Jamais elle n’aurait pensé que vivre avec des humains était aussi ennuyeux. Pourtant, elle avait toujours entendu dire que leur vie était passionnante grâce au libre arbitre. Les anges disaient que les mortels étaient parfois surprenants, les démons et les dieux mineurs les trouvaient amusants…

Et pourtant trois jours qu’elle était là, et c'était d'un tel ennui qu’elle pourrait en mourir… Elle rigolerait bien de son petit jeu de mots, mais elle ne savait pas comment faire.

Et puis, elle était beaucoup trop inquiète des conséquences de son asservissement. En tant que Grande Faucheuse, cela faisait déjà plus d’une semaine qu’elle n’avait pas pu accomplir son devoir... elle n’osait imaginer le nombre d’âmes qui étaient en train d’errer sur Terre sans savoir où aller.

Il lui fallait trouver un moyen de briser le sortilège qui la maintenait soumise au vieillard. Mais comment ? Ce dernier lui avait ordonné de toujours rester avec les jumeaux. Alors à moins de les trainer de force avec elle pour aller voir un spécialiste en magie occulte…

Et puis, il y avait aussi Leo ! D’après ce qu’elle avait compris, il était en charge de protéger les jumeaux (avec qui il avait apparemment un lien de parenté) des menaces humaines. Il fallait donc s’attendre à ce que lui aussi ne les lâche pas d’une semelle.

Elle soupira d’irritation en pensant à tous ces obstacles à surmonter pour retrouver sa liberté. Mais c’était tout ce qu’elle voulait ! Qu’on la laisse tranquille pour qu’elle puisse retourner à ses occupations millénaires.

« Oh tu es là, ça fait des heures que je te cherche ! »

Elle leva les yeux au ciel en reconnaissant la voix de Kami. Elle n’en pouvait plus de cette jeune humaine si collante et qui n’arrêtait jamais de parler et de rire ! Trois jours qu’elle l'évitait comme la peste. Mais Kami avait fini par la retrouver. Elle pensait pourtant avoir trouvé la cachette parfaite dans ce petit bout de couloir dont l’unique fenêtre offrait une belle vue sur le paysage environnant.

« Tu fais quoi ? » s’enquit Kami en arrivant à sa hauteur.

« Rien », répondit-elle platement en espérant la faire partir par son ton froid.

Mais l’autre ne s’en formalisa pas et, à son grand déplaisir, se hissa sur le rebord de la fenêtre, juste à ses côtés. Elle se retint de pousser un soupir d’exaspération.

« Alors comme ça tu es vraiment la Mort ? Genre l’Ange de la mort ? » demanda Kami en lui jetant un regard curieux.

Cette question l’agaça. Elle détestait qu’on la prenne pour un de ces prétentieux à plumes. Elle n’avait absolument rien à voir avec ces créatures qui se croyaient supérieures à tout et qui la méprisaient et la rabaissaient depuis des millénaires.

« Je ne suis pas un ange », répondit-elle d’une voix sourde. « Je suis juste moi… la Mort. »

Sa réponse fut suivie d’un long silence, ce qui l’étonna un peu. Elle jeta un regard en biais à Kami. Cette dernière la fixait gentiment sans rien dire.

Elle se détourna aussitôt, furieuse de voir de la compassion dans les yeux de cette petite et insignifiante humaine.

« Tu sais… si tu n’as pas de prénom, je peux t’en donner un ! » proposa soudain Kami avec enthousiasme. « On pourrait t’en trouver un qui serait vraiment super et… »

Elle la coupa dans son élan en levant une main d'un geste autoritaire et agacé.

« La Mort n’a pas de nom ! », dit-elle sèchement.

Combien de fois faudra-t-il le leur répéter ? Elle ne comprenait décidément pas cette obsession qu’ils avaient tous avec le fait d’avoir un nom. Même les dieux, les anges et les démons se targuaient d’en avoir un, voire plusieurs.

Ri-di-cule !

« Oui je sais, je sais, mais avoue que ce serait sympa d’avoir un prénom rien que pour toi ! » argumenta Kami en lui donnant un léger coup d’épaule qui lui valut un regard outré. « Oups, désolée ! » pouffa-t-elle, puis elle quitta le rebord de la fenêtre d’une pirouette. « Bon je dois te laisser, je vais aider Hana à préparer le dîner… tu veux te joindre à nous ? »

La Mort cuisiner ? Et puis quoi encore !

Son silence fut plus qu’éloquent et Kami commença à s’éloigner avec un petit rire. Mais elle s’arrêta brusquement à mi-chemin et se retourna, les mains sur les hanches.

« Oh et puis zut, tu sais quoi ? Je vais quand même te donner un petit nom parce que franchement, ça va faire trop bizarre de dire ‘hey la Mort’, à chaque fois que je veux te parler ! Alors… (elle fit mine de réfléchir puis son visage s’illumina) je vais t’appeler MO ! Mo comme la Mort ! »

Elle ne put s’empêcher de la regarder avec des yeux ronds : cette humaine avait un culot vraiment incroyable ! Lui donner un petit nom, et MO en plus !

« A plus tard Mo ! » lança joyeusement Kami en s’éloignant en courant. « On est dans la cuisine si jamais tu veux te joindre à nous ! »

Son rire cristallin résonna encore longtemps dans le couloir lorsqu’elle fut partie.

Mo… mais quel prénom ridicule… Qui prendrait la Grande Faucheuse au sérieux avec un nom pareil ? Elle leva les yeux au ciel, mais se dit que Kami n’était pas si ennuyeuse que ça finalement.

Cette petite humaine avait réussi à la surprendre.