Prologue
Il est deux heures du matin. La lune est encore haute dans le ciel, brillant de toute sa splendeur, au beau milieu des milliards d’étoiles. Malgré tout, les astres semblent invisibles, cachés par les lumières ambiantes des rues de la ville. Dans cette province envahie par la technologie, les hommes semblent ne jamais dormir. Les bars, restaurants, magasins et supermarchés inondent l’extérieur de leurs ambiances musicales. Des mélodies plus ou moins douces qui éclaboussent les passants et font naître un agréable sentiment de légèreté. Les immeubles, alignés les uns contre les autres, sont sans répit criblés d’éclairages filtrant au travers des nombreuses fenêtres. Les trottoirs sont illuminés par la dizaine de lampadaires ordonnée le long de la route.
Nous sommes le 12 février, un jeudi. Un jour banal, semble-t-il.
Un enfant, lové au fond de son berceau, hurle de tous ses poumons. Il a faim. Le père, trop épuisé pour bouger, se contente de bousculer sa femme du coude. Il se lèvera la prochaine fois, lui assure-t-il. Son épouse, titubant sous le poids de la fatigue, se presse de se rendre vers la cuisine. Elle ouvre quinze tiroirs avant de trouver le lait en poudre, et remplit maladroitement une bouilloire. Celle-ci semble chauffer l’eau si lentement, que la femme aurait presque le temps de se rendormir, mais les cris de son enfant, trop stridents, la maintiennent éveillée. L’eau finalement chaude, la voilà versée dans le biberon au fond duquel gît la poudre. Se déplaçant en chancelant vers la chambre de son fils, elle secoue le biberon de toutes les forces dont elle dispose. Suffisamment consciente de ses faits et gestes, elle verse une goutte de lait sur le dos de sa main, et la lèche afin de goûter la température. Parfaite. Elle se laisse alors tomber sur le canapé, et attrape son bébé dans ses bras avant de lui chuchoter quelques mots, noyés sous les pleurs. Elle fait glisser la tétine du biberon dans la bouche de son enfant, sans oublier de le bercer sereinement. Pour lutter contre la fatigue qui la consume, elle chantonne une comptine qu’elle a apprise quand elle était jeune. Finalement, son fils ouvre les yeux, et fixe les paupières closes de sa mère. Lorsque celle-ci ouvre les yeux à son tour, une vague d’horreur la dévore.
Son fils a les yeux jaunes.
Ce n’est pas un jaune aussi profond que l’ambre, ou aussi chaleureux que le miel. Il s’agit là d’une couleur luisante comme la veilleuse d’une luciole, perçante et menaçante comme un laser.
Ce sont les yeux du diable.
Comment a-t-elle fait pour ne pas le remarquer plus tôt ? Déjà une semaine qu’elle est mère, elle a l’impression que cela fait une éternité. Et pourtant, son rôle prendra bien vite fin. Dès le lendemain, elle trouvera un moyen, elle en parlera jusqu’à l’aube avec son mari. Hors de question de garder le fils du diable dans sa maison. Les yeux jaunes, ce n’est pas normal. Et ce qui n’est pas normal n’a pas lieu d’être. Ce qui n’est pas normal doit disparaître de sa maison. C’est ce qu’on lui a appris depuis sa naissance.
Au petit matin, alors que le monde s’éveille à petit feu, une centaine de nourrissons périt, victime de ces croyances humaines qui bannissent l’inconnu et chassent l’étrange comme un coup de vent qui aurait balayé une brindille. Sans une once de remord. Beaucoup de parents feront passer la chose pour un accident, mais pourront-ils vivre en sachant qu’ils ont noyé, égorgé ou étouffé leur propre enfant ?
Un jour pas tout à fait banal, en effet.
Lors de cette nuit sanglante, cette femme pour qui les yeux jaunes a été synonyme de monstre, s’est réveillée à l’aube d’un jour nouveau. Son fils était en effet allongé dans son berceau, dans sa chambre, et du lait tout frais l’attendait dans un tiroir de la cuisine. Et pourtant, la veille, rien de tout cela n’existait. Comme par miracle, ou bien malédiction, l’enfant est apparu, en même temps que la chambre, et de nouveaux souvenirs pour le couple parental. Jamais la femme n’a été enceinte, et pourtant, elle a un fils. Jamais la femme n’a été accouché, ni chez elle, ni à l’hôpital, et pourtant, elle a un fils. Jamais elle n’a reçu des félicitations pour sa grossesse, et pourtant, elle a un fils. Jamais elle n’a fait d'échographies, et pourtant, elle a un fils.
Elle avait un fils. Avec des yeux jaunes étincelants.
Le 12 février de cette année-là, 666 enfants ont fait leur apparition dans différents foyers à travers le monde. Cette nuit-là, 666 couples adultes sont devenus parents, sans même s’en souvenir. En quelques secondes à peine, des changements majeurs ont aboutis, et en un clin d’œil, des centaines de vie ont été inventées. Alors que la veille, aucune des 666 nouvelles mères n’était enceinte. Le 12 février, elles ont toutes retrouvé dans une chambre ou dans un salon, un berceau, celui dont elles avaient toujours rêvé. Au fond de celui-ci, il y avait ce nourrisson aux yeux clos pour le moment, garantissant pour beaucoup, un jour de plus à vivre.
En parallèle, 666 enfants, adolescents, adultes et grands-parents ont disparu du globe. Effacés. En même temps. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Et pourtant, ils ont laissé des souvenirs marquants dans les mémoires de ceux avec qui ils partageaient leur vie. Ces disparus, éparpillés aux quatre coins du monde, seront recherchés activement pendant plusieurs années, en vain. Ils ne seront jamais retrouvés.
D’autre part, chez les parents dont la couleur d’yeux de leur enfant ne semble être qu’un détail insignifiant, le nouveau-né ne peut se douter du terrible destin qui l’attend. Au fond, aurait-il peut être mieux fallu pour tous les survivants de mourir comme leurs semblables, noyés, égorgés ou étouffés.
Parmis ces 666 enfants nés avec les yeux du diable, il n’en restera que 612 six jours après leurs naissances.
***
La règle s’écrase une énième fois sur les doigts du petit garçon. Les mains posées sur le bureau, il a perdu le compte du nombre de coups, il subit en silence, et serre les dents pour ne pas crier. Cela ferait bien trop plaisir à son professeur, arborant un sourire carnassier sur les lèvres. On ne lit même plus les graduations sur l’épaisse règle en bois tant elle a servi à corriger les comportements d’enfants.
Kamil, à lui seul, regroupe sans nul doute le record du plus grand nombre de punitions reçues. Si seulement c’était uniquement dû à son côté rebelle, malheureusement, ses yeux jaunes y jouent un rôle également. Et pourtant, rien ne semble pouvoir calmer son caractère jovial et spontané. Il est pratiquement né dans cet orphelinat. Depuis cinq ans, il a connu pas moins de dix éducateurs, trois psychologues et une petite vingtaine de maîtres et maîtresses d’hôtel. Il paraît même qu’un professeur s’est jeté dans la rivière glacée non loin, mais qu’il est revenu avec deux doigts manquants et les jambes tordues avant de s’enfuir dans un autre pays.
Du haut de ses six ans, le petit Kamil prie tous les soirs, à genoux au pied de son lit, et sacrifie parfois son unique morceau de pain sec, dans l’espoir qu’un dieu quelconque accepte sa maigre offrande et vienne le délivrer de l’enfer dans lequel il survit chaque jour. Il en a connu, des camarades de dortoirs, des amis, mais tous se sont échappés par un miracle : ils ont été adoptés. Chaque fois qu’un couple d’adultes se rend dans cet orphelinat, les éducateurs et psychologues présentent les enfants successivement, avant que l’un d’eux ne soit choisi, et puisse découvrir la vie chaleureuse au sein d’une famille. Pourtant, Kamil n’a jamais aperçu l’ombre d’un sourire lorsqu’il était présenté à des futurs parents. Il sait à quoi ressemblent les grimaces de terreur, le dégoût dissimulé au fond des yeux, la peur de l’inconnu se distinguant par un front plissé. Mais les sourires lui sont inconnus.
Cependant, il connaît les sourires se dessinant sur les lèvres de ses professeurs lorsqu’ils prennent plaisir à le punir, où ceux cruels de ses éducateurs alors qu’il est jugé sadiquement telle une bête de foire.
La seule qui lui montrait des sourires sincères, c’était la petite Violette. Elle a deux ans de moins que Kamil, et elle est arrivée à l’orphelinat alors qu’elle n’avait que trois ans. Kamil appréciait passer du temps avec elle. Il lui faisait découvrir les coins cachés de l’orphelinat, ses petits endroits secrets de bonheur et de paix, il lui apprenait comment échapper aux éducateurs et comment embêter les agents d’entretien en mélangeant les flacons de produits.
Un jour, alors qu'ils s'amusaient à grimper aux arbres dans la cour, Violette a reçu une punition sévère. Elle en porte encore la cicatrice sur le bras. Après cela, elle a arrêté de parler à Kamil. Celui-ci n’a jamais compris pourquoi, il avait toujours endossé la responsabilité des bêtises qu’ils faisaient ensemble. Jusqu’à la semaine dernière, où un couple d’hommes est arrivé dans le but d’adopter une petite fille. Ils sont tombés sous le charme de Violette. Jamais un sourire n’a illuminé à ce point son doux visage. Derrière la scène euphorique, un psychologue s’est faufilé à côté de Kamil pour lui murmurer ces mots : « Si Violette a été punie, c’est parce qu’elle était amie avec toi. »
Depuis cet après-midi là, Kamil s’est promis de ne plus jamais se lier d’amitié avec qui que ce soit, et de ne plus jamais pleurer.
Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Nous sommes le 12 février, et Kamil fête ses quatorze ans. Recroquevillé sur l’unique banc isolé de la cour intérieure, il tire sur son bonnet pour se couvrir les oreilles et entoure ses jambes de ses bras. Dans son pull trop grand et ses chaussures dépareillées, il fredonne une chanson d’anniversaire pour lui-même. De la vapeur d’eau s’échappe de ses lèvres. Il n’a jamais apprécié ce genre de fête, sans famille, sans amis pour lui souhaiter une heureuse nouvelle année.
Après avoir terminé sa mélodie, il s’agenouille dans la neige et attrape une branche tordue qui traînait à côté. Il dessine un gâteau surmonté d’une bougie allumée.
« Joyeux anniversaire, Kamil. » chuchote-il en se laissant croire que ses amis sont toujours là, juste derrière lui. Il se penche en avant et souffle sur la flamme de la bougie. Celle-ci ne s’efface pas avant qu’une bourrasque de vent glacial ne recouvre le dessin complet de poudreuse fraîche.
Kamil s’empresse alors de rentrer à l’orphelinat où, pour l’heure, les autres enfants s’amusent entre eux avec des jeux de société. Il esquive la grande salle et se faufile par les escaliers tordus pour déboucher sur le couloir des chambres. Au bout de celui-ci se trouve la salle de bain commune. Kamil y court le plus vite possible et claque la porte derrière lui. Il se plante devant le miroir.
Ses quatorze ans n’ont rien changé. Ses yeux jaunes sont toujours là, perçants comme du safran, irritants comme le sable, acides comme un citron. Les cicatrices sur ses mains et ses épaules ne se sont pas effacées, elles creusent sa peau comme une morsure infligée par le temps. Ses cheveux bruns désordonnés abritent quelques flocons qui fondent sous l’effet de sa colère. Une année de plus, et pas un seul problème en moins.
Des rires chaleureux le font sortir de ses pensées. Il se fiche bien de ce qui se passe entre les autres enfants, au rez-de-chaussée. De toute façon, à leurs yeux, il n’est que « le petit diable turbulent » que l’on punit pour ses affrontements ou pour montrer l’exemple. Mieux vaut ne pas s’approcher de cette créature, pour ne pas finir comme « la pauvre petite Violette », corrompue et châtiée par sa faute.
N’y tenant plus, Kamil ouvre la petite fenêtre surplombant les toilettes du fond et se glisse par l’ouverture. Son corps frêle lui permet de s’enfuir par n’importe quelle trappe, et ses quelques muscles de se hisser sur n’importe quelle plateforme. Voilà ce qui lui a appris ses années d’orphelinat : on peut toujours s’enfuir d’une manière ou d’une autre. Le jour de ses dix ans, il était sorti par cette même lucarne, et avait visité le village à une heure de marche de là, tout au plus. Personne ne s’était rendu compte de son absence, si bien qu’il avait passé la nuit dehors, à admirer les étoiles. Le lendemain, les policiers l’avaient ramené en le traînant dans la neige jusqu’à l’orphelinat. Devant la porte, les professeurs avaient fait semblant de s’être inquiétés toute la nuit, puis il l’avaient puni de cinq coups de fouet sur les épaules.
Il atterrit brutalement dans un immense tas de neige, qu’il a pris soin de confectionner le matin même. Il se relève aussi rapidement, secoue la neige de ses vêtements et de ses cheveux. Il respire un grand coup. L'air frais du début d'après-midi lui réveille les joues, la gorge, les poumons, le ventre. Puis, comme il l'a déjà fait des dizaines de fois, il avance droit vers la forêt, un pied s'enfonçant un peu plus que l'autre dans la poudreuse.
Derrière la cime des arbres se cache un charmant petit village comme on en trouve dans les comptines pour enfants : un immense marché s'établissant tous les matins, une école on ne peut plus classique, une église dissimulant une mairie, et des familles heureuses bien au chaud auprès de leur cheminée.
Perché dans la grange abandonnée à l'entrée du village, Kamil observe. Il rêve du jour où il rejoindra un foyer comme ceux-là. Il rêve du jour où il vivra heureux, au sein d'une famille.
Mais ce qu'il ignore encore, c'est que lors de son prochain anniversaire, son quinzième, sa vie changera. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire.
***
Les Muller ont toujours rêvé d’avoir une fille. Ils avaient décidé du prénom le jour de leur mariage, comme ces couples qui idéalisent la vie de famille. Ces couples qui pensent vivre sur une île aux plages de sable blanc, avec des hamacs suspendus entre deux palmiers et des cascades aux allures féeriques, cachées non loin de la rive, dans une belle forêt fleurie. Un lieu bucolique où les problèmes ne seraient qu’une notion lointaine, sans plus aucun sens.
Ils étaient bien loin de se douter que ce petit coin de paradis qu’ils pensaient trouver avec la naissance d’un enfant allait être en réalité un no man’s land. Un champ de bataille où s’affrontent notamment le sommeil et les braillements de leur fille à toute heure de la nuit mais également la terreur et le risque de voir arriver à leur enfant chéri un souci quelconque.
Leur première surprise, et leur première peur, a été de découvrir Judith dans son berceau coloré, le 13 février. Ce berceau, les parents Muller l’avaient repéré dans un vide grenier quelques jours auparavant. Garance, la mère, n’était pas enceinte à ce moment. Pourtant, la surprise de voir un bébé dans la chambre d’à côté a vite été oubliée, comme si elle n’était due qu’à la nuit et probablement à un choc postnatal. Judith était là, il n’y avait pas de raison à chercher pourquoi. Un enfant ne tombe pas du ciel, Garance était enceinte et avait accouché la veille, à l’hôpital. Point final. La belle chambre dans laquelle ils ont découvert… Non, retrouvé Judith, ils l’avaient sans aucun doute préparée depuis des semaines. Le long des murs verts et bleus où des étoiles fluorescentes étaient accrochées, des meubles blancs et rayés étaient alignés. C’était exactement comme ça que le parents Muller auraient voulu cette pièce. Non, c’était comme ça qu’ils l’avaient préparée.
Le second étonnement des parents a été de découvrir les yeux étincelants de Judith. Deux perles d’un jaune aussi pétillant que celui de jonquilles et aussi brillant que celui de pépites d’or. Pour Garance et son époux, Anatole, ce n’était au final qu’un simple hasard dû au destin, ou à une étrange combinaison génétique. Quand certains y percevaient les yeux du diable, les parents Muller y voyaient les yeux du soleil.
Judith a survécu à sa première semaine grâce à cette vision des choses. Jusqu’aux quatre ans de leur fille, les deux époux n’ont pas entendu parler de ces rumeurs sur les enfants du diable. Puis, comme une poussière portée par le vent et qui peut faire le tour du monde, elle leur est parvenue le jour du quatrième anniversaire de Judith.
Un voisin à l’apparence patibulaire, le visage comme sculpté dans un morceau de glace est venu toquer à leur porte. Il portait toujours de vieux vêtements noirs recouverts de tâches qui au mieux pouvaient être du vin et, aussi, lorsque Anatole a ouvert la porte, il a reculé d’un pas. L’homme acariâtre a hurlé au père de le laisser entrer pour chasser le démon de cette ville. De bouche à oreilles, il avait entendu dire qu’un enfant aux yeux jaunes se terrait dans cette maison, et il était persuadé que ce ne pouvait être qu’un rejeton du diable, venu pour apporter le malheur sur le monde.
« Il est de votre devoir de vous débarrasser de ce monstre! » a beuglé le voisin d’un voix rocailleuse en attirant le regard des passants.
Anatole a menacé d’appeler la police, ce qui a fait fuir le vieil ivrogne. Cependant, le mal était fait, et désormais, les maisons adjacentes étaient au courant de cette rumeur qui n’a pas tardé à se répandre dans la ville comme une traînée de poudre. Bientôt, ce n’était pas un vieil homme inoffensif mais un groupe d’adolescents agressifs qui est venu s’en prendre aux Muller. De nuit, ils sont venus taguer les murs de leur maison, arracher les plantes, dégrader le jardin et ils ont fini par jeter des briques à travers les fenêtres de la chambre de Judith. Les pleurs de cette dernière ont réveillé en sursaut Anatole et Garance qui ont accouru jusqu’à elle. De cette première nuit de haine et de rejet, elle en gardera à vie une entaille au dessus du sourcil droit, souvenir de la peur de l’inconnu si spécifique à l'Être humain. Comme une marque au fer rouge visible éternellement.
Puis la boîte aux lettres de la famille a très rapidement débordé de courriers de menaces, d’objets divers et inquiétants comme un couteau taché de rouge ou une poupée portant le nom de Judith et percée de part et d’autre. Anatole n’a pas attendu que l’inévitable se produise et a demandé à sa femme si elle se sentait prête à partir. Le soir-même, le coffre de la voiture rempli par le plus important, les trois membres de la famille ont filé le plus loin qu’ils le pouvaient, abandonnant leur passé derrière eux.
La maison qu’il ont laissée était telle qu’on aurait pu penser ses occupants tout simplement partis au travail ou se promener le temps de quelques heures : une décoration impeccable constituée de pots à fleurs colorées bientôt fanées, un piano droit en bois qu’Anatole s’est juré de venir chercher sans savoir que ce serait impossible, une armoire pleine de livres, et divers objets dispersés comme un journal, une télécommande, une tasse de thé froid, des peluches et un test de grossesse tout juste utilisé qui dépasse de la poubelle…
Sans le savoir, les Mullers n’allaient rien revoir de tout ça. Dans quelques jours, la maison en bois avec ses murs recouverts de lierre serpentueux allait brûler, emportant avec elle le lourd secret de Garance qu’elle allait pouvoir conserver pour elle peut-être encore quelques jours.
Ainsi, quand dix jours plus tard Anatole a appris la vérité, il en a tremblé sans savoir identifier la raison de cette réaction. Etait-ce une joie incommensurable qui l’a pris soudainement et l’a empêché de rester calme, ou une panique à l’idée de voir un nouvel enfant maudit, dont la vie allait être de survivre en évitant les menaces de mort ? Peu importe, il allait accueillir ce garçon, car il en était persuadé, ça allait être un garçon, quelle que soit la couleur de ses yeux, ou encore le jour de sa naissance.
Bazile est né le 25 décembre. Une farce ou un malheureux hasard ? Judith avait bientôt cinq ans et comprenait que son frère n’était pas comme lui, bien qu’elle ne sache pas ce qu’elle était réellement. Dans son esprit elle était la fille de ses parents, la sœur de Bazile, mais pas uniquement.
En neuf mois, la famille avait déménagé une nouvelle fois et décidé de se rendre là où Judith serait le plus en sécurité, soit plongée dans une foule si importante qu’il est impossible de retomber deux fois sur la même personne, même en s’y efforçant. Paris. Là-bas, les cheveux roses ou bleus, les tatouages pittoresques, et les apparences loufoques sont chose commune. Des yeux jaunes ne feront pas tache. Judith allait être aussi invisible que l’est un grain de sable sur une plage.
L’île qu’avait découverte Anatole et Garance était loin d’être paradisiaque. Le sable était brûlant, les palmiers représentaient une menace permanente avec le vent qui soufflait fort, et les dangers de la forêt empêchaient tout accès à ces cascades qui ne devaient être en réalité qu’un fin filet d’eau boueuse.
Judith a grandi, elle a aujourd’hui quatorze ans. Ses yeux ne lui ont jamais empêché de faire de la photographie, hobby qu’elle affectionne depuis son entrée au collège, ni de décorer sa chambre selon son humeur ou encore d’aller à l’école comme tous ses amis. Elle a d’ailleurs de nombreux amis, et la rumeur qui la suit depuis ses quatre ans s’est évaporée. La poussière qui les a chassés autrefois de leur maison s’est désagrégée au fil des années, pensent les Muller. Elle ne viendra plus jamais les hanter, ils en sont sûrs.
Grossière erreure de leur part.
Depuis la fenêtre de sa chambre, cette lucarne ronde qui donne sur une cour intérieure, Judith observe le vieux saule de ses yeux jaunes. Ces deux “larmes de soleil” comme les appelle sa mère. Son petit frère de dix ans, cet énergumène qui peut surgir de partout, dort dans la chambre d’en bas. Il a souvent posé des questions sur ces deux pupilles intrigantes durant son enfance mais a vite appris à réfréner sa curiosité.
Bazile, c’est ce garçon plein d’énergie, qui passe ses journées dehors avec des amis et ne rêve que d’avoir quelques années de plus pour passer également ses soirées avec ses compagnons. Judith c’est cette fille discrète mais très sûre d’elle, qui aime se plonger dans la poésie et la photographie. Les murs de sa chambre sont recouverts de photo de tout type : Au dessus de son lit, un croissant de lune se reflète dans une flaque de pluie. A ses côtés c’est un simple lampadaire sous un ciel noir. La ville de nuit a toujours attiré Judith, comme ces néons bleus autour desquels volent des insectes hypnotisés.
Judith a aujourd’hui quatorze ans et dans une semaine, elle fêtera son quinzième anniversaire, et sa vie basculera, entraînant son quotidien dans un supplice tel qu’on en trouve chez Satan.
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