CHAPITRE 3
Gurvan se retourna, surpris. Qui avait parlé ? Ses yeux tentèrent de pénétrer l’obscurité à la recherche de son interlocuteur, mais il ne rencontra que les arbres immobiles et le souffle glacé du vent.
- Qui est là ? tenta-t-il d’une voix tremblante.
Un silence passa, puis la réponse vint, toujours aussi grave et calme, semblant arriver de nulle part et de partout à la fois.
- Je suis là, tout près de toi. Tu me vois mais tu ne me regardes pas.
Gurvan tourna la tête dans toutes les directions. Personne. Pas l’ombre d’un humain, d’un chat roux ou même d’un kornikaned.
- Montrez-vous, alors, espèce de lâche ! cria-t-il en espérant que cette bravade masquerait la peur qui lui serrait la gorge.
Aussitôt ces mots prononcés, le jeune garçon sentit un contact sur son épaule, comme une gratouille. Il fit volte-face et se mit en garde pour défendre chèrement sa peau. Lorsqu’il se trouva nez à nez avec une branche basse, il poussa un soupir de soulagement et eut envie d’exploser de rire… mais son visage s’assombrit lorsque la branche bougea devant ses yeux, accompagnée de la voix lente et majestueuse de l’arbre face à lui.
- Je suis le Hêtre de Ponthus, mon ami. Et je suis heureux que tu sois ici, j’ai rarement de la compagnie. Je t’aiderai si tu m’aides.
- Vous aider ? Mais comment ? Pourquoi ? demanda Gurvan avec des yeux ronds comme des billes.
Gurvan réalisa aussitôt l’absurdité de la situation. Il parlait à un arbre ! Certes, un arbre de haute taille, au branchage vigoureux et au tronc massif couvert de mousse. Mais un arbre !
- Je comprends ta réaction, Gurvan, ajouta le hêtre.
- Vous connaissez mon nom ?
- Bien évidemment. Je suis le gardien de la forêt, l’arbre le plus vieux de Brocéliande, n’en déplaise à cet usurpateur d’Arbre Doré qui concentre autour de lui tant de légendes absurdes… Mais passons. Donc...
Les paroles de l'arbres retombèrent comme un couvercle sur une marmite en fonte pleine de soupe. Un profond silence suivit. Le jeune garçon attendit la suite et tendit l’oreille, piqué par la curiosité. “Tu peux en profiter pour t’en aller”, pensa-t-il avant de se raisonner : “Partir, mais pour aller où ? Je suis perdu. Cet arbre ne semble pas hostile, au contraire. Il pourra m’aider à retrouver le chemin de la maison”.
Gurvan attendit que l’arbre poursuive sa phrase. Après avoir laissé s'écouler d'interminables secondes, il se racla la gorge et tapa du pied sur le sol pour marquer son impatience devant le mutisme du hêtre.
- Ouh ouh, fit Gurvan en claquant ses doigts face au tronc immobile. Vous vouliez dire quoi ?
Un frisson parcourut les branches de l'arbre, semblable à celui d'un chat qui s'étire après un long sommeil..
- Hmmm pardon, répondit l’arbre d’une voix endormie. Nous, les arbres, n’avons pas la même notion du temps que vous. Vous êtes tellement impatients. C’est à la fois votre force et votre malédiction… Et puis, vous ne supportez pas le silence, vous préférez le remplir par vos paroles au lieu de l'écouter. Le silence à tant de choses à dire…
- Au fait, comment faites-vous pour me parler ? Vous n’avez pas de bouche, le coupa Gurvan.
- Les arbres communiquent de coeur à coeur. Si tu m’entends, c’est que tu as le coeur noble et bon.
- Merci, répondit Gurvan, flatté. Bon, en quoi puis-je vous aider ? ajouta le jeune garçon, soucieux de remettre la conversation dans le bon sens.
Les branchages du hêtre s’ébrouèrent au ralenti, bercés par le vent. L’arbre reprit :
- Je vais te raconter une histoire, Gurvan. Il y a fort longtemps…
Gurvan comprit que l’arbre était parti pour une longue histoire. Ce n'était pas pour lui déplaire, il adorait les histoires.
Il détacha les fagots de son dos, les posa au sol, les embrasa et s’assit confortablement à côté du feu pour écouter le hêtre conteur.
- Je vous écoute, dit Gurvan d’une voix enjouée.
- Très bien. Il y a fort longtemps, le seigneur Ponthus, celui qui m’a planté dans cette forêt et m’a donné son nom, se querella avec un nobliau au sujet d’une gente dame. Il le provoqua en duel et lui fixa rendez-vous à mon pied, au petit matin. il pensait certainement que je lui porterais chance, les hommes sont tellement superstitieux. Ils se battirent exactement à l’endroit où tu es assis. Leurs cris de rage et leurs coups d’épée me hantent encore aujourd’hui, ils résonnent dans ma sève et jusque dans mon écorce. Nous, les arbres aimons tant la quiétude, le calme, le silence, la solitude que le moindre bruit nous tourmente.
Gurvan observa l’arbre avec amusement. Le Hêtre de Ponthus était décidément bien bavard pour un arbre qui goûte tant la solitude et le silence !
L'arbre continua son récit sans prêter attention aux pensées du jeune garçon.
- Alors imagine le calvaire de les entendre se battre, là sous mon feuillage ! Le combat tournait à l’avantage de Ponthus. Mon ami commença à faire le fanfaron, à provoquer son adversaire, à se moquer de lui et de ses piètres qualités de combattant. Son rival profita de ce bavardage inutile pour fendre l’air avec son épée en direction du crâne de mon maître, sans prévenir, avec la vivacité d’un chevreuil. En ce temps, j’étais jeune et fougueux. Je parvins à donner un coup de branche pour détourner le coup. La lame ricocha sur moi et se planta dans le sol. Si fort qu’elle se ficha dans une de mes racines. Désarmé, l’ennemi de Ponthus s’enfuit en courant, Ponthus le poursuivit et me laissa là, tout seul. Il ne revint jamais me voir pour me remercier ou même prendre de mes nouvelles, pourtant, je sais qu’il a conquis le coeur de la belle et qu’il s’est marié avec elle, le vent me l’a soufflé. Les hommes sont parfois si ingrats... Et voilà, le temps a passé, Ponthus est mort depuis des centaines d’années, mes racines ont poussé et entraîné l’épée dans le sol. Depuis ce jour, je souffre le martyre.
Gurvan comprit alors ce que l’arbre attendait de lui.
- Où dois-je creuser ? demanda-t-il.
- Ici, répondit l’arbre en faisant trembler le sol à l’endroit où il avait mal.
Gurvan s’agenouilla et gratta avec ses mains. La terre était chaude et meuble, ses doigts entrèrent rapidement en contact avec un objet dur. Il creusa un peu plus pour le dévoiler complètement et sourit de toutes ses dents. L’épée du rival de Ponthus était là, parfaitement intacte, étincelante, plantée dans la racine noueuse de l’arbre.
Il saisit la poignée à deux mains et tira de toutes ses forces en s’aidant de ses pieds. Après avoir opposé une certaine résistance, l’épée céda d’un coup et Gurvan tomba en arrière, les fesses par terre. Le jeune garçon contempla l'arme au bout de son bras. Qu'elle était lourde ! Qu'elle était belle !
L’arbre poussa un soupir de contentement.
- Merci, mon ami, quel soulagement ! Tu viens de m’ôter une sacrée épine du pied !
- Je vous en prie, c'était un jeu d'enfant, répondit Gurvan, modeste.
- Tu veux toujours rentrer chez toi ?
- Oui.
- Très bien. Alors, dirige-toi vers la grosse pierre brisée derrière moi, Laisse-la à ta gauche et marche une lieue. Tu arriveras à un pont de bois qu'il faudra traverser. Ah, j’oubliais, garde l’épée, tu en auras besoin. Et n’oublie pas, redouble d’audace !
- D’accord, fit Gurvan, sans vraiment comprendre. Et ensuite ? Ma maison est encore loin ?
Un silence cotonneux répondit à Gurvan. Le jeune garçon répéta la même question, en vain. Devant l'absence de réponse, il finit par se résigner, contourna le Hêtre de Ponthus et prit le chemin indiqué. L’arbre avait beaucoup parlé, il fallait le laisser se reposer à présent.
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