CHAPITRE 2
Vendredi 9 octobre 2020, 6 h 12
Le bruit d'une fenêtre brisée tira Miranda et Louise de leur sommeil. La jeune femme se redressa dans son canapé peu confortable comme si un essaim d'abeilles s'apprêtait à l'attaquer. En une fraction de seconde, sa main trouva le chemin du couteau accroché à sa ceinture et elle bondit sur ses jambes. Si le soleil se levait à l'extérieur, la vitre du salon était recouverte d'un noir terreux et pulsait. Elle donna un coup léger sur l'épaule de son amie, toujours endormie, et lui fit signe de garder la bouche fermée alors qu'elle clignait des yeux, un peu perdue. La cadette fit le tour de l'appartement à pas de loups : toutes les issues qui menaient vers l'extérieur étaient bouchées par des racines gigantesques, sauf une. La petite lucarne de la salle de bain avait été épargnée par l'infestation.
Avec lenteur, Miranda aida Louise à ranger leurs affaires à la hâte dans les deux havresacs. Grâce à une longue corde que la jeune fille portait toujours dans un des bagages, leurs vivres gagnèrent rapidement la terre ferme à travers la lucarne, afin de ne pas s'en encombrer. Ce n'était pas la première fois qu'elles s'éveillaient dans une situation critique et avaient depuis appris à garder leur sang froid en toutes circonstances. Hurler, courir ne feraient qu'exciter l'immense carotte qui ne devait plus se trouver loin, et par déduction accélérer leur mort. Miranda accrocha ensuite solidement la corde autour d'une lourde armoire blanche remplie de vêtements d'enfants et de serviette. Elle ne savait pas si cela suffirait à supporter leurs poids combinés.
— Tu vas devoir passer la première, s'excusa-t-elle auprès de Louise. Descends et cache-toi, le temps que je te rejoigne.
La vieille dame ne parut pas très rassurée. Elle accrocha le mousqueton à sa ceinture à la corde avant d'escalader les toilettes avec l'aide de la jeune fille. Elle passa difficilement dans la petite fenêtre, mais entama malgré tout la descente, tant bien que mal. Miranda ne pouvait pas la voir, puisqu'elle retenait l'armoire qui tanguait dangereusement, mais elle avait assez vécu cette situation pour savoir que cela prendrait un moment. Louise avait peur du vide, et les choses étaient pire lorsque leur plan escalade se déroulait à plusieurs mètres au-dessus du sol.
Un bruit sec dans la porte, comme des doigts qui couraient sur le bois, l'alerta légèrement. Elle n'osa pas ouvrir, sachant pertinemment que ce n'était pas bon signe. Les racines infestaient le salon et ne tarderaient plus à la localiser. Après encore cinq minutes d'angoisse, deux coups secs furent tirés sur la corde. Miranda décrocha le nœud et laissa le long fil disparaître pas la fenêtre. En tant qu'ancienne voleuse, elle n'en avait pas vraiment besoin. Elle bondit agilement des toilettes vers la fenêtre et se glissa à l'extérieur. D'un œil expert, elle repéra les différentes prises entre les briques et entama sa descente. En quelques secondes à peine, elle se décala sur la droite, puis saisit une gouttière pour se laisser prudemment glisser jusqu'en bas. Mais alors qu'elle atteignait presque le sol, une gigantesque explosion fit vibrer les murs du bâtiment. Affolée, elle lâcha prise et tomba lourdement en arrière. Elle atterrit sur les sacs, qui amortirent partiellement sa chute, avant de bondir sur ses jambes pour aller voir ce qui avait provoqué ce bruit.
Là où la veille se tenait la gigantesque aubergine, il ne restait qu'une bouillie pourpre qui avait éclaboussé la plupart des bâtiments en explosant. L'énorme carotte, dont les racines s'enfonçaient effectivement partout dans l'appartement où les deux femmes avaient logées, était maintenant trouée. La purée acide avait détruit la plupart de ses racines qui se dandinaient désormais pitoyablement, mourantes. La dure loi de la nature : tué ou être tué. Malgré tout, il s'agissait plutôt d'une bonne nouvelle pour les deux survivantes. Les deux dangers potentiels qui les entouraient n'existaient plus. Elles pouvaient reprendre la route plus sereinement.
— C'est une belle matinée de merde, commenta Miranda de manière fleurie. Il est grand temps de dégager de cette ville pourrie.
Louise approuva d'un grand éclat de rire. L'octogénaire détacha la corde des sacs et la replia avec soin, pendant que Miranda replaçait correctement ses vêtements et son couteau à sa ceinture. Une fois prêtes, elles enfilèrent leurs sacs et prirent la direction du nord, ne souhaitant pas repasser par la bouillie d'aubergine qui commençait déjà à faire fondre le sol et les façades des bâtiments. Leurs pas les menèrent dans une nouvelle grande allée commerçante qui devait être, du temps où tout était plus facile, l'un des centres d'intérêt de la ville. L'artère s'enfonçait en profondeur et dévoila aux survivantes une panoplie de commerces abandonnés : restaurants, banques, librairies, parfumeries, tous délabrés comme s'ils venaient d'une autre époque lointaine. Miranda prit le temps de piller quelques bouteilles de shampoing à la rose et du parfum qu'elle n'aurait jamais pu s'acheter du temps où cette broutille avait encore de la valeur. Les malheurs des riches finissaient tôt ou tard par profiter à ceux qui en avaient le plus besoin. Comme quoi, il y avait peut-être une meilleure justice dans ce monde que celle de Macron. Malheureusement, le reste des boutiques avait soit été vidées depuis fort longtemps, soit ne servait plus à rien. C'était le cas des banques. L'argent n'avait plus aucune valeur. On ne nourrit pas un peuple avec des billets verts. Les échanges d'aujourd'hui ne se faisaient plus qu'en vivres et objets de valeur, et uniquement dans les cas de grandes nécessités. Il n'était pas bon de croiser trop de survivants en ces temps difficiles. La misère, le froid et la faim transformait le meilleur des hommes en la pire ordure que ce monde ait pu créer.
Les deux résistantes en avaient côtoyé plusieurs durant leur aventure. Les groupes de survivants aidaient à passer les hivers rudes, mais tenaient rarement au-delà. Si ce n'était pas un idiot qui provoquait une crise pour les séparer de force avant que les événements ne dérapent, les légumes se chargeaient des plus vaillants d'entre eux. Rien n'était éternel, et certainement pas cet esprit de fraternité dans lequel se complaisait le gouvernement au début de la crise. Fraternité qui n'avait permis qu'aux plus riches de trouver refuge dans des bunkers hors de prix aux États-Unis ou ailleurs. Miranda espérait secrètement qu'ils s'étaient étouffés avec leur caviar avant de se transformer en citrouille pour écraser les autres ordures de leur espèce entre leurs murs trop étroits. Par chance, certains grands idiots de ce monde n'en avaient pas eu le temps. Elle sourit à la mémoire de ce discours incroyable de Donald Trump, où le président avait pris soudainement une teinte réellement orangée avant de devenir une magnifique courgette jaune devant les caméras du monde entier. Ni l'argent, ni son égo n'avait pu lui sauver la vie, comme à beaucoup d'autres.
Au bout de la rue, les deux femmes déchantèrent. La rue Saint-Jacques débouchait sur une place Carnot fort inhabituelle. Une tache verte de taille gigantesque recouvrait l'intégralité des abris de bus et de tramway, écrasés sous son poids. Le destin semblait joueur. Une courgette gargantuesque avait décidé de se poser ici et nulle part ailleurs. Prises au dépourvu, Miranda et Louise marquèrent un temps d'arrêt. Et maintenant ?
— Voilà qui est fort inconvenant, remarqua la vieille dame. Peut-être y a-t-il un moyen de la contourner ? En longeant cette rue, par exemple ?
Elle pointa de la main un fin passage qui semblait certes dégagé, mais bien trop proche de la peau rugueuse du légume. Elles n'avaient pas croisé assez de courgettes pour être totalement certaines de connaître ses effets. Habituellement, plus un légume était gros, moins il était dangereux. Ils utilisaient davantage leur poids ou leurs racines pour faire de la charpie des malheureux qui osaient s'aventurer d'un peu trop près. Mais l'expérience lui conseillait de rester sur ses gardes. Tout comme dans la gestion de la réforme des retraites par le gouvernement, chaque légume pouvait retourner sa veste pour mieux surprendre les survivants imprudents. La jeune femme prit le temps d'analyser les lieux à la recherche d'une autre issue. Malheureusement, le derrière du légume bloquait la seule rue qui tournait à gauche, sur laquelle elle avait un visuel. Soit elles retournaient sur leurs pas, soit elles essayaient le passage risqué. De plus, reculer disait revenir sur la place d'où elles étaient parties en premier lieu et passer par les éclats d'aubergine acides. Elle poussa un soupir et finit par accepter de jouer avec le diable. La journée avait déjà mal commencé, elles n'étaient après tout plus à une course endiablée près.
— Je vais passer d'abord. Reste près de moi. Si la situation dérape, cours droit devant sans te retourner.
— Après ça, je pense qu'on aura bien mérité notre petite pause pipi. Quelle matinée !
— Comme tu dis. En avant, et plus un bruit. Je te promets qu'on fera une pause après.
Il s'agissait de l'un des inconvénients à voyager avec une vieille dame. Les pauses pipi étaient plus fréquentes, elle argumentait sur n'importe quel détail rencontré sur la route et surréagissait au moindre problème. Cependant, pour rien au monde Miranda ne l'aurait échangée ou laissée derrière. Ce petit bout de femme était son rayon de soleil au quotidien et elle pourrait abattre monts et océans juste pour lui permettre de passer ses vieux jours sur une de ces plages norvégiennes dont toutes les deux rêvaient depuis deux ans maintenant.
La jeune femme dégaina son couteau - comme si cette minuscule arme pouvait faire une quelconque différence devant le mastodonte installé à leurs côtés - et progressa à pas de loups le long du trottoir. Le passage se rétrécit peu à peu jusqu'à être vraiment limite au centre. Miranda râpa le mur jusqu'à arriver de l'autre côté, sans encombres. Elle tendit ensuite une main à Louise pour l'aider à en faire de même, plus maladroitement. La vieille dame toucha deux fois la peau de l'aubergine. Le monstre vibra légèrement, mais ne bougea pas plus que ça, pacha au sommet de sa montagne d'or. Ou plutôt d'abris de bus, dans ce cas précis.
Afin de ne pas risquer davantage leur vie, elles optèrent pour continuer leur périple tout droit, loin, très loin de la courgette. La route menait de toute manière droit vers la gare de Douai, qui parut à Miranda être un très bon point de départ pour cette nouvelle journée de recherches. Après tout, la jeune femme gardait à l'esprit la raison de leur errance dans cette ville de malheur : trouver une voiture. Maintenant qu'elles étaient débarrassées de la carotte géante qui leur causait tant de problèmes jusque-là, elles allaient pouvoir reprendre la route sereinement. Encore fallait-il trouver chaussure à leur pied. Malgré les différents problèmes de cette matinée interminable, la chance leur souriait aujourd'hui. Miranda pria sa bonne étoile pour que cette dernière ne les abandonne pas en si bon chemin et si près du but.
Dans un premier temps, les deux femmes se rapprochèrent du grand hall vitré de la gare. Les ressources passaient toujours avant le véhicule. Plus elles en accumulaient, moins elles auraient besoin de s'arrêter par la suite. Miranda souhaitait rallier les côtes afin de longer la Belgique, les Pays-Bas, l'Allemagne et ensuite gagner le Danemark en priant pour que les passeurs ne soient pas tous morts d'ici là. Sans quoi le trajet s'avérerait beaucoup plus long puisqu'il faudrait traverser quantité de pays côtier de la Pologne jusqu'à la Russie, ce qui s'avérerait beaucoup plus complexe avec ses compétences limitées en linguistiques. S'il lui restait des ruines d'anglais et d'allemand, elle ne se voyait pas spécialement agiter les bras en prononçant des mots en franglais pour se faire comprendre par des Russes. Il faudrait sans doute également plus d'une voiture pour faire ce long trajet, ce qui ne l'enchantait pas vraiment. Le plus court était le mieux.
Comme le reste de la ville, le grand hall de gare désertique avait connu de meilleurs jours. Les machines à bonbons avaient été martyrisées et sucées jusqu'au dernier centime de sucreries. En revanche, cela ne semblait pas être le cas du magasin situé dans le fond. Elle voyait plusieurs paquets dépasser des étagères, signe qu'il restait peut-être encore quelque chose à glaner. La vraie question, cependant, était pourquoi ? Pourquoi les machines avaient été vidées mais pas le magasin ? Elle eut sa réponse dès qu'elle leva les yeux vers le plafond. Sans doute blanc autrefois, il était désormais recouvert de salades vertes et mûres. D'une circonférence de deux mètres cinquante chacune, ces légumes faisaient partie de la pire engeance et avaient causé la mort d'un bon nombre de survivants.
— Je peux peut-être essayer de passer de l'autre côté, dit-elle en apercevant d'autres portes, de l'autre côté.
— Est-ce que cela vaut réellement le risque ? l'interrogea Louise. Ce n'est pas exactement sans danger.
La cause de leur hésitation était la méthode de chasse de ces charmantes laitues aux feuilles abondantes. Elles laissaient tomber leur cœur à terre dès qu'elles détectaient un mouvement. Celui-ci libérait un gaz toxique capable de paralyser temporairement sa victime en quelques secondes. Après ça, elles n'avaient plus qu'à descendre de leur perchoir pour digérer leur proie à l'aide d'un suc digestif qui fonctionnait de la même manière que la bouillie d'aubergine. Une mort loin d'être sans douleur, et encore, dans le meilleur des cas. Il ne manquait plus que leur victime se transforme à son tour pendant l'opération pour participer au désastre et provoquer Macron sait seul quelle nouvelle catastrophe.
La jeune femme voulut se raviser avant de se mordre la lèvre. Il serait mentir de penser qu'elles n'avaient pas besoin de ces ressources. Elle avait été voleuse, les infiltrations discrètes ne lui posaient pas spécialement de problèmes, mais que se passerait-il si une salade logeait également dans l'enceinte du magasin ? Si elle faisait le tour, elle pourrait en avoir le cœur net. Ses yeux balayèrent le mur jusqu'à s'arrêter sur le grillage peu solide, cinq mètres plus loin à peine, qui pourrait sans doute lui offrir un accès privilégié de l'autre côté.
— Tu es incorrigible, lui reprocha Louise. Fais attention à toi.
Si même la vieille dame l'encourageait, il n'y avait aucune raison que les choses se passent mal, pas vrai ? Elle vida un peu son sac et passa sans problème le grillage. La gare n'était pas si grande et elle trouva rapidement l'accès à l'autre côté de la gare. À son grand soulagement, aucune salade ne hantait le plafond du magasin, qui lui parut bien rempli maintenant qu'elle l'avait en meilleur visuel. Les portes étaient ouvertes et ne posèrent pas de résistance particulière. Elle en laissa deux grandes ouvertes, au cas où elle devrait se replier plus rapidement que prévu. La jeune femme se glissa sans problèmes dans le magasin et commença à parcourir les rayons. Elle enfourna dans son sac plusieurs tablettes de chocolat, des bonbons et quelques gâteaux pas encore périmés, ainsi que des bouteilles d'eau de petits et grands formats. Elle ramassa quelques magazines et bandes dessinées au hasard, pour son plaisir personnel, ainsi que des mots croisés et mêlés, ainsi que des tas de stylos, pour occuper Louise sur la route. Dans les denrées plus rares, elle trouva une lampe torche et une grande quantité de piles. Elle ignora copieusement les paquets de cigarettes, mais récupéra quelques briquets, toujours utiles. La réserve lui offrit généreusement du chocolat et du lait en poudre qu'elle emporta avec grand plaisir. Cette virée shopping faisait du bien au moral. Souriante, elle adressa un grand signe à Louise, toujours de l'autre côté de la gare. Elle répondit, ravie, ce qui effraya un pigeon posé sur l'appui de fenêtre.
Horrifiée, Miranda vit l'oiseau parcourir l'intégralité du hall de gare. Immédiatement, plusieurs cœurs de salades se décrochèrent et tombèrent au sol. Miranda masqua sa bouche et son nez avec ses mains mais sut que c'était trop tard. Elle se jeta vers l'extérieur et courut sur cinq mètres avant que ses jambes ne lâchent. Elle atteignit presque le grillage lorsqu'elle s'effondra entièrement au sol, incapable de bouger davantage.
Dans ses derniers moments de conscience, pourtant, elle sentit deux bras la soulever sous les aisselles et la tirer. Elle ne sut pas de qui il s'agissait, mais une chose était certaine : ce n'était pas Louise.
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