Retrouvailles
Sorj ne l’avait dit à personne, mais avant que le destin ne le plonge dans la guerre et sa logique binaire, il était un autre homme, qui rêvait de concepts de conscience et d’esprit. Il s’était intéressé à une science tombée en désuétude, qu’on appelait, avant la Seconde Conquête Spatiale, behaviorisme. Selon les préceptes de cette science du comportement, un conditionnement approprié pouvait amener un être humain à devenir exactement ce que le savant voulait. Il suffisait pour cela de le récompenser pour certains comportements, et de le punir pour d’autres. Un psychologue appelé Skinner, qui développa la théorie d’apprentissage dite du « conditionnement opérant », les récompenses étaient bien plus efficaces que les punitions. Ce principe, qui pouvait s’appliquer sur des humains, était particulièrement efficace sur les animaux domestiques : c’est ce qui donna lieu, entre autres, à l’ethologie canine et équine. En gros, plutôt que de battre son chien ou son cheval pour le faire avancer, il suffisait de l’attirer avec une friandise appétente. Simple et efficace.
L’intellect de l’androïde Brüder devait avoir été programmée par un concepteur behavioriste, car il avait parfaitement assimilé ces principes éducatifs. Très vite, il réalisa que menacer de mutilation un Sorj épuisé par les séances de sodomie par machine interposée de plus en plus intenses, assorties aux volumes de plus en plus gigantesques qu’il lui imposait, ne marchait plus : l’homme voulait juste qu’on le laisse mourir, pour ne plus à avoir à endurer une telle torture. Aussi, il le laissa se reposer et remplaça le bâton par la carotte.
— Le Maître s’est plaint du manque de savoir-faire de ton compagnon concernant les fellations, lui annonça Brüder un jour. Tu dois apprendre à être un bon suceur, pour pouvoir le satisfaire.
Cette fois, le regard éteint de l’intendant s’était rallumé, à la grande satisfaction de Brüder.
— Andei ? Il est vivant ?
L’IA laissa flotter un fin sourire.
— Bien sûr. C’est le putain du Maître maintenant : il est honoré tous les jours. Lorsqu’il sera enfin fécondé, ce sera ton tour. Mais d’abord, tu dois apprendre à prendre une queue en bouche. Contrairement à ton ami, tu n’as que deux orifices : ils doivent donc être parfaitement entrainés à faire jouir ton maître.
Sur ces paroles que Sorj jugea révoltantes, il lui montra un objet gras et épais, à la forme vaguement phallique.
— Tu dois être capable de l’accueillir entièrement, jusqu’au fond de ton œsophage. Ce n’est pas facile, crois-moi !
Sorj coula un regard à l’androïde du coin des paupières : ce foutu robot avait donc essayé de sucer l’ældien ? Puis il baissa de nouveau la tête.
— Non.
Brüder leva un sourcil.
— Non ?
— Je ne le ferais pas. J’en ai assez de cet entrainement dégradant.
— Si tu acceptes de faire encore un petit effort, je te laisserai voir ton ami. Sinon, je t’arracherai les dents : un esclave qui ne sait pas faire jouir son maître avec sa bouche n’est bon qu’à être un trou à bites.
Sorj tourna la tête avec une vivacité qui surprit Brüder. Le regard étincelant de rage contenue, il détailla l’IA des pieds à la tête.
Un jour, il paiera pour tout ça.
— Comment va Andei ?
— Tu le sauras si tu prends ce phallus dans ta bouche.
Sorj soupira, puis il se plaça à contrecœur dans le fauteuil de torture que Brüder réservait à ce genre d’usage. Le plug en acier chromé qu’il portait quotidiennement – un gros piston de taille plutôt inférieure à ce qu’on lui imposait d’habitude – se rappela douloureusement à lui lorsqu’il s’assit. Aussitôt, les fermetures de contention se refermèrent sur ses poignets et ses chevilles, puis le plateau qui le soutenait bascula vers l’avant, le positionnant face tournée vers le sol. Pendant un court, mais affreux instant, Sorj redouta une nouvelle séance de pénétration anale. Il se sentit rassuré en voyant arriver vers lui l’énorme chose recouverte de mucus gluant, qui s’agitait mollement sur une machine évoquant une courroie de distribution.
— Qu’est-ce que c’est censé représenter ? Un pénis de dinosaure ?
La tentative désespérée de Sorj pour faire de l’humour n’eut pas l’heur de plaire à Brüder.
— Ne manque pas de respect à ton maître. Ouvre la bouche et prends le mors.
L’inquiétude monta aussi sûrement qu’une jauge à oxygène défaillante, Sorj avisa du coin de l’œil le dispositif barbare qui descendait vers lui avec ce sinistre bruit mécanique qu’il avait appris à redouter. Il se permit une dernière bravade avant l’invasion de sa bouche.
— Ça représente donc un pénis d’ældien ? C’est laid comme tout.
La chose était affreuse, avec sa forme agressive et profilée, son corps épais recouvert d’un filet de grosses veines violettes et son extrémité triangulaire ouverte sur un méat avide. En outre, elle s’agitait vers lui, comme douée d’une vie propre, et semblait impatiente de se glisser dans sa gorge. Oui, c’était bien la chose la plus affreuse qu’il n’avait jamais contemplée de sa vie.
— Tais-toi, insolent ! siffla Brüder, la mâchoire crispée entre la rage et la satisfaction sadique lorsque le mors s’enfonça dans la bouche de Sorj, forçant celui-ci à l’ouvrir plus grand encore.
Sorj laissa échapper un hoquet de souffrance lorsque le dispositif se verrouilla sur lui. Il se sentait écartelé jusqu’au point de rupture. Mais le pire était encore à venir.
L’horrible chose continuait à s’agiter sous son nez, déversant déjà une quantité de fluide tout bonnement écœurante.
— Pendant le rut, les ældiens produisent des litres de semence. Ce sera ton rôle de soulager ton maître en pompant le maximum de ces fluides. Quand il ne sera pas en train de pilonner sauvagement ton cul, s’entend.
La vulgarité soudaine de Brüder alarma encore plus Sorj, habitué au ton affecté de l’IA.
J’avais raison, pensa-t-il. Il prend un réel plaisir à nous voir souffrir.
— Interdit de vomir. Tu dois tout avaler. Attention, tu y auras droit à chaque pénétration ! On y va.
Soudain, l’immonde objet plongea sur lui. Sorj eut à peine le temps de prendre une grande bouffée d’air avant que la chose n’envahisse sa bouche. Après s’être un instant attardée sur sa langue, y laissant un jet de fluide déplaisant, elle s’enfonça jusqu’au fond de sa gorge, à une profondeur que Sorj n’aurait jamais crue possible. Une fois bien en place, elle sembla gonfler encore, occupant chaque interstice. Cette horreur se mettait à son aise, remuait dans sa trachée, crachait sa bave gluante. Elle resta là un moment, satisfaite, puis reflua vers la sortie, provoquant chez son hôte un réflexe de déglutition.
— On ne vomit ni ne tousse ! lui rappela Brüder avec un grand sourire.
Sorj eut toutes les peines du monde à se maîtriser. Puis l’organe revint à l’assaut. Il entra et sortit ainsi pendant un temps infini, mettant Sorj au supplice. Les yeux exorbités, il se contorsionna dans les sangles, les muscles bandés à se rompre. Lorsque la chose se retira enfin, Sorj était à moitié mort. Tandis que Brüder télécommandait le fauteuil dans sa position initiale, il laissa sa tête retomber en avant, épuisé. Du coin de sa bouche violentée et de ses lèvres éclatées s’écoulait une substance épaisse.
— C’est bien. Tu as tenu dix minutes. C’est un bon début. Il faudra faire plus, la prochaine fois.
Brüder lui ôta son harnachement avec des gestes presque maternels. Sorj le laissa essuyer sa bouche souillée, puis il releva son regard las vers lui.
— Puis-je voir Andei, maintenant ?
— Bien sûr. Tu l’as amplement mérité.
Rien n’aurait pu préparer Sorj au choc qu’il ressentit en voyant son ancien compagnon. Brüder l’avait conduit dans une partie inconnue du vaisseau, nettement plus confortable et luxueuse. Andei s’y trouvait, à moitié nu, les hanches couvertes d’une lourde ceinture soutenant deux plugs, condamnant ses deux orifices. Mais surtout, son ventre était rond.
— Le sérail de notre seigneur, annonça Brüder avec un geste laissant transparaître la fierté – ou le sarcasme ? – qu’il ressentait à servir ce dernier. C’est là qu’on garde les esclaves destinés à un usage purement sexuel. Comme tu le vois, ton ami a l’honneur d’avoir été fécondé par le Maître. Il donnera naissance à une portée de semi-ældiens dans quelques cycles. En attendant, vous le servirez tous les deux.
Brüder les laissa là. Sorj était trop ébahi pour s’en étonner. Il resta planté devant son compagnon d’infortune pendant un long moment, muet. Andei finit par détourner le regard.
— Ce monstre t’a inséminé, murmura enfin Sorj au bout de quelques minutes de silence.
Andei ne prit pas la peine de répondre. Il se sentait terriblement honteux. Honteux d’être devenu une femelle, qui attendait tous les jours le bon vouloir du monstre qui l’avait engrossée avec de plus en plus d’impatience. Le harnachement qu’on lui imposait était tout sauf agréable, et même si ces rapports restaient un cauchemar, il lui permettait de s’évader pendant quelques heures en profitant de l’effet narcotique de la chimie ældienne.
— C’était comment ? s’enquit Sorj d’une voix sourde.
Andei reporta son regard clair sur lui.
— La première fois, c’est… je peux pas te dire. Attends-toi à avoir mal.
Sorj déglutit. Il ne craignait pas tant la douleur que l’inconnu.
— Mal ?
— Mais il t’hypnotise, continua Andei comme s’il n’avait jamais posé de question. Laisse-toi porter et… avec un peu de chance, tu ne sentiras rien.
Sorj resta un instant pensif.
— À quoi il ressemble ?
Andei baissa à nouveau la tête. Sorj constata que ses joues avaient rougi.
— Je… j’en sais rien.
— Tu ne l’as pas vu ?
— Je suis à peine conscient lorsqu’il…
Sa voix s’éteignit. Sorj comprit que ce qu’il vivait dépassait les limites du perceptible, que c’était une expérience si indicible qu’elle n’était pas racontable. Mais bientôt, il saurait.
— À quelle fréquence le vois-tu ? Est-ce qu’il vient ici ? demanda Sorj en scannant rapidement les environs.
La pièce ressemblait à la cabine amirale d’un navire de croisière luxueux. Sorj en avait aperçu une, lors d’une sortie spatiale en rade de leur base. Le navire du commandant Hosseini. Il devait avoir reçu un tel aménagement de ses alliés ældiens.
Et pour ça, il vend notre cul, tonna-t-il intérieurement.
Tout était beaucoup plus clair, maintenant.
— À part les … (Sorj ne précisa pas sa pensée). Est-ce qu’il te traite bien ?
Andei releva des yeux hagards.
— Il me mord, Sorj. À chaque fois. Il boit mon sang.
Le vétéran frissonna.
— C’est un genre de… comment les appelait-on déjà ? Vampire ?
— Je ne sais pas ce que c’est. Mais il boit mon sang. Toutes les nuits, à chaque fois qu’il me viole.
Andei tourna son visage vers l’espace.
— Lorsqu’il aura obtenu ce qu’il veut, quand ces créatures seront sorties de mon ventre… il me mangera.
— Tu en es sûr ? Brüder dit qu’il a besoin d’esclaves humains pour ses… chaleurs, lâcha-t-il avec un dégoût manifeste.
— Je le sais.
Sorj n’ajouta plus rien. Andei avait déjà été brisé : il n’était plus que l’ombre de lui-même. Comme lui, il regarda la baie, et cette immensité vide qui se déployait devant eux.
Un moment passa ainsi, en silence. Puis, soudain, le soldat qui avait déjà envoyé tant d’innocents à un sort semblable au leur sut ce qu’il devait faire. Il franchit le mur invisible qui le séparait d’Andei, puis, faisant fi de sa résistance, et de sa réserve à lui, il le prit dans ses bras. Le jeune homme ne resta pas raide longtemps : il finit par se laisser aller, et pleura doucement, sans bruit.
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