Julien
Anne n'avait eu aucunement l'intention de lire. Son père ? elle n'avait pas de père. On pouvait très bien se passer de père. C'est ce qu'elle avait fait jusque là et ferait encore.
Mais malgré l'absence de la petite - qui avait la fâcheuse habitude de la réveiller trois ou quatre fois entre trois et cinq heures du matin lorsqu'elle avait des cauchemars - elle ne dormit pas ; la curiosité l'avait emporté sans doute sur l'indifférence et elle lut "juste un peu".
Il n'était guère que six heures lorsque, enveloppée dans son grand châle rose, elle monta au grenier où elle se mit à déplacer des caisses à la recherche d'un carton précis : celui qui était scellé d'un lage scotch marron et contenait les jouets qu'elle avait désiré garder. Son cœur se mit à battre plus vite lorsqu'elle le retrouva enfin, dans le recoin difficilement accessible où elle l'avait caché. Pourquoi caché ?
A cause de ce qu'elle s'apprêtait justement à y chercher aujourd'hui, songea-t-elle en lançant un regard craintif vers la porte, comme autrefois, comme si elle avait craint encore que sa mère pût entrer à l'improviste et la surprendre.
Elle utilisa un couteau pour trancher le scotch, ouvrit fébrilement le carton, et en sortit un clown culbuto, un hochet jaune, une couverture de berceau. La grande boîte rose était tout au fond. Elle la prit et l'emporta dans sa chambre, après avoir essuyé la fine couche de poussière qui recouvrait le plastique transparent...
Plastique à travers lequel elle contempla, comme autrefois, "le bébé" : son dors-bien en velours bleu-ciel dont elle imaginait la douceur, ses grands yeux dormeurs...
Aujourd'hui elle le prendrait ; pourquoi pas ?
Alors elle osa ouvrir la boîte, prit ses petits ciseaux à ongles pour couper avec précaution les lanières qui retenait la poupée à son emballage, la prit dans ses bras, enfin.
Elle la serra contre elle. Respira, en effet, un parfum de vanille. La regarda encore. La berça comme s'il se fût agi d'Emmie.
Les souvenirs affluèrent :
- C'est le père Noël de qui, ce truc ringard ?
- C'est papa...
- Evidemment, il n'a jamais su ce qui te plaît. Tu n'as qu'à mettre ça au grenier. On le vendra à la prochaine brocante.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle n'avait rien osé dire, n'avait pas ouvert la boîte. N'avait jamais touché "bébé Julien" à qui elle avait si souvent pensé, pourtant... et qu'elle avait caché, dès qu'elle l'avait pu, pendant que sa mère était sous la douche.
Il lui sembla de nouveau avoir six ans. Elle se pelotonna sous ses couvertures, bébé Julien dans les bras, et s'endormit profondément.
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