La chute
Gerald avait souvent sauté des parapets. Des grilles, des murets. Il s’était caché dans les conduits sans-fond de conduits d’aération, dans les interstices ronronnants d’innombrables machines. Une fois de plus, il comptait sur l’envers d’un système pour le sauver. Dans les entrailles du vaisseau où il tombait, il pourrait se cacher. Il avait confiance. Il le fallait.
La chute fut interminable. Les turbines, le puits gravitationnel – quoi que ce soit – avaient la forme d’un trou sans fond sans haut ni bas qui évoquait à Gerald cette étrange gravure des temps anciens qu’il avait vu une fois, à l’intérieur de la chapelle de quartier où il s’était réfugié. En voyant ces cercles infinis composés d’ailes superposées avec ce grand soleil à l’extrémité, censé représenter le ciel, Gerald s’était demandé comment on pouvait autoriser de telles conceptions erronées à cette ère de science toute puissante. Le gouvernement militaire tolérait les religions, y compris les nouveaux cultes émergents comme cette Alliance Omnitrinaire, qui, parfois, se fendait d’opérations sociales dans les bas-fonds des stations. Lui-même s’y cachait parfois. Une nuit – la station calait son calendrier sur celui de la Terre – un de leurs prêtres avait croisé le regard vert et vif, fusant comme une lame à travers les mèches pâles trempées de pluies, d’un voyou des bas-fonds entré là. Il n’avait pas ouvert la porte à ceux qui le poursuivaient, et avait gardé le silence lorsqu’ils l’avaient interrogé. Puis il était parti sans rien dire, autorisant Gerald à rester par son silence. Il était revenu le lendemain avec un peu d’eau et de nourriture. Gerald lui avait arraché les provisions et s’était enfui. Mais il était revenu par la suite, souvent.
Les trous, les failles, les interstices. Ils l’attiraient irrémédiablement. C’était pour cela qu’il avait sauté. Pour cela qu’il allait mourir, écrasé par la gravité qui attendait pour le saisir, tapie dans le noir, sous plusieurs milliers de mètres de vide.
Ce fut l’instinct qui le sauva. Un instinct millénaire, qui courait dans ses veines de manière invisible. Une magie ancienne, qui infusait son sang. Sans trop savoir ce qu’il faisait, Gerald s’imagina voler, et il ne tomba plus. Le sol qui se rapprochait à une vitesse vertigineuse se changea en tapis moelleux, et le bas et le haut s’inversèrent. Il rebondit en riant, puis se laissa flotter les yeux fermés. Un puits gravitationnel, Seigneur dieu. Son instinct ne l’avait pas trompé. C’était bien un puits gravitationnel.
Avant de s’engouffrer plus loin encore vers ce qu’il espérait être la sortie – là encore, il y croyait, et c’était le plus important – Gerald releva la tête au-dessus de lui. De là où il était, normalement, le grand pont où l’attendait l’alien n’était plus visible. Du moins, à un œil humain. Gerald ne possédait aucune augmentation, mais il cachait quelques atouts dans sa manche : il lui suffit de plisser un peu les yeux pour réajuster sa vue et discerner ce à quoi il avait échappé. La créature le fixait de ses yeux sans fond, hiératique derrière son masque. Gerald mima du bras une insulte de nature sexuelle et s’engouffra dans le couloir opposé, léger comme une plume.
*
Vlad rejoignit son maître juste à temps pour apercevoir la chevelure d’or pâle du perædhel scintiller dans le gouffre du puits gravitationnel. Plusieurs centaines de mètres de vide, et il avait sauté sans hésiter ! L’androïde ajusta son filtre oculaire pour voir le semi-humain brandir un bras d’honneur dans sa direction, avant de disparaître dans l’obscurité.
Le petit con, pesta-t-il, furieux. Il avait hâte de l’avoir sous sa main à nouveau : il ferait moins le malin, dans le lit de Nimrod.
— Dois-je venir le chercher, Seigneur ? demanda-t-il en se tournant vers Æshma, la tête légèrement baissée.
Il n’était qu’un humain artificiel, mais même à lui, il lui était difficile de regarder son maître de face. Heureusement, Æshma faisait montre de mansuétude. Il ne se montrait à lui qu’en armure, son éclatante sublimité atténuée par son masque de guerre ou son shynawil.
— Laisse-le courir. Il faut laisser courir les hënnil. Ils ont besoin de se dépenser.
Derrière le filtre du masque, la voix de son maître était atténuée. Mais Vlad sut y entendre une cruelle nuance moqueuse. Il cacha son expression, se composant un masque de neutralité servile.
— Entendu, Seigneur. Mais s’il arrive à la barge ? Ce perædhel a de la ressource, et il capable de piloter une navette de secours...
— Cela ne le conduira nulle part. Laisse-le courir. Et laisse-moi le plaisir de la chasse.
C’est donc ça, songea Vlad en voyant son maître rabattre sa cape de camouflage sur sa haute et imposante silhouette. Æshma voulait jouer avec lui, comme un chat s’amuse d’une souris. Il lui mettrait quelques coups de griffes, puis, une fois lassé, il le livrerait à Nimrod. C’était une bonne chose : Vlad ne pouvait que se réjouir de voir son maître reprendre goût à la vie. Leur quasi-extinction avait rendu les ældiens maussades, ce qui était une honte si l’on songeait à la joyeuse et sanglante barbarie de cette race féline et chasseresse. Il y avait de la pureté dans leur cruauté, et Vlad y voyait une forme d’art, prompte à stimuler sa vision de l’esthétique.
Oui, le perædhel pouvait courir. De toute façon, il serait vite repris.
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