qu'il lui a donné un nom typiquement français en prévision de ce jour, où peut-être, il devrait s'intégrer dans l'Hexagone ?

Mais il ne le fera jamais. Trop tard. Et je ne suis même pas triste en songeant ça.

Il n'y a plus de bulles à l'endroitoù la main a sombré. Et le père coule près de son fils. Je lui tends la main, comme dans un rêve, l'esprit embrumé. Il l'attrape, se hisse avec difficulté sur le petit bateau, ne dit rien, sous le choc. Et puis si. Il hurle, hurle, comme je le voudrais, le nom de l'enfant disparu. Léo. Léo. On ne dirait pas un homme à la mer, plutôt un père au square qui appelle son fils. Et le gosse apparaît, les mains pleines de terre. Le père le gronde, un peu. Il se rend pas compte qu'il est heureux.

Mais nous, ce n'est pas ça. Nous, le gamin ne viendra jamais. Nous, emporté par le poids du type, le bateau fragile se retourne. Une vie contre des dizaines.

La mer furieuse emplit ma bouche. L'eau dans mes poumons m'étourdit, je ne bouge pas. Une main d'enfant danse devant mes yeux. Celle de Léo, ou bien celle de Zahia ? Les deux se confondent.

On dit qu'on a des hallucinations avant de se noyer.

Je ne veux pas, protesté-je. J'ai commencé, il faut continuer. Par respect pour Zahia, et papa et maman.

Eh bien vas-y ! Sors toi d'ici, et bonne chance !

Je remue les bras, d'abord lentement, puis frénétiquement. L'envie de vivre m'emplit enfin.

Je vais réussir, je le crois vraiment quelques secondes. Pourtant mon corps semble de plus en plus lourd. Engourdi. Je lutte, encore et encore. Mais bientôt mes membres tremblants – emportée par l'adrénaline, je n'ai pas senti le froid – ralentissent. S'immobilisent. Aucun signe des autres. Juste moi et la mer. Sombre et silencieuse. Calme, à présent. Peut-être est-ce parce que je suis sous la surface ?

La mer s'assombrit peu à peu, mes paupières s'abaissent. Ce n'est pas plus douloureux que de s'endormir...

Le visage de Zahia sourit devant mes yeux fermés.

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