Chapitre 5 - Première nuit blanche

23 minutes de lecture

Le vent froid de la nuit giflait la chevelure épaisse d'Isaure. Une autre fille aurait pu grelotter sous son manteau et serrer les dents, essayant de trouver son chemin au cœur de la nuit avec angoisse... Mais la fille du soldat Jean-Edouard d'Haubersart ne craignait rien ni personne, pas même l'obscurité la plus sombre. Elle avait vu la mort dans les yeux plus d'une fois et avait arraché d'entre ses serres plusieurs vies. Elle avait passé sa tête sous les canons et les balles des Anglais, affronté les horreurs du front et vu la monstruosité que pouvait devenir l'humanité lorsque la guerre la possédait toute entière. Ce n'était pas une route de campagne serpentant au cœur de l'Empire de France qui allait l'effrayer. De plus, elle était armée jusqu'aux dents.

Elle allait comme une flèche en direction de Montbazon, la commune adjacente de Couzières. L'expression qu'il y avait dans ses yeux était celle de la détermination.

La commune n'était qu'à un peu plus de deux kilomètres de la demeure des Serocourt et elle arriva rapidement à destination.

Aux abords de la ville, elle avait relevé la capuche de sa cape et avança incognito. De par sa stature et la largeur de ses épaules, personne n'aurait pu deviner que la silhouette à cheval était celle d'une femme. En outre, elle possédait un pantalon d'homme, ce qui la masquait d'autant plus efficacement.

Elle su exactement dans quelles ruelles passer pour se montrer encore plus discrète et arriva enfin devant le lieu qu'elle souhaitait atteindre en secret.

Il s'agissait d'une maison close, petite et assez mal famée au premier abord. Quelques lumières et des rires passaient au travers des volets entrebâillés. Isaure mis pied et à terre et attacha sa monture derrière l'établissement. Elle frappa ensuite à la porte de service, sous une petite corniche biscornue et du se baisser quand quelqu'un passa son nez dans l'embrasure :

— Bonsoir, ce n'est que moi.

— Ah, mademoiselle ! Cela fait si longtemps ! s'exclama une dame, un châle en dentelle noué autour des épaules et un bonnet de toile vissé sur la tête. Mais entrez donc, il fait si humide, ce soir ! La pluie va tomber, je le sens dans mes articulations !

La jeune femme se baissa tout à fait pour pouvoir entrer dans l'établissement. Une petite cuisine propre et bien tenue, éclairée à la lampe, se découvrit. Les placards et la table étaient tordus, la vaisselle ébréchée et l'espace minuscules, mais cela sentait bon la soupe. Loin derrière, de l'autre côté d'un rideau de velours mauve, un parfum plus capiteux, mais pourtant gourmand arrivait dans une effluve suave.

— La Marraine est au salon, je vais la prévenir, dit la cuisinière avec un sourire.

Elle s'éclipsa, Isaure se rendit compte à quel point l'endroit n'avait point changé. Tout était pareil que dans ses souvenirs, figé dans le temps. Même le bouquet de fleur séchée suspendu au-dessus de l'évier était toujours là. Enfin, une femme corpulente, les cheveux garnis de postiches frisés et au décolleté si généreux que les bordures de ses tétons sortaient de son balconnet ; pénétra dans la pièce étroite en roulant des épaules.

— Mademoiselle ! s'exclama-t-elle avec un grand sourire. Quel plaisir de vous voir ici, je savais que vous étiez de retour dans la région ! J'ai tant prié pour vous !

— Merci, Marraine, répondit Isaure en se levant pour saluer sa vieille connaissance. Me voilà rentrée saine et sauve.

— Seigneur, quelle frayeur, nous avons tant pensé à vous ! Allons, tout cela est fini, n'est-ce pas ? Vous êtes aujourd'hui la comtesse de Bréhémont, tout le monde en parle...

La jeune femme eut un sourire.

— Vous êtes vite renseignée...

La maquerelle eut un petit gloussement :

— Vous savez à quel point il ne se passe rien, par ici... La nouveauté est rare.

— Et c'est bien pour cela que je suis venue vous voir.

La vieille dame sortit un bol d'un placard et ouvrit sa marmite en fonte pour y puiser deux grosses louches de potage, qu'elle déversa dans la faïence d'un geste expert. Elle cassa au-dessus deux morceaux de pain durs et y ajouta quelques bouts de fromage. D'un geste rapide, elle posa le repas devant Isaure et ajouta une cuillère en bois.

— Que puis-je faire pour vous ? questionna la patronne, fronçant ses sourcils maquillés.

— Qu'avez-vous entendu sur les étranges vagabonds qui traînent sur les routes, depuis quelques mois ? Madame de Sérocourt m'a dit qu'ils fouillaient les granges, les greniers et les abris de bergers. Ils ne semblent pas commodes, d'après ce que j'ai compris.

— Dame ! Oui, tout à fait !

La Marraine, comme on l'appelait dans le coin, s'assit à table et approcha sa chaise :

— Ils ne sont pas de la région, à ce qu'on dit, mais viennent directement de Paris. Ce sont les gars du marché, qui me l'ont raconté... Les paysans ont reconnu leur accent. Pourtant, ils ont commencé à apparaitre sur les routes, en direction de Vendôme. Il y en a qui disent qu'ils sont même allés jusqu'à Blois ou au Mans ! Ils ont des têtes de bandits et ils fouinent, mais ils ne volent rien.

— Que font-ils selon vous ? Marraine, vous devez bien avoir une idée.

La propriétaire ouvrit la bouche, les yeux luisants de plaisir à l'idée de partager sa pensée, mais la cuisinière la devança :

— Ils cherchent quelqu'un, pardi !

La vieille cuisinière jeta son torchon sur son épaule et entreprit de récurer l'évier. La Marraine, prise de court, renifla de déception et continua d'un ton plus calme :

— Oui, ils cherchent quelqu'un. Un jeune garçon qui serait introuvable ou en fuite, un héritier. Apparemment très riche.

Le sang d'Isaure se glaça dans ses veines, ainsi, ses craintes étaient fondées. Ces hommes étranges cherchaient bien quelqu'un...

— Vous savez les questions qu'ils posent aux gens ?

— Ah ça, c'est jamais clair ! Ils demandent si en Touraine, on connaîtrait pas un jeune riche héritier et si on le cacherait pas dans nos maisons. Les versions changent un peu d'un causeur à l'autre... Ils racontent que ce serait un voleur ou quelque chose du genre... Un hors la loi.

— C'est étrange... Pourquoi ne pas avertir les gendarmes, si c'est un criminel ?

— Fadaise et foutrerie ! répondit la vieille dame, les mains pleines de savon.

La maquerelle adressa un regard perçant à cette dernière et lui fit signe de se calmer, Isaure mangea sa soupe tout en faisant de son mieux pour cacher son angoisse.

La Marraine soupira, faisant étirer la soie de son corsage :

— Enfin, ils ne font de mal à personne... Pour le moment, du moins. Cela doit concerner une affaire qui ne doit point tomber entre les mains des autorités, c'est certain. Le garçon qu'il recherche peut-être bien kidnappé ou bien en fuite, peu m'importe ! Ce n'est qu'un règlement de compte comme un autre. Je n'aimerais pas être à sa place si on le retrouve, ceci dit, car ils n'ont pas l'air d'être des enfants de chœur.

Isaure hocha la tête, satisfaite de sa visite. Elle avait appris beaucoup ce soir, même si les réponses à ses questions ne lui plaisaient pas.

— S'ils finissent par venir chez vous, pourriez-vous m'en avertir ?

Les deux femmes échangèrent des regards de surprises et hochèrent la tête à l'affirmative.

— Pour sûr, bien évidemment ! Cela doit vous inquiéter aussi, maintenant que vous êtes la nouvelle comtesse de Bréhémont ! Nous ferons de notre mieux.

La jeune femme hocha la tête et sortit de son manteau sa mallette d'infirmière :

— Je ne comptais pas venir juste pour vous poser ces quelques questions. Il y aurait-il une fille qui aurait besoin de mes soins ?

— Ah Seigneur, vous êtes un ange ! J'ai envoyé quelques filles dans les tavernes habituelles du coin, mais il m'en reste deux trois à l'étage. Je vais les appeler. Les clients attendront, ce soir.

La maquerelle sortit de la cuisine pour aller chercher ses ouvrières, tandis que la cuisinière déposa devant Isaure une énorme part de tarte aux myrtilles.

***

Tibère parvint à se glisser hors de sa chambre sans anicroche. Le valet de chambre d'Isidore de Serocourt ronflait si fort que la poutre qui lui servait de tête de lit tremblait, faisant vibrer les murs et le seul miroir cloué de leur pauvre pièce. C'était un vieux monsieur, proche de l'âge de la retraite, peu décidé à quitter Couzières, son confort, et atteint d'une forte obstruction nasale. Son obstination coutait à Tibère de nombreuses heures de sommeil. Son autre voisin de chambre semblait s'y étaient habitué au fil des années, car il dormait à poings fermés.

Ainsi, Tibère put quitter la demeure sans se faire remarquer. Tâtonnant dans le noir, il avança d'un pas mal assuré dans les pièces de la maison et sortit par l'une des fenêtres du rez-de-chaussée, via une pièce en travaux qui donnait sur la cour de derrière. Dehors, il n'y voyait pas mieux. Sa mémoire l'aida à se repérer et il mit de longues minutes avant d'oser sortir sa lampe pour éclairer son chemin. À son grand soulagement, le gros chien le renifla de loin, mais ne fit aucun bruit en le voyant passer en trottinant, la tête rentrée dans les épaules.

Pas tellement efficace, ce chien de garde..., apprécia-t-il.

Caché derrière un bosquet, il fit un tour sur lui-même pour se repérer et trouva sa direction. Rassuré, mais le cœur battant, il prit le chemin qu'il avait fait à son arrivée pour retrouver Isaure.

— Juste Ciel, mais pourquoi souhaite-t-elle me retrouver à une heure pareille ? se questionna-t-il tout haut, afin de se donner du courage.

La nuit, les bruits se faisaient plus distincts. Un bruissement de feuille suivi d'un craquement de branche le fit sursauter.

— Ridicule, tu as affronté pire, quand tu es sorti de Vaufoynard ! marmonna-t-il en avançant, le pas mal assuré.

Dans sa précipitation, il n'avait pas pensé à prendre un manteau. Il accepta son oubli en pensant qu'ouvrir son placard à la porte grinçante aurait été risqué.

Enfin, au bout d'un temps qu'il lui parut une éternité, il arriva enfin à l'endroit indiqué et attendit.

Il n'y avait personne. Il consulta sa montre à gousset, qui accompagnait son uniforme de valet et s'assura qu'il était bien deux heures du matin. Il s'essuya le nez d'un revers de manche, mouillé à cause du froid et commença à grelotter.

Enfin, un bruit de sabot se fit entendre. D'abord lointain, puis de plus en plus proche. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, Isaure surgit avec sa monture devant lui, sortant de l'obscurité tel un spectre. Tibère se recula, surpris.

— Térence, vous voilà ! s'écria la jeune femme en mettant pied à terre.

Le son que fit le sol sous son poids était le même que celui des sacs de plâtre jeté par les ouvriers, dans la cour du château.

Elle se redressa de toute sa hauteur et lui adressa un magnifique sourire. Il se sentit soudain rougir : mais pourquoi diable l'avait-elle appelé ?

Elle remarqua immédiatement son interrogation et répondit sans détour :

— Je suis sortie donner des soins aux filles de mauvaise vie de Montbazon. Depuis que j'ai commencé à étudier, je leur rends de temps à autre visite... Elles ont été mes premières patientes.

Tibère demeura coi face à sa réponse. Comment, c'était juste pour cela ?

— Honorine ne souhaite pas que j'aille leur rendre visite au grand jour, alors j'y vais de nuit. Je ne l'avertis jamais, car elle s'obstine à me sermonner après ! Comme si je pouvais attraper leur maladie !

Elle éclata d'un grand rire qui résonna dans la cime des arbres environnants, réveillant sans doute toutes les bêtes qui s'y trouvaient. Tibère pinça des lèvres.

— Merci de m'avoir attendue, je prends toujours mes précautions... Je n'ai pas peur de grand-chose, mais je ne suis pas inconsciente. Si vous ne m'aviez pas vu rentrer, vous auriez pu prévenir les autres qu'un malheur m'est arrivé en route.

Tibère réalisa que non, il n'aurait eu envie d'avertir personne. Sortir à une telle heure pouvait lui couter sa place et il se moquait bien de savoir ce que cette tête brulée pouvait faire de ses nuits.

Ils avancèrent ensemble, il éclaira le chemin. Isaure respira à fond, la course lui ayant donné chaud. Elle exsudait son parfum et une autre odeur inhabituelle, plus lourde et capiteuse. Le jeune homme réalisa que c'était le parfum bon marché du lupanar où elle avait passé la soirée.

Il ne put s'empêcher de l'imaginer au milieu de filles légèrement vêtue et lourdement fardée et de nouveau, le sang afflua dans son visage.

— Chut ! Faisons le tour par en haut ! chuchota-t-elle subitement alors qu'il ne disait rien.

Elle lui indiqua un chemin, au travers des arbres. Comme elle gardait le silence, il décida de demeurer silencieux.

Ils grimpèrent sur la butte et redescendirent pour arriver de l'autre côté de la cour. En passant par là, ils purent éviter de faire claquer les sabots ferrés du cheval sur les dalles de pierres, ce qui aurait eu pour effet de réveiller la maisonnée.

Ils arrivèrent à l'écurie et à la lueur de la lampe, Tibère remarqua que le visage d'Isaure était empreint d'une certaine tristesse.

Surpris par cette expression, il saisit les rênes du cheval et lui articula :

— Je préfère m'occuper moi-même de votre monture, ainsi personne ne verra que vous l'avez empruntée cette nuit.

Elle haussa des épaules et un sourire apparut de nouveau sur ses lèvres.

— Soyez rassuré, je ne crains rien si demain, Honorine ou Isidore découvrent mon échappée belle. Je suis la Comtesse de Bréhément, après tout.

Elle attrapa les rênes à son tour et il lui sembla qu'elle ne souhaitait pas partir. Un frisson lui parcourut l'échine et il n'osa plus bouger.

Lentement, elle retira la selle et toutes les sangles de son cheval. Une certaine chaleur monta à son visage, lorsqu'elle remarqua le regard de Térence sur elle.

— Vous êtes vêtue comme un homme, dit-il subitement.

— Oui, cela m'est plus commode. Est-ce si surprenant ?

Il haussa des épaules.

— On m'a pourtant dit que cela m'allait bien, articula-t-elle d'une voix plus rauque qu'elle ne l'avait voulu

— Cela sied à votre caractère.

— Dieu, que vous êtes insolent !

Elle sortit de la stalle de son cheval et referma la porte derrière elle. Elle vint à lui, une main sur la hanche.

— Ne devriez-vous pas faire preuve de plus d'égards, en votre qualité de valet de pied ?

Il avala sa salive, maudissant sa langue trop pendue.

— Je... je suis navré... je manque de manières.

Il baissa les yeux.

— C'est pour moi une chose étrange d'avoir un homme à mon service. J'ai passé les dernières années de ma vie à les soigner et à écouter les directives des chirurgiens et médecins de l'armée.

— À part les Sérocourt, n'avez-vous eu jamais personne pour prendre soin de vous ?

— Non. Et vous ?

— Cela fait longtemps que j'ai oublié ce qu'est la tendresse.

Ce qui était vrai... Ses parents étant morts en bas âge, il n'avait connu que les bras d'une nourrice et ensuite, l'éducation fournie par ses professeurs de pension.

— Vous êtes si mignon, Térence... Peut-être pourrais-je vous rappeler tendrement les bonnes manières et vous, prendrez-vous soin de moi ? Qu'en dites-vous ?

Il ne parvint pas à lever les yeux vers elle, si impressionné de la voir si proche. Son cœur battit la chamade, si fort dans ses oreilles qu'il en devint presque sourd.

Elle s'approcha de lui et redressa son menton du bout de l'index. Il croisa son regard et tourna légèrement la tête pour ne plus avoir à le croiser. Pourtant, elle se pencha sur lui et Tibère sentit sa bouche se coller contre la sienne. À ce contact, le corps du jeune homme se raidit et une chaleur monta de son ventre jusqu'à ses joues. Un flux de sang battit ses oreilles et il sentit la langue d'Isaure entrer dans sa bouche. Il ne bougea pas, tétanisé. Elle posa ses mains sur ses épaules et son parfum lui envahit les sens. Soudain, il reconnut les odeurs de la vanille, du citron confit et de fleur d'oranger. Une mèche de ses longs cheveux glissa contre sa peau et les lèvres de la jeune femme devinrent hésitantes, car elle avait perçu sa surprise. Au moment où Isaure allait se reculer, Tibère libéra sa mâchoire et sans le réaliser, l'invita à continuer.

Un souffle profond émana de son nez, alors qu'il perdit tous sens des réalités. Il perçut le désir d'Isaure telle une invasion autoritaire. Il vacilla légèrement et il sentit ses bras l'envelopper. La pression de son corps contre le sien réveilla ses envies refoulées. Ses sens soudain décuplés perçurent le silence de la nuit, le bruit strident des grillons et l'odeur de la paille fraîche. Il réalisa soudain qu'ils étaient seuls et que personne ne pouvait à cette heure les surprendre. Comme la fois où il était monté à cheval devant elle, il perçut ses seins contre lui. Il leva les mains vers elle et osa enfin la toucher. Il se sentit perdre pied, basculer et enfin lâcher prise.

Il ne pensa même pas à sa cousine Amélie et à son corps mou, allongé à côté de lui au matin. Il ne songea pas non plus à son oncle ou à ses envies de revanches. Il se laissa porter, enveloppé dans cette impétueuse volonté.

Devant ce consentement, Isaure le serra encore plus contre elle. Elle posa une main gantée derrière sa tête et l'embrassa aveuglément.

Leurs mains se frôlèrent et le bouillonnement qui les animaient déborda. Entre quelques soupirs et souffles chauds, Isaure souleva Tibère contre les étagères de l'écurie. Il était si léger ! Elle ouvrit sa chemise et caressa son torse imberbe, le contact du cuir froid de ses gants fit apparaitre des frissons sur sa peau blanche.

Elle remarqua les rougeurs qu'il avait aux joues et ses longs cils fournis, baissés sous le rythme de ses baisers. Elle le dévisagea, juste une seconde, et son expression résolue lui parut divine. Une envie, irrépressible s'empara d'elle.

Durant de longues minutes, le temps fut suspendu. Isaure retira son gant et glissa ses doigts dans la bouche de Tibère. Ce dernier, cramoisi, se laissa faire. Depuis sa rencontre avec elle, dans cette masure abandonnée, il n'avait eu de cesse d'être fasciné. Combien de fois avait-il songé à sa silhouette haute et à ses jambes musclées ? Sa force de caractère et sa volonté le désarmaient totalement. À cet instant, il réalisa qu'il adorait lui céder. Il sentit la main de la jeune femme descendre contre son corps, contre sa peau et la fermeté de sa prise dans son entre-jambes le raidit totalement. Elle le tint fermement et l'embrassant toujours, le soumit à son geste. Il demeura assis, alors qu'elle se tenait debout, penchée sur son visage. Elle lui mordait les lèvres, l'embrassait dans le cou. Il fermait les yeux, oubliant tout et se laissant faire. Son émotion montait, encore et toujours plus. Un son rauque surgit du fond de sa gorge. Quelques minutes plus tard, il jouit contre sa cuisse. Le soulagement, presque douloureux de son désir, lui arracha un soupir d'extase. La main d'Isaure, mouillée, continuait de le caresser alors qu'il reprenait son souffle.

En ouvrant les yeux vers son visage, il vit que ses pupilles sombres luisaient sous les éclats de la lampe.

— Pouvez-vous vous mettre à genoux, Monsieur Dignard ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête en silence et s'exécuta. Sa tête lui tournait encore et le plaisir qu'il éprouvait n'avait cessé de le maintenir. Isaure, enflammée par la sensualité de Térence, défit son corsage et dévoila ses seins.

— Touchez-moi, demanda-t-elle.

Sans hésitation, il le fit. Sa poitrine, aussi généreuse qu'il l'avait imaginé, l'invita aux meilleures prévenances. Au bout de quelques minutes, elle ordonna encore :

— Déshabillez-moi.

De nouveau, il obéit. Il retira son pantalon d'homme et découvrit ses jambes, longues et merveilleuses, ainsi que ses chevilles, fines et magnifiques. Puis il plongea en elle, s'aidant de sa main. Il suivit son rythme et synchronisa ses gestes avec le mouvement de ses hanches. Elle gémit, se laissant aller. Profitant de sa grande taille, il enfouit son visage entre ses seins gonflés. Elle appuya sa nuque, le forçant à se mettre à genoux devant elle. Il sentit ses longs doigts s'enfoncer dans ses cheveux et il remonta ses paumes vers ses tétons, devenus sensibles au moindre effleurement.

Il la sentit couler contre sa joue et suivi la cadence qu'elle lui imposait avec sa langue. Elle lui tenait fermement la tête et releva une de ses jambes contre le mur, afin de bénéficier d'une meilleure amplitude. Exigeante, il finit par seulement tirer la langue et la laissa se frotter contre lui. Il posa une main derrière ses hanches et l'autre tira sur l'un de ses seins, de plus en plus fermes. Elle haleta, enfonçant toujours plus ses doigts dans ses cheveux. Il demeura les yeux fermés, songeant ardemment à quel point il aurait aimé pouvoir jouir une seconde fois pour mieux l'accompagner dans son plaisir.

Enfin, il sentit son bout de chair durcir sous sa langue et des gémissements profonds sortirent de la gorge d'Isaure.

Un instant plus tard, elle se redressa et d'un geste vif, se rhabilla.

Ils s'écartèrent l'un de l'autre, fébriles. Le feu de leur désir s'était soudainement éteint.

— Allez vous coucher, Monsieur Dignard, ordonna Isaure d'une voix devenue froide.

Il se leva sur ses deux jambes et essuya sa bouche d'un revers de manche. Il garda la tête basse, n'osant pas la regarder. D'un pas encore tremblant, il quitta les écuries et partit rejoindre le château.

Il remonta les escaliers, hagard, réalisant à peine ce qui venait de se produire. Venait-il vraiment de lutiner la Comtesse de Bréhémont ? Cette femme si forte, si magnifique ! Combien de temps s'était-il écoulé ? La nuit avait encore quelques heures devant elle.

Fébrile, il fit sa toilette. Il n'eut aucune inquiétude à retourner se coucher sans se faire prendre. Les hommes qui partageaient sa chambre dormaient toujours autant et les ronflements n'avaient point cessé depuis son départ.

Il attendit le réveil les yeux grands ouverts, ressassant en boucle les évènements passés. Il se maudit plusieurs fois, réalisa l'erreur qu'il venait de commettre en cédant à ses avances, puis se félicita à d'autres moments : ne venait-il pas de vivre le moment le plus intense et fascinant de toute sa vie ?

Lorsque l'aube pointa, ce fut avec une énergie nouvelle qu'il quitta son lit. Il dévala les escaliers pour rejoindre la cuisine et découvrit qu'un plateau manquait à l'appel. Un pressentiment l'envahit :

— Où est le déjeuner de Mademoiselle de Bréhémont ? demanda -t-il à Marie Rose.

— Il n'y en aura pas pour elle. Elle est partie ce matin pour Paris. Elle a informé les maîtres de son départ hier. Pouvez-vous m'aider à couper du pain ?

Tibère dégluti et senti son cœur peser aussi lourd qu'une pierre. Ainsi, elle était partie sans un mot... Sans qu'il le veuille, des larmes lui montèrent aux yeux. Honteux et brisé dans sa fierté, il serra la mâchoire et masqua son désarroi.

***

Térence souffla en soulevant les manches de la brouette, chargée de fumier. Titubant dans le chemin à cause du poids, il dû s'y reprendre à deux fois pour ne pas vaciller. Il craignait plus que tout de voir le crottin de cheval fraîchement ramassé lui tomber sur les chausses.

Une mouche vicieuse se posa dans le creux de son cou, exactement à l'endroit où Isaure avait posé ses lèvres. D'un geste rageur, il chassa la mouche d'un claquement de main, cette dernière s'envola pour aller se poser sur un bord de la brouette.

Les souvenirs de la veille s'éveillèrent et le brulèrent tout entiers. Jamais auparavant, il n'avait embrassé une femme avec tant de passion, ni n'avait souhaitait être touché de cette manière. Isaure avait fait naître en lui un désir incontrôlable et à cet instant-là, dans les premières lueurs du jour et malgré le froid qui lui gelait les doigts, mille pensées émergèrent dans son esprit.

Il traversa l'un des nombreux ruisseaux qui couraient dans le domaine et déversa le fumier à l'endroit approprié. Sur la route du retour, il avança d'un bond pas, le sang brulant dans ses veines.

Tout cela m'empêche de réfléchir correctement ! pensa-t-il en s'agaçant contre lui-même. Je n'aurais pas dû céder, tout cela va compliquer ma situation...

Poussant la brouette, le regard tourné vers d'autres pensées, il faillit ne pas voir Louise de Corneilhan, qui sortait d'un petit chemin ombragé. La jeune femme s'arrêta pour ne pas le percuter et poussa une exclamation de surprise.

— Monsieur Dignard ! s'exclama-t-elle en posa une main sur son cœur. Vous m'avez fait si peur !

— Pardonnez-moi, Mademoiselle, s'excusa-t-il, j'avançais trop vite...

— Non, non, c'est entièrement de ma faute. Je me suis levée aux aurores, car je dors fort mal ces temps-ci... J'ai voulu me changer les idées en allant prendre l'air et je suis allée jusqu'à la grotte. Cela faisait longtemps que je n'y suis pas allée.

— Une grotte ? questionna Tibère avec curiosité, il y en a une sur le domaine ?

— Tout à fait ! Elle a été aménagée et décorée, un endroit idéal où se cacher lire pendant les fortes chaleurs... J'y allais souvent, étant enfant. Et puis aussi...

Le visage de la jeune femme se froissa soudain de chagrin et des larmes glissèrent le long de ses joues. Surpris par sa soudaine tristesse, Tibère lâcha la brouette et ne put se retenir de s'approcher d'elle.

Il ne l'avait que rarement croisée, depuis son arrivée à Couzières. Il avait de temps à autre la charge de servir la famille durant les repas, mais n'avait jamais échangé directement avec elle.

— Qu'avez-vous, mademoiselle ? Quelque chose est arrivé, dans cette grotte dont vous m'avez parlé ?

Louise eut un rire gêné et s'essuya les yeux avec embarras.

— Il ne m'est rien arrivé, je vous assure... C'est juste...

Elle regarda soudain dans le vide et il sembla que toute la misère venait de lui tomber sur les épaules.

— C'est la guerre, en ce moment même, comment puis-je l'oublier ? questionna-t-elle dans un souffle, l'Empereur va certainement partir cet été en Russie et avec lui, de nombreux soldats. Des hommes vaillants et bons, qui vont se transformer en monstres. Aucun d'eux ne reviendra indemne, s'ils arrivent à rentrer...

Tibère avala sa salive. Oui, la France était en guerre, contre toute l'Europe. Ces combats incessants mettaient à genoux certaines régions de France et la famine se rependait de plus en plus. Il se rappela que la jeune protégée des Sérocourt était elle aussi une infirmière.

— J'ai un mauvais pressentiment, qui m'anime depuis mon départ de Calais, souffla-t-elle en se mouchant dans un tissu brodé. Je suis certaine que nous courrons à notre perte et qu'ils ont vu trop grand... La prochaine bataille de l'Empereur sera terrible pour nous.

Tibère se voulut rassurant, mais réalisa en même temps qu'il ne connaissait pas grand-chose de la situation actuelle. Il avait fait de bonnes études, certes, mais n'avait jamais été un grand connaisseur sur les actualités politiques.

J'ai été bien oisif, pensa-t-il, une simple fille, n'ayant reçu que la moitié de la formation d'un infirmier, arrive à m'en apprendre...

— Vous allez certainement penser que je suis plus faible qu'Isaure, continua-t-elle en le coupant dans ses réflexions. Elle arrive à accepter la situation avec tant de facilité ! Mais c'est si dur pour moi, quand je pense à... à tout ça.

— Mademoiselle, vous êtes deux amies aux caractères bien différents, tenta de rassurer le jeune homme.

— Je le sais bien ! fit Louise en levant les yeux au ciel. Elle est bien plus réservée et timorée que moi, mais elle arrive à accepter certaines choses avec tant de facilité et d'évidence... C'est grâce à elle que je suis partie apprendre le rôle d'infirmière, c'était une si bonne idée ! Personne avant nous n'avait osé faire une chose pareille ! Il n'y a que les religieuses habituellement, qui peuvent s'approcher des soldats blessés ou des malades en tout genre ! Cependant, je pense que nous serons les seules.

— Comment avez-vous eu l'autorisation d'exercer cette profession ? demanda Tibère avec curiosité.

— Grâce au soutien du père d'Isaure. C'est un soldat qui a été récompensé par Napoléon, il était un héro de guerre ! Elle a beaucoup appris de lui, même si elle ne l'a vu que rarement. Il a eu une grande influence sur elle. Si elle était née homme, elle aurait au moins pu diriger une unité. Il est décédé il y a peu, en Espagne. Elle n'a même pas pu récupérer son corps.

Le cœur de Tibère se serra en entendant cela.

— Il lui a laissé le titre de Comtesse de Bréhémont, ainsi que des lettres... Après avoir appris son décès, nous avons quitté Calais dès que possible. Il faut vous montrer compréhensif avec elle. Je sais qu'elle a mauvais caractère, mais cela s'explique par bien des choses... C'est en réalité une jeune femme sensible et délicate. Il ne faut pas lui en vouloir, si elle n'a pu vous prendre avec elle...

Tibère se rappela des lèvres d'Isaure sur son corps et... Il se retint de sourire, Isaure n'avait rien d'une femme sensible et délicate !

— C'est qu'elle a également vécu de nombreux chagrins. Sa mère est morte alors qu'elle était très jeune, alors qu'elles étaient en voyage à La Réunion. Elle est donc restée là-bas plusieurs années, car son père était en campagne et ne pouvait la récupérer. C'est la famille de sa mère qui l'a élevée, c'est de là qu'elle tient ses manières si différentes. Une épidémie l'a fait rentrée en France et elle est arrivée ici, à Couzières. Son père connaissait Isidore et il a supplié à ce que les Sérocourt puissent prendre soin d'elle comme ils l'ont fait pour moi. C'est ce qu'ils ont fait, évidemment ! Nous sommes devenues très vites amies et nous avons fait ensemble tant de bêtises ! Rien que d'y songer, j'en ris ! Elle est partie à Paris et je l'ai suivie, non pas que j'ai une véritable vocation d'infirmière, mais je l'ai fait par amour pour elle. Elle est comme une sœur, pour moi... J'ai été blessée ou malade plusieurs fois, mais elle n'a jamais eu aucune égratignure, mis à part la pire de toute.

— Comment cela ?

Tibère chercha dans sa mémoire la trace d'une cicatrice sur sa peau dorée. Il n'avait rien vu.

— Celle du cœur, bien sûr ! Allons, ne soyez pas si naïf ! Elle est tombée amoureuse de l'un des médecins, un professeur que nous devions assister. C'est un homme brillant, connu dans toute la France ! D'une intelligence et d'une perfection parfaitement ennuyeuse, si vous voulez mon avis... Mais Isaure a un faible pour les hommes de ce genre. Il l'a laissé le cœur brisé et je sais qu'elle pense encore à lui tous les jours... Sans doute partira-t-il au front, lui aussi... Quand il a appris qu'elle serait l'héritière du Château de l'Islette, il n'a pas voulu de mariage.

Tibère se figea sur place. Ainsi, Isaure aimait quelqu'un ? Et un homme qui ne voulait pas d'elle, de surcroit ? Une sourde colère s'empara de lui. Il n'était donc à ses yeux qu'un jouet, un simple passe-temps ! L'éponge de son cœur sanguinolent ! Mais que devait-il espérer d'autre, maintenant qu'il était devenu un simple valet de pied ? Il serra les poings.

Il pouvait la faire payer, lui dire qui il était vraiment. L'héritier des Petremand de Frosnier, une famille glorieuse de Touraine ! Et que dirait cette comtesse, à la fortune deux fois moindre que la sienne ? Sans doute se moquerait-elle de lui, dirait partout qu'il était un garçon ridicule.

Non, admit-il, finalement. Jamais il ne pourrait lui faire ravaler son comportement odieux. Il avait déjà un scandale affreux sur le dos et devait à tout prix rester discret. Le mieux à faire était de s'éloigner d'elle et d'ignorer toutes ses demandes.

— Les peines d'amour sont les plus douloureuses, n'est-ce pas ?

— Je l'ignore, mademoiselle, répondit-il sèchement. Je ne suis qu'un valet de pied. Un garçon tel que moi ne sait pas grand-chose de cela.

— Un garçon comme vous..., répéta Louise avec un sourire. J'ignore si vous réalisez vraiment ce que vous dites.

Il se renfrogna, ignorant qu'en revendiquant vouloir demeurer discret, il provoquait l'effet opposé. Elle continua donc d'un ton taquin :

— Vous êtes sans aucun doute un jeune homme exceptionnel, Térence. Et très insolent, qui plus est... Je dois vous laisser, je vais aider Isidore dans son courrier.

Il hocha la tête sans oser prononcer un mot de plus, totalement décontenancé. Louise de Corneilhan continua sa route en fredonnant, essuyant une joue encore humide de larmes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire AnnRake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0