Juste un reflet
(Bruits de pieds qui tambourinent)
— On m’a dit de venir. À la police ils ont dit que ça me ferait du bien. Mais je sais pas.
(Longue inspiration) J’étais allé chercher mes petits cousins à l’école. Après l’boulot — j’travaille en chantier. J’fais ça souvent, ça arrange ma tante, j’les prends chez moi une heure et puis elle vient les chercher…
C’est compliqué de les sortir de la voiture, la rue est dangereuse, j’essaie de faire gaffe. J’ai l’habitude, en fait. J’dis ça pour dire que je suis occupé, j’fais pas attention à ce qui se passe autour.
Là, j’l’ai vu dans le rétro, pendant que je détachais le deuxième.
J’m’en rappelle tout le temps. J’ai d’abord vu le reflet de son couteau, puis je l’ai vu. Moi, j’ai regardé que le couteau. J’ai plus bougé. Il a fait le tour de la voiture, puis il a crié. Pas à moi, à quelqu’un de la rue. Il a dit qu’il allait le pointer, qu’il allait pointer tout le monde. J’ai poussé mon cousin dans la voiture, il s’est cogné, il a pleuré. L’autre a entendu.
(Soupir) (Temps d’arrêt) Il m’a dit… y m’a dit « Putain d’gamin, ferme ta gueule ». Alors… J’ai frappé mon cousin, j’ai rattaché l’autre et je suis rentré dans la voiture.
Mais il était juste à côté, il pouvait rentrer.
J’osais pas bouger. J’osais même pas verrouiller. J’l’entendais crier sur je sais pas qui.
Puis il a bougé, il a insulté des gens, fait le tour des voitures. J’ai appuyé sur le verrouillage — mais combien de temps après ? Mon cousin, il pleurait, je lui ai dit de la fermer. C’est pas normal, j’lui ai jamais parlé comme ça.
J’ai démarré la voiture pendant que l’autre s’éloignait, je suis parti.
La police a dit que j’avais bien fait. Mais alors pourquoi j’arrête pas de m’en rappeler ? Ça revient tout le temps. J’revois tout, j’me demande comment j’aurais pu faire autrement. Pourquoi je me suis garé là — j’me mets jamais là. Pourquoi j’ai pas été faire des courses avant. Pourquoi j’suis pas sorti pour lui dire de fermer sa gueule, le frapper. Je suis plus fort que lui, plus rapide, c’est qu’un vieux. Mais il m’a pris par surprise ! Le couteau, j’m’y attendais pas, j’étais avec mes cousins !
J’ose plus sortir. C’est mon voisin ! Je sais pas où il est maintenant. En prison ? A l’hôpital ? Il va revenir ? Quand ? Chaque fois, je sors, je surveille la rue comme un parano. J’ai même un couteau dans la poche. Ma voiture est à quatre rues de chez moi. Des jours, je sors même pas, mon médecin m’a mis en maladie.
J’arrive plus à bosser. J’ai essayé. Mon chef m’a dit d’y aller lentement. Mais j’arrive pas. L’autre fois, mon pote m’a tendu un bête outil — une connerie de clé — j’ai plus su respirer. Je suis allé dans la pièce d’à côté, dans un coin — plus su parler. Mon pote, il est venu, j’lui ai crié dessus. J’voyais que le reflet... de cette clé. J’croyais que j’allais mourir.
Même la nuit. J’rêve qu’il rentre dans la voiture, qu’il tue mes cousins. Il les tue de plein de façons. Et que moi je le tue de plein de façons. Putain !
J’dors plus, je travaille plus. Tout ça pour un malade qui marche avec un couteau. Juste un con qui joue l'dangereux. Il a rien fait, il a même pas griffé les voitures. Il a fait son dangereux, puis il est rentré chez lui, au bout de la rue...
Vous croyez vraiment qu’en parler, ça va arrêter ça ? Que j’vais arrêter de surveiller la rue, arrêter de fixer sa porte ? Que je vais arrêter d’avoir ces trucs… Ces paniques ? Que je vais dormir ? Retourner au boulot ? Que je vais pouvoir revoir mes petits cousins sans les imaginer morts ? Hein ? Vous aussi vous allez dire que c'est rien, que c'est fini et qu'il faut passer à autre chose ?
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