Chapitre trois
Le frère et la sœur se dirigèrent vers la petite citadine de la jeune femme qui stationnait sous le carport. Le givre avait recouvert le pare-brise. Aussi, Léane démarra la voiture et alluma le chauffage aussi fort que possible. Elle sortit un grattoir de sous le siège conducteur et le lança à Johan une fois qu’elle fut sortie de l’habitacle. Il s’exécuta sans rechigner et dit à la jeune femme d’un air anxieux :
- Sacrée journée…
Léane souffla sur ses doigts endoloris par le froid.
- A qui le dis-tu…
- Qu’est-ce que tu crois qu’il va nous raconter ?
- Avec Vivianne, on a émis l’hypothèse qu’il aurait peut-être pris une nana enceinte, répondit Léane le plus sérieusement du monde.
Johan stoppa son labeur et leva un regard tendu vers sa sœur. Il y eut un silence de quelques secondes puis il reprit :
- J’espère pas pour lui, parce que papa va le décapiter sinon…
- Mais non, ne t’inquiète pas. Je ne pense pas que ce soit ça, rigola Léane.
Il lui sourit brièvement, cependant Léane voyait bien qu’il était inquiet. Une fois qu’il fut possible de voir à travers le pare-brise, ils montèrent dans le véhicule. Léane s’installa derrière le volant et appuya doucement sur l’accélérateur. La neige recouvrait toujours le sol, aussi elle préféra rouler prudemment. Elle emprunta le chemin menant à la route.
- Tu m’as fait peur cette nuit. C’était quoi ce cauchemar ?
Léane tourna la tête vers lui. Elle lui raconta ce qu’elle avait vu. Le simple fait d’en reparler faisait résonnait la terreur dans ses os. Elle n’était ni froussarde ni impressionnable, pourtant, cette fois-ci, et bien qu’elle eût essayée toute la journée de s’en convaincre, elle n’arrivait pas à déterminer si ce rêve en était véritablement un. Tout lui avait semblait si réel, si tangible. Devant l’expression angoissé de son frère, elle décida de taire cette dernière réflexion.
- C’est glauque… mais ce n’était qu’un rêve, hein ?
- Mais oui, grand vaillant ! Personne ne va venir te regarder pendant que tu dors !
Tout du moins, elle l’espérait sincèrement. Léane alluma l’autoradio et laissa la musique détendre l’ambiance un peu chaotique dans le véhicule. Johan tapota du pied sur le sol en moquette au rythme des basses. Léane repensa à Kévin, elle était impatiente d’entendre ce qu’il avait à leur dire. Elle comptait sur le fait qu’il aborde le sujet de la discussion téléphonique qu’il avait eut en début d’après-midi avec la fameuse Eloïse. Léane savait que son comportement étrange était dû à ça, il n’y avait pas d’autre explication possible.
En arrivant en ville, ils remarquèrent que les routes étaient totalement dégagées. Ils ne tardèrent par à entrer sur le parking du fast-food. Quelques voitures étaient garées près du restaurant, signe qu’ils n’avaient pas été les seuls à avoir bravé les éléments pour manger un cheeseburger. Bien qu’ils aient une circonstance atténuante, elle se sentit coupable d’embêter les employés par un temps pareil. Elle stationna sa citadine et ils sortirent pour rejoindre Kévin qui les attendait assis sur une barrière en métal. Il avait une cigarette coincée à la commissure de ses lèvres.
- Tu fumes, toi ? s’étonne Johan.
- Quand je suis stressé, ouais, répondit-il.
- Parfait, donc vous ne voyez plus aucune objection à ce que j’en allumes une moi aussi ? Vous savez… je suis également une grande stressée de la vie, tout ça, tout ça… clama Léane.
Ses deux frères lui faisaient une guerre sans merci depuis des années pour qu’elle arrête cette mauvaise habitude. Elle n’était pas une grosse fumeuse, loin de là, cependant, il fallait tout de même qu’elle en allume une dans la journée. Un petit plaisir coupable et mauvais pour la santé. Kévin lui adressa un regard assassin et tira rageusement sur le filtre de sa cigarette. Léane sortit son paquet de sa poche avec un air angélique.
- On ne va rien dire, ronchonna Johan. Tu voulais nous parler de quelque chose, Kévin ? Juste pour info, Léane a fait des siennes avec papa, du coup c’est encore plus tendu à la maison.
La jeune femme lui donna un coup de coude dans les côtes. Kévin la gratifia d’un regard assassin.
- Pourquoi tu as fait ça ? C’est entre lui et moi, ça ne regarde personne d’autre ! s’énerva-t-il.
- Hé ! Liberté d’expression, j’ai encore le droit de dire quand quelque chose ne me convient pas. Et puis, si tu nous parlais plutôt de l’Italie ? changea-t-elle de sujet.
Le dos du jeune homme se redressa, il la toisa en fronçant les sourcils.
- Quoi, l’Italie ? s’étonna Johan.
- Oui, Kévin ? Quoi, l’Italie ? renchérit la jeune femme.
- Heureusement que tu m’as dit ne rien avoir entendu, grogna-t-il.
Léane haussa les épaules et afficha un sourire innocent. Kévin sauta de la barrière. Johan, lui, laissa son regard perplexe déambuler entre son frère et sa sœur.
- Quelqu’un va me dire de quoi vous parlez ? s’agaça-t-il.
- Quand je suis montée le voir avant de manger, il ne dormait pas. Il était au téléphone avec une certaine Eloïse. Et visiblement, ce n’était pas une discussion amicale, expliqua-t-elle en se concentrant sur Kévin.
Johan se retourna vers le jeune homme. Il l’incita à poursuivre.
- Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Toi, Léane, arrête d’écouter aux portes, c’est moche ! Je ne vous ai pas fait venir pour parler de ça. Simplement pour vous confirmer ce que j’ai dis à papa tout à l’heure. Je repars bien dès que j’aurais assez d’argent pour une durée indéterminée.
Les yeux de Johan se plissèrent, visiblement contrarié. Il croisa les bras sur ses pectoraux. Le cœur de Léane manqua un battement. Elle avait espéré avoir mal entendu ou qu’il avait dit cela pour agacer leur père.
- Et tu vas où ? l’interrogea le jeune homme.
- Au Canada, répondit Kévin.
- Tu n’y es pas déjà allé ? s’étonna Léane.
- Si, mais j’ai encore beaucoup de chose à faire là-bas. Je sais que je dois vous paraître bizarre… mais je ne peux rien vous expliquer pour le moment. Dès que ce sera possible, je le ferais. Vous devez me faire conscience.
- Pourquoi est-ce que tu as perdu ton temps à revenir dans ce cas ? Je suis certaine que si tu avais demandé à maman, elle t’aurait envoyé de l’argent. Ça aurait évité des disputes inutiles, cracha Léane.
Un silence de plomb s’installa. Les poings serrés, Léane fulminait. Pourquoi imposer tout ça à sa famille alors qu’il ne comptait même pas rester. Kévin baissa la tête, peiné par les propos de sa sœur. Elle détourna également les yeux, sentant les larmes s’amonceler sous ses paupières. Johan posa une main réconfortante sur l’épaule de sa sœur, il se racla la gorge.
- Et si allait manger ? finit-il par dire.
Elle ne répondit pas et s’avança vers l’entrée du fast-food. Son cœur pesait lourd dans sa poitrine. Mais plus inquiétant que cela, tout son être lui hurlait qu’il y avait un problème. Un problème bien plus insoluble qu’une histoire de copine enceinte. D’ordinaire, son frère était un livre ouvert pour elle, un simple regard suffisait à ce qu’ils se comprennent. Depuis les dernières heures, elle avait la désagréable et alarmante impression d’avoir un étranger devant elle. Déterminée, elle décida de le faire parler. Ils ne pouvaient pas rester comme ça. Elle le refusait.
L’odeur de friture et la chaleur étouffante de la salle donnèrent la nausée à la jeune femme quand elle entra. Il devait y avoir une quinzaine de personnes réparties sur les différentes tables. Johan s’avança jusqu’aux bornes pour passer leurs commandes. Léane alla directement s’installer autour d’une table dans un coin isolé, loin des caisses et des cuisines. Elle soupira en s’asseyant et porta son attention sur l’extérieur à travers les murs vitrés. Quelques instants plus tard, elle croisa le regard de Kévin dans le reflet de la salle.
- Tu comptes bouder toute la soirée ? demanda-t-il.
- Non, seulement le temps que tu me dises ce qui ne va pas, répondit-elle en lui faisant face.
- Léane, essaye de me comprendre et de me faire confiance…
Il s’assit en face d’elle et prit ses mains au creux des siennes.
- Avant tu m’aurais dit ce qui n’allait pas, ajouta-t-elle.
- Je ne peux pas. Pas pour le moment…
- Alors je répète ma question : Pourquoi es-tu revenu ?
Léane vit le trouble assombrir les iris de son frère. Il ouvrit la bouche avant de la refermer presque aussitôt. Il prit une grande inspiration alors que le souffle de Léane restait bloqué dans sa gorge.
- Je voulais vous voir, te voir. Être sûr que tu allais bien, finit-il par dire.
- Mais bon sang ! s’emporta-t-elle. Pourquoi ça n’irait pas ? On se parle toutes les semaines, ma vie ici n’a pas changé ! La seule personne qui a changé, c’est toi !
Il jeta un regard inquiet autour de lui. Aucune des personnes présentes dans le restaurant ne leur avait porté la moindre attention. La poitrine de Léane se soulevait avec force. Elle était fatiguée de cette journée qui n’en finissait pas.
- Ecoutes, je ne peux pas en parler ici. On… Viens dans ma chambre cette nuit, on discutera.
- Je te conseille de me dire toute la vérité, et de ne surtout rien oublier. Peu importe tes problèmes, car je sais que tu en as, ils ne seront rien comparaison de ce que je te réserve si tu me mens, asséna-t-elle le plus sérieusement du monde.
La bouche de Kévin se tordit en un rictus amusé. Il acquiesça en silence. Johan les rejoignit avec deux plateaux pleins à craquer de sandwich et de frites. Léane leva les yeux au ciel en se demandant comment son frère pouvait manger autant sans se faire exploser le ventre. Il posa le tout sur la table et s’assit à côté de son frère. La jeune femme attrapa un gobelet de coca cola et son hamburger préféré à la moutarde. Elle le grignota en regardant distraitement ses frères se chamailler pour avoir le cheeseburger le plus chaud. La jeune femme remarqua que Kévin observait régulièrement les portes d’accès à la salle. Comme s’il s’attendait à ce que quelqu’un débarque. Son cerveau gambergea, imaginant toutes les raisons qui pourrait le forcer à se comporter de la sorte. Johan la sortit de ses rêveries.
- Sinon, tu as des photos à nous montrer de ce que tu as visité récemment ?
- Oui, il y en a certaines que je voulais te montrer en vrai. J’ai assisté à un match de rugby en Nouvelle-Zélande et… vous passez vraiment pour des fillettes les gars, s’amusa-t-il.
Il sortit son smartphone de sa poche pour rechercher lesdites photos et vidéos. Johan se pencha par-dessus son épaule et les observa avec attention. Léane retrouva un peu le sourire. L’espace d’un instant, elle eut l’impression de se retrouver quelques mois en arrière. Juste elle et ses deux frères. Sans l’ombre qui avait plané au-dessus d’elle tout au long de cette journée.
Des flocons de neiges tombèrent par milliers sur le parking à la fin de leur repas. Elle s’inquiéta pour sa petite voiture dont les pneus n’étaient absolument pas faits pour rouler sur une couche trop importante de neige.
- Les gars, on va peut-être commencer à rentrer, prévint-elle en pointant l’extérieur du doigt.
Ils détournèrent leurs regards de l’écran du téléphone et regardèrent ce qu’elle leur montrait.
- Ouais, parce que ta cacahouète ne va jamais monter la côte, la taquina Johan.
- Hé ! Mais elle est très bien ma titine ! s’exclama Léane, véritablement offensée pour sa belle petite voiture bleue.
- Mais oui, Nana, ne t’inquiètes pas. On te charrie ! ricana Kévin.
Elle afficha une mine renfrognée. Une fois sur le parking, ils s’avancèrent jusqu’à leurs véhicules respectifs. Léane était en train de chercher ses clefs quand un choc sourd dans son dos lui fit lâcher son sac sur le sol. Elle se retourna rapidement et vit ses deux frères pouffant de rire derrière un muret en béton.
- Bande de gamins ! jura-t-elle.
Léane roula la neige qui se trouvait sur le capot derrière elle entre ses doigts. Elle lança une boule dans leurs directions. Elle les manqua en pestant. Pour toute réponse, elle ne reçu qu’une deuxième salve de projectiles glacés qui eux, la frappèrent de plein fouet. La jeune femme riposta du mieux qu’elle le put sans pour autant réussir à les toucher. Ils éclatèrent tous les trois de rire comme des enfants d’une dizaine d’années. Le cœur de Léane s’allégea. Elle adorait retrouver cette sensation d’insouciance en compagnie de ses frères. Rien n’avait plus d’importance à ses yeux.
Quand ils finirent par être trempés jusqu’aux os, ils déclarèrent que la trêve avait sonné. Léane sortit de derrière son container poubelle en levant les mains. Elle ramassa son sac et trouva les clefs de sa voiture. Elle les tendit à son frère :
- Tiens, Johan ! Pour te faire pardonner c’est toi qui conduis ! le nargua-t-elle.
- C’est bien parce qu’on vient de te mettre la misère, ma grande. Je déteste conduire sous la neige !
- Personne ne veut monter avec moi ? proposa Kévin.
Il y eut un silence. Johan et Léane se regardèrent avant de se retourner vers leur frère.
- Ce que je déteste plus que de conduire sous la neige, c’est monter avec toi par ce temps pourri. Alors non, merci ! ricana Johan.
- Pareil pour moi, t’es un fou dangereux en voiture, surenchéri Léane.
- Tant pis pour vous ! répondit-il sans s’offusquer.
Il monta dans l’habitacle. Léane et Johan firent de même. Après que les moteurs aient chauffé, il prirent la direction de la maison. La jeune femme avait monté le volume de l’autoradio et chantait en duo avec son frère les dernières chansons à la mode sur les ondes. Kévin, qui ouvrait la voie, tourna de la nationale sur la route de campagne qui menait à leur chemin privatif. Le bitume glissait énormément, aussi il fallait rouler au pas pour ne pas risquer de glisser dans le petit ravin en contrebas de l’artère sinueuse. Cette lente ascension laissait le temps à Léane d’admirer les arbres. Ils étaient couverts de neige, la lumière de la lune se reflétait sur leurs cimes et donnait une couleur argentée irréelle.
- Demain après-midi, on sort les luges du garage et on se lance du pré des voisins ? demanda Johan, excité par cette perspective.
- Pas de problème, je sais que je gagnerais la course, acquiesça Léane.
- Ouais, enfin si tu gagnes aussi bien qu’à la bataille de boules de neige, on est à l’abri, se moqua-t-il.
- N’importe quoi, vous étiez deux contre moi !
- Eh mais il est barjot celui-là ! s’exclama Johan en claxonnant.
Un van noir les dépassa à vive allure. Léane s’accrocha au tableau de bord. La route était assez étroite à cet endroit, même par temps sec elle n’aurait jamais osé doubler une voiture. Les vitres du van étaient totalement fumées, aussi, ils ne purent voir qui était à l’intérieur. Le fourgon continua sa progression, manquant de glisser dans le fossé. Alors que la logique aurait voulu que Kévin ralentisse pour le laisser passer, Léane le vit accélérer tandis que le van se callait sur son allure juste à côté de lui.
- Mais qu’est-ce qu’ils foutent ! s’énerva Johan.
- Ralentis s’il te plait ! le conjura Léane.
Il s’exécuta. Le van resta au niveau de Kévin quelques secondes avant de faire une première embarder contre la carrosserie de la voiture. Kévin, bon conducteur, réussit à la maintenir sur la route.
- Mon dieu, murmura Léane en posant sa main sur sa bouche.
Le fourgon noir réitéra son assaut, à plusieurs reprises. Avec la neige, il était difficile de voir où se terminait la route. Léane ne put s’en rendre compte que lorsqu’elle observa avec horreur le pneu arrière droit de la berline glissée vers le bas-côté. Les secondes semblèrent s’étirer en heures, elle vit qu’ils se trouvaient à l’endroit où le ravin était le plus haut. Alors qu’elle hurlait, le van poussa le véhicule de son frère dans le vide. Il disparut dans une gerbe de neige. Malgré la musique, Léane fut certainement d’entendre les craquements des arbres emmenés dans sa chute. Peut-être était-ce ceux de son cœur en réalisant qu’il y avait peu de chance que son frère s’en sorte indemne.
Tandis que le conducteur du van continuait sa route sans même ralentir, Johan gara son véhicule, alluma les warnings et sortit en courant dans la neige. Léane le rejoignit rapidement au bord de la route.
- Kévin ! cria-t-elle.
Bien qu’il fasse nuit, la réflexion de la lumière de la lune sur la neige leur montra distinctement la voiture qui gisait dix mètres plus bas sur le capot. Un panache de fumée sortait de l’habitacle. Johan commença à descendre prudemment la pente pour atteindre son frère.
- Restes en haut ! Ne descends pas avant que je te le dise. Appelle les secours !
Léane voulut courir vers sa portière, cependant, dans la précipitation, elle glissa sur une plaque de verglas.
- Putain ! s’écria-t-elle en se relevant.
Elle atteignit enfin son sac et prit son téléphone, les mains tremblantes. Plus de batterie. Elle attrapa celui de Johan dans le vide poche. Pas de réseau.
- C’est une blague ? maugréa-t-elle. Johan ! y’a pas de réseau. Je… j’arrive, je descends.
Léane s’assit par terre et entreprit de glisser vers la forêt. Elle était trempée et frigorifiée. Pourtant, ce ne fut pas pour cette raison qu’elle frissonna en s’approchant du véhicule. Johan avait réussi à sortir son frère et le tirait tant bien que mal vers l’arrière. Un crissement sinistre fit sursauter la jeune femme.
- Pousse-toi de là ! Elle va glisser ! lui hurla Johan.
Elle courut contre un tronc d’arbre alors que la berline glissait un peu plus vers la rivière en contrebas. Un bruit de tôles froissées et de verres brisés résonna dans la vallée. Quand la voiture fut stabilisée, elle s’approcha de ses frères en courant. La vue du corps de Kévin souleva l’estomac de la jeune femme. L’un de ses bras s’arquait dans un angle anormal, son visage était entièrement tuméfié et incrusté de morceau de pare-brise. Sa poitrine se soulevait à peine lors de ses inspirations. Le pire fut de remarquer la tâche rougeâtre qui s’agrandissait tout autour de lui, tâchant la neige immaculée.
- Léane ! Cherche son téléphone. Il n’était pas dans la voiture, il a dû voler pendant la chute. Léane, bouge-toi !
La jeune femme tressaillit sous l’inflexion de la voix de son aîné. Elle se força à lâcher Kévin des yeux. Elle devait réussir à retrouver son téléphone, il n’avait aucune chance de survivre à ses blessures sans cela. Elle se souvint qu’il s’était offert un téléphone satellite avant de partir, il devait donc forcément avoir du réseau. Léane se faufila entre les arbres, remontant la pente avec prudence. Elle trébucha plusieurs fois sur des morceaux de carrosserie ou des racines cachés par la neige. Ses chevilles lui faisaient un mal de chien. La panique finit de la gagner quand elle se rendit compte de l’étendue des dégâts dans la forêt. Les arbres fracassés par la voiture avaient explosé dans tous les sens. Il était totalement impossible qu’elle retrouve quoi que ce soit dans ce foutoir.
- Non, Kévin, tu restes avec moi ! hurla Johan.
Le cœur de Léane cessa de battre, attentive à ce qu’il se passait quelques mètres derrière elle.
- Voilà, ne sombre pas. Tu dois rester éveillé, l’entendit-elle dire.
Soulagée, elle reporta son attention sur la nature dévastée sous ses yeux. Elle pria intérieurement très fort pour trouver ce téléphone.
- Par pitié, murmura-t-elle.
Elle fouillait dans la neige avec ses mains, se maintenant comme elle le pouvait avec ses jambes dans la pente. Une sonnerie retentit et brisa le silence morbide des lieux. A seulement un mètre d’elle sur la gauche. Une larme perla au coin de son œil. Elle se jeta dans la neige et gratta jusqu’à trouver l’objet. La jeune femme remercia le ciel et appuya sur le bouton raccrocher du téléphone. Alors que Léane rejoignait ses frères, elle composa le numéro des pompiers. Une tonalité se fit entendre dans le combiné et la voix d’une femme s’éleva. Alors qu’elle observait Kévin, elle se trouva dans l’incapacité totale de parler. Les mots refusèrent de quitter sa bouche. Johan leva les yeux vers elle :
- Remplace-moi ! s’écria-t-il.
Léane s’agenouilla près de Kévin. Elle observa la profonde blessure qui s’étendait tout le long de son épaule gauche. Le liquide vital et chaud s’épandait sur la neige en dessous de lui.
- Appuie aussi fort que tu le peux pour contenir l’hémorragie, expliqua Johan.
Comme elle ne réagissait toujours pas, il prit ses mains et les pressa entre les siennes et le morceau d’écharpe imbibé de sang. Un râle de Kévin la sortit de sa torpeur. Elle sursauta. Johan lâcha ses mains et pris le téléphone qu’il porta à son oreille.
- Oui, Madame ? Vous êtes toujours là ?... Oui, notre frère a eu un accident de voiture…
Il s’éloigna et Léane n’entendit pas le reste de la conversation. Kévin ouvrit les yeux péniblement. Son visage était autant déformé par ses blessures que par la douleur.
- Léane… murmura-t-il.
- Ne… ne parle pas. Garde tes forces, ça va aller.
- Je suis désolé.
Elle écarquilla les yeux.
- Tu n’as rien à te faire pardonner. Tu vas t’en sortir ! gémit Léane.
- Ecoutes-moi… Nana, le livre est… est dans notre cachette. N’en parle… à personne.
Une quinte de toux affreuse secoua son torse. Léane redoubla d’effort pour maintenir le tissu de l’écharpe de Johan contre sa blessure.
- Surtout pas à Eloïse. Tu es en danger, poursuivit-il dans un souffle.
- Je t’ai demandé de te taire, écoutes-moi pour une fois ! On aura tout le temps de reparler de ça plus tard, s’agaça-t-elle.
Un filet de sang sortit de la commissure de ses lèvres et coula le long de sa joue. Il leva les yeux vers les branches des arbres au-dessus de sa tête. L’espace de quelques secondes, la jeune femme eut l’impression qu’il ne respirait plus. La panique s’insinua un peu plus profondément dans tout son être. Elle le secoua.
- Non, ne m’écoute pas ! Parle ! s’écria-t-elle.
Sa respiration se fit entendre. Elle était sifflante et saccadé. Léane soupira de soulagement.
- Ne fais confiance à personne, Nana. Sauf à Gabriel. Continue ce que j’ai commencé… tout est dans le bouquin.
Les iris de son frère roulèrent en arrière. Léane appuya plus fort.
- Hé, reste avec moi. C’est qui ce Gabriel ? De quel livre tu me parles ? Kévin !
Le jeune homme leva fébrilement sa main vers le visage de sa sœur. Elle posa sa joue contre sa paume. Les traits de son visage se tendirent comme s’il réalisait un effort surhumain pour que ses pupilles retrouvent leurs places d’origine. Les larmes affluèrent à ses yeux.
- Je t’aime petite sœur… Je… serais… toujours…
Sa phrase ne trouva jamais de fin. La stupeur glaça le sang de Léane. Elle vécut ce moment surréaliste où elle vit la mort voler la lumière dans les yeux d’un humain. De cet humain. De son propre sang. Elle sentit les mains de Johan la pousser sur le côté. Il entama un massage cardiaque musclé. Léane resta immobile. Elle savait, elle l’avait vu de ses propres yeux. Il était mort. Il s’acharna sur la poitrine de son frère pendant de longues minutes sans que Kévin n’émette le moindre signe de vie. Léane entendait à peine les exclamations de son frère pour motiver son cadet. Ses oreilles bourdonnaient. L’effroi l’empêchait d’intervenir.
En une fraction de seconde, tout bascula. Des lumières vives de toutes les couleurs s’allumèrent au-dessus de leurs têtes sur la route. Quelques instants plus tard, des hommes étaient descendus auprès d’eux avec un brancard et du matériel médical. C’était pourtant inutile. Personne ne pourrait lui venir en aide. Le temps avait fait son œuvre. Elle sentit des bras dans son dos et sous ses genoux. On la souleva. Elle croisa un regard qu’elle ne connaissait pas, un regard où la vie était encore présente. Sans s’en rendre compte, elle sombra dans le néant. Léane eut l’impression que les ténèbres venaient de l’engloutir entièrement. Puis, ce fut le silence. Un silence assourdissant.
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