Dissimulation
Finalement, Andei accepta de revenir dans la soute pour s’y cacher. Sorj, qui lui avait amené de quoi manger, lui assura qu’il s’occuperait de son ravitaillement de manière quotidienne.
— De toute façon, je viens bosser ici tous les jours. Mon poste, c’est la soute.
Andei, tout occupé à dévorer un morceau de pain reconstitué, hocha la tête rapidement.
— C’est la première fois que je mange du pain, s’excusa-t-il avec un sourire désolé. C’est aussi bon que le disent les histoires… enfin, ça fait du bien de manger !
Sorj répondit par un demi-sourire. Le steak des ældiens qui se réjouit de manger… le pauvre n’avait rien avalé de solide depuis des années !
Sorj s’attacha rapidement à Andei. Il le voyait tous les jours, et en était venu à apprécier sa compagnie. Lorsqu’il arrivait dans la cale de stockage le matin, il attendait que Andei sorte de sa cachette pour le saluer ; alors, la journée commençait vraiment. Ils avaient convenu d’un code, au cas où quelqu’un d’autre se serait pointé.
Cependant, au fil des jours, Andei semblait se rembrunir. Sorj mettait cela sur l’approche de leur destination, et la menace qu’elle représentait. Être la proie désignée d’une race extraterrestre faisait déjà suffisamment peur : s’approcher desdits prédateurs devait être pire.
Sorj effectuait des réglages de maintenance sur un caisson lorsque Andei, assis à côté de lui, jeta un regard triste au visage endormi qu’on apercevait à travers la vitre. Il s’agissait d’une fillette, qui ne devait pas avoir plus de dix ans. Dans ses bras, sous un plastique, une peluche en forme de lapin. Une précaution bien inutile, puisque ce jouet allait être jeté avec le reste… Les ældiens dépouillaient les tributs : ils ne prenaient que la viande.
— Et eux… que vont-ils devenir ?
Sorj délaissa son moniteur et lui jeta un regard coupant.
— Pose pas des questions comme ça. Ça ne sert à rien.
— On pourrait peut-être en sauver un ou deux…
— Moran m’a bien signifié qu’on avait plus droit à l’erreur. Les ældiens ont commandé cinq cents tributs, et on leur en ramène à peine quatre cent quatre-vingts. Des princes ældiens ont rompu des accords pour moins que ça !
— Parce qu’ils ont des princes, en plus ?
— J’en sais rien. Des chefs de guerre, si tu préfères. C’est un genre de société féodale, pour ce que j’en sais. Des guerriers de l’espace. C’est pour ça qu’on a besoin d’eux.
— Et qu’est-ce qui se passe, si l’accord est rompu ?
— Ils arrêtent de se battre avec nous. Ils ne nous aident plus. Et surtout, ils se servent sur la flotte parjure. Lors d’une livraison qui s’est mal passée, les ældiens ont exigé qu’on remplace les pertes en viande avec nos propres effectifs. Un très bon ami à moi a été désigné.
Andei fixait Sorj, horrifié.
— Et vos supérieurs ont accepté ce marché ?
— Bien sûr qu’ils ont accepté ! Tout est fait pour préserver les pactes. On ne peut pas se passer d’eux. C’est la guerre, tu piges ?
Le jeune terrien n’ajouta rien. Mais ses yeux restaient posés sur la petite fille, la fixant d’un air mélancolique. Un visage d'ange, mais un génome rongé par les radiations, affligé de mutations sporadiques.
— Tu sais comment elle s’appelle ?
— M’en fous !
— Qu’au moins, quelqu’un, quelque part dans l’univers, garde un souvenir d’elle… Qu’est-ce qu’ils vont faire d’elle, à ton avis ?
Sorj se redressa en pestant.
— La bouffer, évidemment ! On est de la nourriture, pour eux. Ce sont nos prédateurs naturels. Ils prisent la viande humaine plus que toute autre.
Le regard d'Andei se fit minéral.
— Pourquoi on ne les extermine pas ?
— Parce qu’on n’a pas les moyens de le faire. Ils sont plus forts que nous… et on a plus urgent à régler : les korridites !
— N’est-ce pas la même chose ?
— Non. Les ældiens se contentent de quelques prélèvements sur le troupeau : les korridites, eux, veulent tous nous exterminer jusqu’au dernier. Il y a une grosse différence !
Sorj avait terminé ses vérifications. Le caisson – celui de la petite-fille – tiendrait jusqu’à la livraison. Il y avait un défaut de conception sur ces caissons, cela semblait évident… en tout cas, c’était ce qu’avait l’air de penser Moran.
Peut-être une action de sabotage délibérée, pensa Sorj en jetant un œil à Andei, sourcils froncés. Officiellement, les Terriens ne savaient pas ce qui se tramait là-haut. Mais l’info avait peut-être fuité. Tout était possible.
— Et si c’était elle, qui s’était réveillée ? Qu’est-ce que tu aurais fait, Sorj ? Tu l’aurais évacuée dans l’espace ? Incinérée vivante par le robot nettoyeur ? Ou alors, tu l’aurais remise de force dans son caisson ?
Sorj en avait assez entendu.
— Arrête de dire des conneries. Je ne suis pas responsable de cette situation, ok ?
— Mais tu es complice.
— Pas le choix. Et toi non plus, d’ailleurs… ne t’avise pas de toucher aux caissons ! Tu signerais notre mort à tous les deux.
Andei ne répondit rien. Son visage resta fermé.
En dépit de ces prises de bec, Andei apprenait à connaître cet homme taciturne qu’était Sorj. Pendant que le technicien effectuait des contrôles et des réparations sur les caissons, il lui parlait, même si la conversation était souvent à sens unique. Sorj couvait ces cocons de métal comme une mère poule ses œufs. Ou plutôt, comme un éleveur veille sur ses zubrons juvéniles dans une ferme de clonage. Parfois, en l’interrogeant sur le sort des tributs, Andei essayait de lui faire prendre conscience de l’horreur qu’était ce marché à la viande humaine. Dans ces moments-là, Sorj s’énervait. Alors, Andei lui parlait de la Terre. De la vie qu’on y menait. De la surface inhabitable, peuplée de ruines nucléaires. De l’air irrespirable, des maladies empoisonnant les cadavres, des affrontements perpétuels avec des bandes de pilleurs prêts à tuer pour une demi-cartouche d’oxygène supplémentaire.
Sorj écoutait d’une oreille attentive, toujours silencieux.
— J’ai jamais connu la Terre, lâcha-t-il une fois. Je suis né à bord d’un bâtiment de guerre.
— Avec toute cette technologie, pourquoi n’avons-nous pas été capables d’établir des colonies, comme ce qu’on nous faisait croire avec Sirius ? s'étonna Andei. Il y a bien des exoplanètes ou des géoformations terraformables. Il y a eu des essais, des tentatives dans ce sens… Les archives en parlent ! Pourquoi ne pas avoir continué ?
Sorj soupira. Aux yeux d’Andei, le solide intendant semblait de plus en plus las.
— On a essayé, au début. Mais dès qu’on se posait quelque part, les korridites rappliquaient. C’est comme ça qu’on les a réveillés, d’ailleurs. En déterrant l’une de leurs sentinelles lors d’une extraction de minerai.
— Vous les avez réveillés !
Andei n’en croyait pas ses oreilles.
— Oui. La sentinelle s’est mise en marche, après un sommeil de plusieurs milliers d’années. Elle a éliminé tous les humains présents, les a disséqués, puis elle a envoyé un signal à toutes les autres armes en stase dans la galaxie. Avec un seul mot d’ordre : notre annihilation.
Une fois de plus, les humains avaient creusé leur propre tombe. Que ce soit dans l’espace ou sur Terre, ils reproduisaient les mêmes erreurs.
— C’était donc une erreur humaine, observa-t-il, un goût âcre lui montant à la bouche. Si on en est là, c’est la faute de quelques curieux...
Sorj lui glissa un regard coulant de ses prunelles bleu glacier. Puis il passa la main sur son crâne rasé. Andei se surprit à se demander de quelle couleur étaient ses cheveux. Sa cité d’origine – ses ancêtres devaient bien en avoir une – n’était pas visible sur son visage, et son nom ne fournissait pas d’indication ethnique particulière. Mais, contrairement à beaucoup des humains que le jeune terrien avait vus dans sa vie, l’intendant avait une peau assez hâlée, comme si, au lieu de croiser dans les ténèbres froides de l’espace, il œuvrait sur l’un de ces vieux navires, exposé aux rayons du soleil. Aujourd’hui, avec les filaments qu’il restait de la couche d’ozone, ces rayons étaient mortels. Mais en regardant la peau bronzée de Sorj, on pouvait aisément l’oublier.
— Si c’est une erreur humaine, il doit y avoir moyen de la réparer, non ? tenta Andei.
— On y travaille. Avec les ældiens. C’est une race ancienne : ils connaissent les korridites mieux que nous. Ils se sont servis de leur technologie pour progresser et accéder à l’espace.
— Mais en échange de cette aide, vous devez leur sacrifier vos frères.
Sorj n’essaya même pas de se justifier. Andei et lui avaient cette conversation tous les jours : cela faisait quelque temps, déjà, qu’il ne cherchait plus à se défendre. En fait, il avait compris qu'il était lâche : lâche d'accepter de jouer ce jeu de dupes, et lâche de ne pas oser tenir ses positions, ni devant Andei, ni face à Moran.
Mais ce n’était pas lui qui avait conclu cet accord. Et, quelque part, en sauvant la vie d’Andei, il avait commencé à agir.
Sur un vaisseau, où la tache de chacun est réglée comme les rôles d'automates sur un diorama, le temps s’écoule d'une manière répétitive et lassante, qui endort les sens. Sorj ne vit pas passer les jours, même s’il consultait le calendrier fatidique quotidiennement. Dans moins de soixante-douze heures, ils seraient arrivés au point de rendez-vous convenu avec l’Amiral Hosseini et ses alliés ældiens. Ce serait le moment de livrer la marchandise et de rendre des comptes. Tout l’équipage s’y préparait, à commencer par leur capitaine, plus nerveuse que jamais. Sorj la fuyait, peu désireux de tomber sur son regard inquisiteur : depuis le temps qu’ils travaillaient ensemble, il avait acquis la certitude qu’elle savait lire en lui. L’intendant donnait aux autres l’impression d’être quelqu’un de froid et solide, mais c’était un piètre menteur. Faire comme si rien n’avait changé lui coûtait. Il avait l’impression d’avoir le mauvais rôle dans une farce sinistre.
Or, au sortir du mess où ils prenaient leurs repas – il fallait bien qu’il s’y montre de temps à autre – Moran passa à son niveau.
Et au lieu de continuer de son côté, elle s’arrêta.
— Ce n’est pas à toi, ça ?
Sorj se retourna. Moran tenait un objet dans sa main, qu’il ne pouvait pas voir. Elle le lui tendit ; il le prit dans sa paume.
C’était sa plaque d’identification militaire. Les soldats, qui n’étaient pas tous implantés, en portaient une, au cas où personne ne posséderait le matériel pour lire leurs informations génétiques sur le champ de bataille.
— Tu l’avais perdue ?
Un peu déstabilisé, Sorj sortit du col de sa veste la chaîne où était accrochée sa plaquette. Effectivement, il manquait le doublon.
— Merci, je n’avais pas remarqué l’avoir perdu. Où tu l’as trouvée ?
Moran le regardait, ses yeux bruns posés sur lui d’une manière insondable.
— Ici, dans le mess.
— Je vois. Merci.
Sorj referma son poing sur la plaque portant son nom, et la glissa dans sa poche de poitrine.
— Ne la perds plus, Sorj, lui intima Moran d’une drôle de voix. C’est important.
L’incident le préoccupa toute la journée. Il avait l’impression d’avoir commis une erreur, mais il n’arrivait pas à se figurer comment, ni laquelle. Ce n’est qu’une fois allongé dans sa minuscule cabine, sur son lit étroit, dans cette entre-phase nébuleuse qui précède le sommeil, qu’il réalisa. Loin de le rassurer, le ronronnement familier des machines lui apparut soudain comme la voix d’une entité cruelle et maléfique venue du fond de l’univers. Frappé par l’horreur de ce qu’il venait de comprendre, il s’assit sur son lit, les yeux exorbités dans le noir. Son t-shirt mouillé adhérait à son dos puissant, trempé de sueur.
Merde, se répéta-t-il. Merde.
Il se souvenait où il avait perdu la plaquette, à présent. Ce n’était pas dans le mess. C’était dans les conduits d’aération du module médical, dans la soute, le jour où il avait couru après Andei.
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