23 – Moby Dick, Herman Melville.

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Mon premier contact avec la baleine blanche, je le dois à Editorial Bruguera, la maison d'édition de Francisco Ibañez, créateur de Mortadel et Filemon (je dis ça pour les Ibériques et les initiés), qui publiait de la bande-dessinée de bas-étage, de la sous-sous-littérature d'arrière-gare, le genre qui s'étale dans les kiosques et se gondole entre deux revues. La couverture ultra-fine en simili papier glacé, les pages qui se dégrafent à la deuxième lecture, des couleurs qui s'étalent comme des taches d'encre imprimées à la va-vite, le lettrage bâclé où manquent des mots et abondent les coquilles, le trait grossier d'un dessin torché en deux-deux parce qu'il faut tenir les délais – ah, la poésie de l'illustré qui s'achetait pour pas un rond, entre la baguette et les rouleaux de réglisse, les « p'tits Mickey » pondus au poids par des rouages au talent fatigué !


La bande-dessinée, à ses débuts et pendant longtemps, se contente de filer la métaphore de l'ère industrielle, de la chaîne de montage, du taylorisme, de la photocopieuse à grande échelle. Il faut tenir la cadence et tant pis si le protagoniste semble changer de figure d'une case à l'autre, tant pis si les phylactères regorgent d'abus de langage et de néologismes, tant pis si les couleurs ressemblent à un cauchemar pour daltoniens. Les mômes apprécieront, je vous le garantis. Parce que s'évader de sa tête consiste à entrer dans celle des autres. Les BD furent alors et restent encore des fenêtres, des circuits, des galeries que l'on emprunte pour visiter d'autres planètes – et peu nous chaut que celles-ci affectent d'appliquer les mêmes recettes.


Difficile d'apprécier la griffe de Will Eisner sans avoir ingurgité les Popeye, Bicot, ou Pim Pam Poum, Lil' Abner et Bécassine – et je tiens à citer le Little Nemo de Winsor McCay, chef-d'oeuvre de fantaisie, d'absurde et d'enfantillage. Comment comprendre Blake et Mortimer sans s'être infligé les strips désuets de Dick Tracy ou de Flash Gordon, le Tarzan de Harold Foster, les premiers Pieds Nickelés et leur anarchie communicative ?


Les oeuvrettes de mon enfance, ces enfilades d'images dont les cases rectilignes semblaient ranger le monde dans une sorte d'immense tableau quadrillé, plagiaient le Gaston de Franquin et le Spirou du même, Quick et Flupke, et Mister Magoo. Superman devenait Superlopez dans une version parodique bien plus amusante que l'originale et, surtout, de vieux dessinateurs sur le retour issus des meilleures écoles de dessin adaptaient les romans classiques en bandes-dessinées. L'effet ne manquait pas de vous saisir : le trait de crayon annonce un chef-d'oeuvre et tu ne doutes pas un instant que son auteur maîtrise son sujet. Hélas, on ne lui a laissé guère assez de temps pour gommer, reprendre et peaufiner, alors tu assistes à un savant mélange de savoir-faire bâclé dans un mélange de promesses non tenues. Du haut de mes trois à douze ans, j'en raffolais. Avant même de savoir lire, j'avais découvert David Copperfield, Oliver Twist, Ivanhoë, Robin des bois, Un Yankee à la cour du roi Arthur, le Dernier des Mohicans, Tom Sawyer, et le meilleur de tous, le plus grand, le plus prodigieusement dingue et boursouflé : Moby Dick !


Par où je commence ? Quelle est la meilleure entame pour aborder Moby Dick ? Une fiche signalétique ? Malgré l'aspect réducteur de l'exercice, autant en passer par là. Moby Dick, donc, le grand œuvre d'Herman Melville, cet auteur américain qui sévit au milieu du XIXe siècle, plagié plus tard par Dumas, qui vécut non loin de la petite maison de Nathaniel Hawthorne, auquel il dédia Moby Dick, et non, je ne mettrai pas de guillemets à ce titre, pas plus que je n'userai d'italiques. Moby Dick n'est pas un roman comme les autres. Il est le début et la fin de toute chose, un aleph à lui seul – d'après la définition qu'en donne Jorge Luis Borges dans son conte au titre éponyme – le résumé exhaustif de tout idéal littéraire situé avant ou après l'oeuvre. Quand je pense à Moby Dick, je ne vois pas un pavé de papier à la couverture à peine plus épaisse que le reste, mais un être vivant, une silhouette informe et pathétique qui recrache le sang de la terre sans se soucier de nettoyer derrière elle. Je vois Steinbeck et Flaubert, toute la Comédie humaine et les enquêtes de Sherlock Holmes ; je vois Huck Finn pactisant avec Faust pour accoucher des « Gars de la rue Paul » tout autant que de « Guerre et paix ». Je vois Hugo rédigeant « les Misérables » en faisant la nique à Chateaubriand, certes plus virtuose, mais ô combien plus chiant ; je vois Marcel Proust pédaler dans la semoule et se vêtir d'une cape immonde qui masque la profondeur du style et des thématiques essorées là où ses détracteurs assassinent ses phrases trop longues et sa ponctuation insolente. Je vois James Joyce et Kipling boire des coups en terrasse tandis que Breton fait la manche. Moby Dick contient tous les livres écrits et à écrire, il est le « livre de sable » cher à Borges, encore lui, et Umberto Eco l'aurait caché dans la bibliothèque secrète d'une certaine abbaye s'il en avait reçu le manuscrit original.


Moby Dick raconte l'histoire d'une longue chasse à travers le monde. L'homme est un baleinier, un marin, un pécheur, un aventurier et la hiérarchie qui décide du moindre de ses gestes le situe d'emblée dans un monde kafkaïen dont Kafka n'accouchera pas avant un demi-siècle. La première phrase du livre me poursuit à chaque fois que je lâche la bride à la voix n°17 : « Appelez-moi Ismaël. » « Call me Ishmaël. » « Llamadme Ismaël. » En français, en anglais, en espagnol, mes trois langues maternelles comme j'aime à les appeler quand je les tutoie dans le blanc des yeux, je sais que je suis le véritable narrateur de Moby Dick.


Peut-être n'es-tu point familier des écrits sacrés et des symboles bibliques – comment t'en vouloir ? J'ai lu la Bible à huit ans pour me rapprocher de la maman de mon beau-père. C'était une belle personne et je voulais une mamie. Je l'ai relue plus tard dans une version expurgée pour m'inscrire au catéchisme. Une fille dont j'aimais les yeux et la silhouette y venait parler de Dieu, de la Bible et du reste. Je n'y croyais pas, n'y ai jamais cru, mais la Bible, disait Borges, est un merveilleux livre d'invention, et ça fait trois fois que je cite l'Argentin, signe qu'il est temps pour moi de le relire.


Ismaël est fils d'Abraham et d'Agar, son esclave. Répudié par son père et sa mère, il s'exile et devient l'ancêtre des Arabes. Il représente surtout l'étranger, celui qui ne trouve jamais sa place, celui que l'on met de côté, que l'on rejette à la marge. Qu'on le veuille ou non, et peut-être s'agit-il de ma part d'une posture, mais je sens entre lui et moi une réelle connivence, et c'est peut-être pour cette raison que le livre de Melville m'a agrippé le cœur, y a planté ses crocs de créature lubrique et s'est empressé de le posséder jusqu'à plus soif, le temps d'une vie qui se poursuit évidemment à l'heure où j'écris ces lignes, mais peut-être pas à l'heure où tu les lis.


La chasse dont il est question concerne une baleine blanche à la grande époque des baleiniers. L'huile de cachalot représente alors une source d'énergie et de lumière. On la brûle, on la stocke, on la vend, on la vole, on la revend. Les gigantesques navires de pêche se transforment progressivement en de véritables usines nautiques, comprenant toute la chaîne de fabrication/transformation. L'animal est chassé, tué, dépecé, brûlé. Sa chair se déroule sur elle-même, libérant plusieurs tonnes d'une graisse qu'il suffira ensuite de débarquer à quai pour la vendre dans ce supermarché à ciel ouvert qu'est déjà devenu le monde il y a deux siècles seulement. L'homme apparaît perdu dans un organigramme qui le dépasse et Melville se régale de décrire par le menu chaque étape de ces processus barbares. Il rédige des pages et des pages sur les différentes espèces de baleines, rapporte des anecdotes par centaines sur tel incident au large du Massachusetts, sur tel capitaine qui perdit la vie et ses hommes mais dont le bateau revint indemne, un mystère de plus à voguer librement de vague en vague. Melville va jusqu'à s'interroger sur les différents symbolismes que cache le blanc de la baleine que chasse le capitaine Achab. Ce blanc laiteux, est-ce celui de Dieu que l'on chercher au détriment de la raison pour le confronter à ses erreurs, ses contradictions ses abus de pouvoir ? Est-ce la teinte blafarde du néant qui couine sous nos pas d'humains en quête d'absolu ? Est-ce la couleur du bien qui éclaire et apporte sa lumière aux masses bêlantes des marins qu'estropient sans scrupule l'appât du gain, l'appel de l'aventure, le goût de la soumission ou je ne sais quel prétexte idiot que seul un homme ou une femme feindrait de comprendre ?


Contrairement à ce que voudrait nous faire croire la folie du capitaine Achab, la baleine blanche n'est pas le mal livide, froid, clinique d'une condition terrible à laquelle nous ne pouvons que nous soumettre. Ou plutôt, si bien sûr, mais la baleine blanche dépasse tout cela. Elle sert également de balise à Ismaël, dont l'amitié avec le harponneur cannibale, Queequeg, laisse présager un semblant d'optimisme chez l'auteur. Je refuse de vous raconter la fin mais il y a présage et présage, bien sûr, et n'oubliez pas que Melville écrira plus tard la courte histoire de « Bartleby », cet employé des postes à qui l'on impose la gestion des lettres mortes, poste inutile s'il en est, et dont l'étrange et cuisante dépression le pousse à refuser mollement de vivre sans jamais toutefois tenter l'expérience de la crise et du feu de la passion. « I would prefer not to », ne manque-t-il pas de répondre, quelle que soit la demande, la requête ou la proposition. « J'aimerais mieux pas », cette phrase que ne prononcera jamais Ismaël, dont Achab se défendra jusqu'au bout, dont Moby Dick se méfie parce qu'il faut bien remonter à la surface pour avaler un peu d'air, avant de redescendre en apnée.


Ecrire Moby Dick reste l'expérience la plus notable de son auteur, dont on sait pourtant qu'il fit plusieurs fois le tour du monde, manqua se noyer un nombre incalculable de fois, rencontra des personnages aussi hauts en couleur que ceux qui arpentent le pont du Pequod, et eut même l'occasion de tailler le bout de gras avec le père de la littérature américaine moderne, le Nathaniel Hawthorne que j'évoquais plus haut. On ignora son livre, on le refusa, lui préférant sans doute des oeuvrettes fades et des textes courts. Melville y perdit son entrain et s'engonça dans une dépression houleuse, celle que l'on ressent parfois lorsqu'on est de quart entre deux et trois heures du matin et que les ronflements le disputent au vent dans les voiles et au son de la vapeur.


Je m'imagine parfois au seuil de la mort, les traits tirés parce que seul, chauve, ridé jusqu'à la moëlle. Mes enfants sont partis et ma compagne m'a tourné le dos. Je suis assis sur un lit de camp dans un monde brûlé dont on a chassé la dernière baleine en détournant le message de Melville – qui, déjà, se demandait ce qui se passerait si on continuait à tuer ces monstres magnifiques avec la même frénésie industrielle. Mes doigts souffrent d'arthrose et je prends soin de ne pas égarer mes lunettes, de n'en point briser les verres. Moby Dick repose sur ma cuisse gauche et j'en ai corné toutes les pages.


Je relirai Moby Dick et je sais alors que Moby Dick plongera ses yeux dans les miens et que nos volontés s'affronteront au bord de l'abîme.


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