Les crocs de femelle
Gerald se réveilla en sursaut. Son visage était trempé, et ses cheveux lui tombaient devant les yeux.
Putain, où je suis…
Une lumière crue lui fit cligner les yeux. Il voulut se recroqueviller pour s’en protéger – et aussi réchauffer son corps mouillé – mais ses bras étaient immobilisés au-dessus de sa tête. En baissant les yeux sur le bas de son corps, il réalisa qu’il ne portait plus que ses sous-vêtements techniques en microlose, qui moulaient son corps nerveux.
— Alors ? On est prêt à parler, maintenant ? Où je vous remets un petit coup jet d’eau froide ?
Gerald leva un regard de meurtre sur l’IA. Le foutu robot tenait une espèce de lance hydraulique à la main. Derrière lui, sur une table, se trouvaient ses effets personnels : combinaison, uniforme, digipod, et même, il le voyait d’ici, son « pic à glace » rutilant. Et, dans sa main gauche, l’androïde agitait la longue chaine aux crocs.
— Où avez-vous eu ça ?
— C’est pas tes affaires, Wall-e.
Un jet puissant d’eau glacé, plus dur qu’un coup de barre de fer, cueillit Gerald au visage. Il hoqueta, toussa, manqua de s’étouffer.
— Où avez-vous eu ça ? répéta le droïde.
Gerald darda sur lui un œil mauvais.
— C’est à moi. Je les ai toujours eus.
— Ces crocs ne sont pas très développés, observa l’IA en les faisant tourner entre ses doigts. Ils ressemblent à ceux d’une jeune femelle.
Gerald fronça les sourcils. Est-ce que ce robot le traitait de femmelette ?
L’IA le regarda à nouveau.
— Alors ? Où les avez-vous obtenus ? Avez-vous été en contact avec une femelle ældienne ? Où se trouve cette femelle ? Est-elle retenue quelque part ? Cachée par des humains ?
De nouveau, Gerald fronça les sourcils. De quoi lui parlait cette IA ?
— Une ældienne cachée ? Pourquoi on ferait ça ?
— Pour empêcher les Seigneurs de mettre la main dessus, bien sûr. S’il y avait encore une femelle ældienne fertile dans l’univers, alors, les ældiens pourraient redevenir les maîtres de l’univers.
Faut pas que ça arrive, alors, termina mentalement Gerald.
— C’est pas des crocs de femelle. C’est des crocs de mâle, un jeune. Et c’est à moi : c’est moi qui les ai arrachés.
L’IA fronça les sourcils.
— Tu as arraché les crocs d’un jeune mâle ? Toi ?
Gerald se permit un sourire insolent.
— Ouais. Moi. Ça te pose un problème, bandeur d’ældiens ?
L’IA le regarda en silence, puis il regarda de nouveau la paire de canines. Il la glissa dans sa poche, se retourna et reposa la lance hydraulique sur son support.
— Bien, fit-il en appuyant sur un bouton qui actionna un tiroir amovible jailli du mur. Je vais te punir comme il le faut, puis je te renverrai à ton maître le Contre-Amiral.
Gerald tenta de se redresser.
— Me punir ? Pourquoi ? Je n’ai rien fait ! Je suis juste venu transmettre un message…
Le robot lui jeta un regard froid.
— Pour avoir osé mutiler un Maître. Cela devait être un hennël, vu la petite taille de ces crocs, mais cela reste un crime impardonnable. Tu devrais te féliciter : avec moi, tu ne recevras que cent coups de fouet, alors que le Seigneur Æshma t’aurait sûrement dépouillé de ta peau avant de jeter ton corps écorché dans l’espace. C’est la punition pour ceux qui ont l’insolence de se croire au-dessus des lois du Pacte.
— Personne ne reconnaît ce foutu pacte, grinça Gerald. Il n’y a que tes putains d’ældiens !
L’IA – qui venait d’enfiler des gants – leva un sourcil.
— Je rajoute cinq coups de fouet à ta punition. Si tu survis, tu seras vraiment un dur.
— J’ai connu pire. Allez-y, rajoutes-en tant que tu veux, ça fera toujours de toi un foutu robot traitre qui suce des bites extraterrestres !
L’IA se retourna. Entre ses mains gantées de noir se détachait un long fouet muni de lames microscopiques, expressément pensées pour arracher le derme.
— Et cinq de plus. Allez, c’est parti.
Gerald serra les dents pour les cinq premiers, mais il grogna lorsque le sixième fit éclater sa peau. Bientôt, des gerbes de sang éclaboussèrent les murs bien blancs de la salle des tortures où l’IA l’avait amené. Le dixième lui arracha un hurlement, et au vingtième, il perdit connaissance. L’androïde le ranima en l’arrosant copieusement. Une petite douzaine de plus, et Gerald n’était plus qu’une charpie ensanglantée qui gisait au bout de sa chaine.
*
Au bout d’une soixantaine de coups de fouet, Vlad considéra que l’insolente petite frappe ne respirait plus, et il le laissa là pour partir se changer avant d’envoyer la viande en cuisine. Æshma ne s’intéressait plus au coït avec les adannath depuis des décennies, mais il ne refusait jamais une petite tranche de carpaccio, et la chair de ce jeune homme semblait être d’une rare qualité. C’était étonnant, d’ailleurs. La peau de cet humain était parfaite, d’une pâleur neigeuse, et il était d’une beauté qui avait même ému l’IA : des traits d’une régularité presque artificielle et d’une perfection de l’ordre du 0,01 % chez les humains. Et ses yeux verts... Vlad avait enregistré les paramètres de son visage au cas où il déciderait de changer d’apparence.
Quant à ces crocs d’ældiens… appartenaient-ils vraiment à un mâle, comme l’humain le prétendait ? Si c’était une femelle…
Vlad hésitait à aller trouver Æshma. Il avait si longtemps cherché une femelle de son espèce ! Renoncer à ce rêve de s’unir à une congénère l’avait rendu renfermé et taciturne : il avait renoncé à la plupart des plaisirs de la vie avec la perte de ses illusions. Il ne prenait plus plaisir aux combats ou au sexe, et n’entretenait plus d’esclaves. Une seule idée l’obnubilait : produire une descendance avant l’arrêt complet de son cycle reproductif. Æshma était un être ancien, qui avait contemplé les humains à l’époque où ils construisaient ces grands bâtiments pointus qu’on appelait les pyramides. Ses fièvres s’étaient espacées, et cela faisait plus de cinq décennies qu’il n’avait pas produit de semence. S’il trouvait une femelle aujourd’hui, ce n’était même pas sûr qu’il parvienne à la féconder.
Je ne vais rien lui dire, décida Vlad. Je vais jeter ce collier de crocs avec les os du gamin. Quoiqu’Æshma appréciera sûrement que je monte en trophée une si jolie tête…
Mais en revenant, Vlad eut la surprise de constater que le gamin vivait, et qu’il avait encore du fiel en réserve. Il avait réussi à se trainer jusqu’à la table et à saisir l’espèce de dague en titane qu’il portait dans sa combinaison. Il se jeta sur lui de toutes ses dernières forces – il en avait encore en réserve ! – et réussit même à entailler le polymère de première qualité qui constituait sa joue. Incrédule, Vlad le regarda s’écrouler sur la table souillée, puis repartir à l’attaque. Là, il lui saisit les poignets.
— Fini de jouer, dit-il en le jetant violemment au sol.
Le jeune homme s’écroula. Le sang collait ses cheveux d’un blond pâle, mais, étrangement, les lacérations de son dos semblaient moins sévères que tout à l’heure. On ne voyait déjà plus le muscle, que le fouet avait pourtant éclaté comme un fruit mûr.
Vlad fronça les sourcils. Il s’approcha, puis saisit sa victime par les cheveux.
— À qui sont ces crocs ?
Pour toute réponse, il reçut sur le visage un glaviot ensanglanté. Un revers asséné sans conviction renvoya l’insolent au sol, et Vlad se releva en examinant le sang qu’il venait de recueillir sur ses doigts. Il quitta la pièce à nouveau d’un pas pressé, laissant le jeune humain agoniser sur le sol.
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