L'enfer des animaux
Après l’ignominieuse épreuve de l’examen, Andei et Sorj furent conduits dans une cellule spartiate et surchauffée. On avait refusé de leur rendre leurs vêtements. Ils étaient nus, comme des animaux de batterie. Le militaire portait un collier. Il ne regarda même pas lorsque Brüder lui en passa un à lui aussi.
— Vous avez de quoi de vous sustenter, fit-il en leur indiquant une sorte de table portant toutes sortes de denrées. Profitez-en bien : c’est le dernier repas de ce type que vous prendrez. Je reviendrais vous chercher plus tard pour la purification.
La purification… qu’est-ce que ça allait être, encore ? Un cocktail piquant d’angoisse et de révolte montant aux lèvres d’Andei, qui s’acharna sur l’entrave que Brüder lui avait laissé. Étrangement, l’objet semblait ne pas posséder de système d’ouverture. Comment l’IA le lui avait-il mis ?
Il se tourna vers Sorj.
— T’as essayé de l’enlever ?
L’ex intendant lui jeta un regard morne, dont la vacuité effraya Andei.
— Tu perds ton temps. Collier ou pas, ils feront de nous ce qu’ils veulent.
Andei hésita un moment, puis il mit fin à ses tentatives. La vie lui avait appris que parfois, mieux valait ne pas s’acharner.
En dépit du funeste augure de l’IA, aucun des deux hommes n’éprouvait l’envie de se « sustenter », comme l’avait dit Brüder. Andei fut bien traversé par un éclair d’angoisse en songeant à la sinistre recommandation du robot, mais la douleur cuisante qu’il ressentait encore entre les jambes lui avait coupé l’appétit. Et, à en voir le visage de Sorj, ce dernier éprouvait la même chose.
— À ce propos… qu’est-ce qu’ils t’ont fait, à toi ?
Sorj garda le silence. Ses yeux restèrent fixés sur le mur, son visage, impassible.
— Sorj ?
L’ancien intendant avait été trahi par les siens. Avec ce qu’il avait vécu dans les souterrains humides de Terra, et toutes les horreurs dont il avait été témoin, Andei pouvait comprendre qu’un groupe humain vende un inconnu transgénique pour acheter leur vie et leur liberté. Mais Sorj avait été trahi par des gens qu’il considérait comme ses compagnons. Le choc devait être encore plus rude. Andei, lui, avait eu des semaines pour s’habituer à la nouvelle donne.
— Si tu ne veux pas parler, je comprends, indiqua Andei en baissant ses longs cils. Je veux dire, ce qui nous arrive, c’est moche, mais pour toi…
La voix grave de l’intendant l’empêcha d’exprimer le reste de sa pensée.
— L’androïde voulait me couper les cordes vocales. Pour m’insonoriser, comme il disait. Pour le reste, d’après ce que j’ai pu entendre, on a subi le même type d’examen.
Andei frissonna. C’était donc ça.
— Mais… il ne l’a pas fait… heureusement, réussit à articuler Andei.
Sorj lui jeta un regard bref, coupant comme une écharde de glace.
— Pas fait ? Ce putain de robot m’a enfoncé quarante centimètres d’acier chirurgical dans le colon. Dans mon langage, j’appelle ça un viol, par instrument interposé.
Andei avala péniblement sa salive.
— Je parlais de l’ablation des cordes vocales.
L’intendant poussa un long soupir, qui donna à Andei l’impression qu’il se détendait.
— C’est l’ældien. Il l’en a empêché.
Andei se redressa, alarmé.
— L’ældien ?
— Il était là, dans l’ombre, chuchota Sorj. J’ai vu sa silhouette. C’était lui. J’en suis sûr.
— Tu l’as vu ?
— Non. Il a fait en sorte que je ne puisse pas le voir. Les ældiens sont comme ça : ils ne se montrent jamais à ceux qu’ils considèrent comme des inférieurs. Et pour lui, on est du bétail, de la bestiole de boucherie.
— Mais on n’a toujours pas été mangés. Et tout ces examens…
Andei frissonna. Les modalités de leur capture, la façon dont cet horrible robot les avait auscultés… pourquoi une telle insistance sur leurs organes génitaux ? Si l’alien avait voulu de simple bêtes à viande, il n’aurait pas pris le soin de les faire examiner d’une façon aussi poussée.
— Brüder a dit qu’ils voulaient un mâle et une… femelle, admit-il. Pourquoi ?
Compréhensif, Sorj surmonta ses réticences pour passer un bras sur ses frêles épaules.
— Je crois que… (Il hésita). Je crois qu’ils ont un autre plan pour nous.
Les yeux d’Andei s’écarquillèrent. Ses pires craintes étaient confirmées. Intimement, tout au fond de lui, il sentait que le sort qui les attendait était bien pire qu’une simple mise à mort.
— Un autre plan ?
Sorj hocha la tête.
— Il y a des rumeurs, confia-t-il en grattant son menton mal rasé. D’après ce que j’ai entendu, les tributs ne sont pas tous mangés. Certains ont un autre usage.
— Lequel ? déglutit Andei.
Sa question avait sonné d’une voix de fausset.
— Eh bien… certains tributs sont inséminés.
— Inséminés ? Tu veux dire qu’ils les font reproduire pour avoir plus de viande ?
— Je n’en sais pas plus, avoua Sorj sans le regarder. C’est ce qu’a raconté une capitaine d’escadron qui est montée dans un de leurs vaisseaux, une fois : le commandant ældien possédait un véritable harem, et toutes les femmes ou presque étaient enceintes. Imagine : une rangée de femmes humaines enchaînées comme des esclaves, avec le ventre prêt à éclater… une vision d’horreur, pour cette soldate. Elle n’est plus jamais remontée à bord d’un cair.
Un élevage. Ces monstres sélectionnaient certains humains pour les faire se reproduire et en obtenir plus à manger, comme du bétail de ferme. C’était ce qu’il avait compris de cette affreuse histoire.
— On veut peut-être nous garder comme reproducteurs, pour agrandir le cheptel. Si c’est le cas, nous ne seront pas dévorés.
Le visage d’Andei, déjà blême, se crispa.
— C’est… c’est horrible, parvint-il à articuler.
Sorj hocha la tête en silence.
— Si tu as subi ces examens intrusifs toi aussi, c’est bon signe. Ça veut dire qu’ils vont nous garder en vie.
Andei tourna le visage d’un air dégoûté.
— Mais on me forcera à donner naissance encore et encore à des enfants qui finiront dans leur assiette !
Sorj le regarda en silence. Ses yeux noirs luisaient étrangement, comme fous.
— Même en enfer, il y a des règles, dit-il enfin.
Les règles, ils ne tardèrent pas à les apprendre. Brüder maintenait une distance polie et glaciale, mais il leur expliqua qu’avant de rencontrer le « Maître », les deux humains devaient être « purifiés ».
— Les Maîtres sont facilement répugnés par l’odeur du monde humain, leur expliqua-t-il du ton enjoué du gamin ravi d’apprendre à un autre des choses qu’il ignore. Notre technologie leur déplait. L’élément fer, par exemple, lorsqu’il est sous une forme concrète et solide, pur et non traité, les incommode tout particulièrement.
Intéressant, ça. Andei chercha le regard de Sorj, que ce dernier s’appliqua à ignorer. Mais il avait noté cette information dans son cerveau.
— Vous devrez passer quelques jours dans un bain purificateur, continua le robot, afin d’éliminer toute trace d’odeur suspecte sur votre corps, et suivre un régime adéquat. Ensuite, l’entraînement débutera.
Brüder marqua une pause théâtrale, en posant son index sur ses lèvres fines.
— À ce propos… J’espère que vous avez mangé tout votre content, dans la cellule de repos ! Plus rien de solide ni d’odorant ne vous sera donné jusqu’à la rencontre avec le Maître. Vous devrez avoir une hygiène corporelle irréprochable en sa présence, surtout en ce qui concerne l’élimination des selles. Personnellement, toute cette chimie organique me répugne. Aucune infraction à la propreté ne sera tolérée sous ma supervision ! Il en va de mon honneur.
De nouveau, Andei glissa un regard en coin à son compagnon d’infortune. De nouveau, ce dernier l’ignora.
— D’autres questions ? demanda l’IA sans se préoccuper du fait que les deux humains étaient restés jusque là silencieux.
— Oui, intervint Sorj sans se démonter. Pourquoi le Maître veut-il nous rencontrer ? Si la présence d’humains inférieurs lui est si désagréable, il pourrait nous envoyer à la boucherie dès maintenant…
Cette fois, le regard que jeta Andei à Sorj fut celui d’une bête traquée. Mais un lent sourire se dessina sur le visage régulier de Brüder.
— C’est vrai. Vous ne méritez pas l’attention du Maître. Ni même de poser les yeux sur lui. Il ne s’adressera jamais à vous directement, bien sûr. Je serais là, en tant que préparateur et intermédiaire, toujours. Vous pouvez vous reposer sur moi : je serais pour vous la fermière qui élève le cochon comme l’un de ses précieux enfants. N’est-ce pas ce que vous avez toujours fait ? Parler à la viande que vous consommez, élever un animal pour le manger ?
Le rictus de Brüder se voulait amical, mais aux deux hommes, il parut des plus abjects.
— On fait pousser des cellules en usine, objecta Sorj. Cela fait bien longtemps qu’il n’y a plus d’animaux. Les rares qui restent sont mutants et contaminés par les radiations : on ne peut pas les manger.
Contrarié par cet argument, Brüder passa une main rapide dans ses cheveux blonds, remettant soigneusement une mèche sur le côté.
— Peut-être. Si vous le dites. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas été dans le monde humain… mais assez parlé de moi. Si vous n’avez pas d’autre question, suivez-moi.
Andei s’avança.
— J’en ai une. Qu’est-ce que cet entraînement dont vous nous parlez ?
De nouveau, Brüder sourit.
— L’entraînement ? Ah oui… et bien, il vous apprendra à réaliser votre vocation, celle qui sera la vôtre jusqu’à la fin de votre courte vie. À vous y préparer, à vous y habituer et à vous efforcer de vous y montrer le meilleur possible.
Sorj se força à parler. Andei, lui, n’en avait déjà plus la force.
— Quelle vocation ?
Le sourire de Brüder s’élargit.
— Celle d’esclave sexuel. À présent, suivez-moi. Le Maître manifeste une certaine curiosité à votre endroit, et il n’aime pas attendre.
Brüder fit montre d’autant de zèle et de perfectionnisme dans les protocoles de toilette que pour l’examen gynécologique. Au bout de quelques heures de lavements répétés, d’injections intra-urètrales et de douches vaginales ionisantes, Sorj comme Andei avaient l’impression d’avoir subi une séance de torture hydrique. C’était presque le cas. Lorsque Brüder leur proposa enfin de se détendre dans le bain, les deux hommes refusèrent vigoureusement, préférant se reposer dans la salle douillette et étrangement capitonnée attenante à la salle d’eau. Ils profitèrent d’une absence de Brüder pour débriefer. Pour la première fois depuis des heures, Sorj parut remarquer le décor hallucinant dans lequel on les avait laissés : les couches moelleuses et irisées, les colonnades sculptées, les plantes aquatiques et les lumignons ouvragés lui évoquaient les illustrations d’un holo-conte que ses parents lui racontaient petit : les Mille et une nuits. Un harem. Ils étaient dans un harem, l’un de ces sérails dans lequel les tyrans de l’ancien temps gardaient leurs concubines.
— Je serais peut-être contraint de te faire des choses que tu ne souhaites pas, murmura Sorj avec gêne. Je m’en excuse d’avance.
Andei hocha la tête. Il s’était préparé à cette éventualité. Depuis son réveil dans la soute du Charon, il n’avait eu de cesse de repousser son seuil de tolérance : si tout ce qu’on leur demandait, c’était d’avoir des rapports sexuels pour satisfaire la curiosité malsaine d’un extraterrestre blasé, la situation restait encore acceptable.
— Je l’ai jamais fait, avoua Andei. Et je me considère comme un homme.
— Je sais. Si ça peut te rassurer, moi, je suis cent pour cent hétérosexuel. Faire l’amour à un homme ne m’a jamais effleuré l’esprit. Mais si ça peut nous sauver la vie…mieux vaut accepter et faire tout ce qu’ils nous disent.
Andei se hâta d’acquiescer. Ce qu’il craignait surtout, c’était d’être pris pour une femelle, de voir son pseudo-vagin pénétré. Sorj était loin d’être laid, et il se sentait à l’aise avec lui. Il lui faisait confiance. Il savait que l’intendant ferait tout pour lui rendre la tâche plus facile… dans la mesure du possible.
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