CHAPITRE 5
Samedi 3 février 2018, 16h23
Le monde retint son souffle lorsque l'immense tomate-météorite pénétra l'atmosphère. A la télévision, les journalistes paniqués commentaient la moindre image. La tension montait dans leur ton à quelques minutes de l’impact. Assis dans son canapé comme des millions de français, Connor Prévost se rongeait les ongles à sang. Le reportage en cours présentait la situation à Paris. La veille, le gouvernement avait conseillé à tous ceux qui le pouvaient de quitter la capitale sur le champ. Trop de monde avait répondu à l'appel et un embouteillage monstrueux s'était formé autour des principales sorties. Certaines familles courageuses abandonnaient leurs véhicules pour continuer à marcher, les autres klaxonnaient et insultaient dans l'espoir que la file de plusieurs centaines de kilomètres avance magiquement. Depuis que la météorite approchait, cependant, la plupart désertèrent pour poursuivre à pied. Personne ne voulait voir ce qui se produirait. L’inconnu faisait peur.
L'homme jeta un coup d'œil nerveux à la fenêtre de son appartement. Son reflet lui renvoyait l'image d'un jeune homme brun aux traits tirés pour sa trentaine d'années. Les derniers jours avaient été rudes et personne n’avait beaucoup dormi. Mais ce n'était pas son image qui l'intéressait, mais bien le point rouge dans le ciel qui avait percé les nuages, si loin et pourtant si proche. Les scientifiques disaient qu'il faisait la taille de sept mille terrains de football en largeur, et au moins deux fois plus en profondeur. La Tomatéorite se trouvait loin d'ici, mais pour combien de temps encore ? Certes, le département du nord était pour le moment épargné par l'alerte, mais cela durerait-il ? Même à plusieurs centaines de kilomètres, la tâche rouge menaçante lui paraissait beaucoup trop proche. Toutes les missions pour tenter de la faire exploser au vol ces cinq derniers jours avaient échouées. L'impact était inéluctable et personne, ni les scientifiques, ni la NASA ne savait quelles conséquences il aurait. Comme les autres, ils avaient profité de leur salaire élevé pour se mettre à l’abri.
— Papa, j'ai peur.
Connor tourna la tête vers la petite fille blonde qui se tenait dans l'encadrement de la porte, les cheveux en bataille et une énorme peluche dans les bras. Il lui sourit timidement, mais aucun mot ne vint pour la rassurer. Face à une possible fin du monde, tous les hommes devenaient des enfants : incapables de penser avec logique, incapables d'agir comme on l'attend et incapables d'accepter l'inévitable. Pourtant, malgré la peur, Connor ne pouvait oublier son rôle de père. Elle n'avait pas demandé à se retrouver dans cette situation et c'était à lui de la rassurer.
— Tu ne dors déjà plus, Inaya ? Tu n'as dormi qu'une demi-heure.
— J'ai entendu la télé, s'excusa-t-elle. C'est vrai que la tomate arrive ?
— Oui, ma puce, répondit-il, refusant de lui mentir. Mais tout va bien se passer, tu verras. Ne t'inquiète pas. Elle est loin de la maison, on est en sécurité.
Être parent, c'était mettre de côté ses peurs pour protéger son enfant, incapable de comprendre la situation. Jusqu'à présent, il avait assuré son rôle avec brio. Malheureusement, ces derniers jours, les médias instauraient une ambiance anxiogène. Télé, radio, réseaux sociaux : le monde n'avait plus que la Tomatéorite à la bouche. Il y avait ceux qui faisaient des memes sur le sujet, certes, mais surtout les minorités qui profitaient de la situation pour piller, casser et agresser. Un monde à deux faces : ceux qui riaient du problème et ceux qui laissaient la colère parler et poussaient les autres à se terrer de peur. Connor ne se trouvait pas tout à fait dans l'une ou l'autre des catégories. Lui aussi avait cru à une opération marketing très réussie jusqu'à l'annonce du gouvernement qui avait refroidi l'ambiance. Tout était réel et il fallait se préparer au pire. La panique avait gagné la France en quelques heures : écoles fermées, moyens de transport à l'arrêt, files d'attente aux frontières. On cherchait à fuir par tous les moyens.
Inaya, du haut de ses quatre ans, grimpa difficilement sur le canapé. Son regard buta sur l'écran, qui montrait de nouveau une simulation de la zone d'impact, en plein cœur de Paris et les différents scénarios de ce qui pourrait advenir ensuite. Ironie du sort, le cœur de l'impact se situait sur le Palais de l'Elysée, désert depuis l'apparition de l'anomalie dans le ciel. Comme les autres riches, le Président avait évacué vers les Etats-Unis. Un capitaine qui abandonnait son navire à la première tempête se prenait tôt ou tard l'équipage sur le coin du nez. Leur fuite aurait des conséquences, mais pour l'instant, personne n'avait le cœur de les envisager. La petite fille s'assit à côté de son papa, les mains sur les genoux. Connor glissa la couverture aux motifs écossais qui couvrait le dossier sur ses jambes. Elle lui sourit timidement et se coucha contre son père. Il lui caressa doucement les cheveux, l'air perdu. Que se passerait-il si la situation dérapait ? Le peu de connaissances qu'il avait sur la survie provenait de son fidèle Guide de survie en territoire zombie de Max Brooks, et sa lecture remontait maintenant à plusieurs années. Mais rien ne parlait à l'intérieur de la chute de tomates-météorites géantes venues de l’espace.
La table basse vibra. Connor releva les yeux. Le présentateur du journal télévisé s'était levé et insultait la caméra, l'air terrifié. Il n'eut pas longtemps à comprendre pourquoi. Dehors, la tâche rouge touchait le sol. Bientôt, ce fut toute la pièce qui trembla. Les vases, les objets posés sur les tables basculèrent violemment au sol. Une large fissure se forma sur le plafond et des voitures se mirent à crier d'agonie à l'extérieur. A la télévision, le présentateur blémit, puis quitta le plateau. Avant que l'image ne se coupe, une couleur rouge recouvrit l'intégralité de l'écran. Pendant un instant, il y eut un silence pesant. Puis une sirène résonna au loin. Puis une seconde, plus proche. Le genre de cri plaintif que l’on entendait habituellement dans les films catastrophes du samedi après-midi. Son téléphone vibra.
"Alerte tsunami. Veuillez quitter votre domicile et gagner les hauteurs."
Tsunami ? Mais ils étaient en pleine ville et à une centaine de kilomètres de la mer ! Néanmoins, il décida de ne pas mettre en doute l'alerte du gouvernement. Quelque chose de grave se produisait. Il prit une grande inspiration et se leva le plus calmement possible pour ne pas effrayer sa fille. Il gagna sa chambre et récupéra dans son armoire un grand sac à dos. Il y enfourna quelques vêtements, puis en fit de même dans la chambre de sa fille. Il alla ensuite dans la cuisine et récupéra tout ce qu'il trouvait sur le chemin : boîtes de conserve, gâteaux, bouteilles d'eau, couteaux de cuisine. Il en prit tellement qu'il se retrouva bientôt à court de place. Il ramassa quelques boites de macédoine qui trainaient et retourna dans le salon. Inaya n'avait pas bougé, mais son regard trahissait son anxiété grandissante. Les mains crispées sur sa couverture, elle fixait l’écran blanc devant elle.
— Tout va bien, ma puce. On va partir en voyage, maintenant. Viens. On va aller dans la voiture.
— Papa, est-ce que c'est grave ?
Il ne répondit pas. Il ne le savait pas lui-même. Elle l'accompagna jusqu'à la porte. Connor lui donna son ours en peluche et ils quittèrent la maison. Dans la rue, des gens paniqués faisaient la même chose que lui. Les coffres de voitures ouverts débordaient de vivres, certains plus utiles que d'autre. La voisine, par exemple, eut bien du mal à faire rentrer son écran plasma de trente-deux pouces dans sa petite Clio. Inaya comprit bien trop rapidement que quelque chose n'allait pas et ne tarda pas à renifler bruyamment. Son père ouvrit la voiture et la posa sur la banquette arrière. Il dut s'y reprendre à trois fois pour calmer le tremblement de ses mains et lui attacher sa ceinture. Il lâcha toutes ses affaires dans son coffre et courut à l'avant du véhicule. La clé lui échappa des mains. Il la rattrapa tant bien que mal avant de démarrer. Il recula sans regarder où il allait. Le derrière de la voiture renversa les poubelles mal rangées de la voisine. Il lâcha un juron avant de s'engager sur la route. Mais pour aller où ? Si le nord était connu comme le plat pays, il y avait une raison. Les falaises du Cap Blanc Nez peut-être ? Ou alors quitter la France ? Le gouvernement ne pouvait-il pas donner plus d'informations dans ses messages d'alerte ? Après réflexion, il opta pour la frontière. Etonnamment, se réfugier sur des falaises proches de la mer en plein tsunami lui parut une mauvaise idée.
Après trente-cinq minutes de route cependant, la réalité le rattrapa. Tout le monde avait eu la même idée. La route qui menait à la frontière belge était désormais aussi engorgée que les sorties parisiennes. Connor déglutit. Et maintenant quoi ? En dix minutes, il n'avait pas fait plus de dix mètres et déjà le ton commençait à monter entre les conducteurs. Des klaxons rageurs retentissaient partout autour de lui et certains idiots essayaient de passer de force sur les voies en sens inverse avant de se retrouver bloqués par la barrière de sécurité. Le camion derrière lui n'échappait pas à cette règle. Il klaxonna bruyamment avant d'avancer et de tamponner la voiture. Inaya poussa un cri lorsque le véhicule fit un brusque bond en avant et s'encastra dans le véhicule de devant. Connor perdit son sang-froid. Il ouvrit la portière et sortit pour faire face à cet imbécile.
— Il y a ma fille dans la voiture, espèce de connard ! Tout le monde est dans la même situation alors calme tes nerfs !
Pour toute réponse, le conducteur, un bonhomme blond et barbu, leva son doigt. Connor resta la bouche ouverte. Il balbutia un semblant de répartie lors qu'il fut interrompu par des cris. Une foule épaisse remontait la route à pied en courant et pour cause : à l'horizon, une gigantesque tâche rouge se rapprochait. Une vague, une énorme vague rouge qui emportait tout sur son passage, la plus grosse qu'il n'avait jamais vu de sa vie, approchait. Le chauffeur du camion, comme les autres, abandonna son véhicule sur le champ. Connor hésita un moment et remonta dans sa voiture. Son cerveau abandonna toute logique. Il redémarra son moteur et recula, poussant le camion et les voitures derrière lui, jusqu'à être en mesure de faire demi-tour. Il appuya de toutes ses forces sur l'accélérateur et fonça vers la barrière de sûreté qu'il explosa. Son capot fuma, mais tint le coup. Alors il prit la route déserte en contresens et reprit de la vitesse. Dans un premier temps, il réussit à tenir la distance. Mais des fous furieux eurent la même idée que lui et la route devint bientôt un véritable labyrinthe. Deux voitures se heurtèrent juste devant son nez, mais se dégagèrent d'elles-même. Connor tenta de ralentir mais faucha malgré lui un des passagers tombé de la portière ouverte. Une bouillie rouge recouvrit le pare-brise et Inaya se mit à hurler derrière lui, terrorisée. Son père conduisait désormais à l'aveugle. La voiture passa au-dessus de plusieurs personnes, il le sentit. Mais ce ne fut rien face à ce qui arriva dans leur dos.
En jetant un coup d'œil dans le rétroviseur, il s'aperçut que la gigantesque vague rouge n'était plus loin. Même s'il continuait d'avancer et de rouler, il savait qu'il n'arriverait pas à s'en sortir. L'âme humaine est faite ainsi. Devant l'inévitable, elle puise dans ses dernières forces pour faire comme si le danger n'existait pas. Inaya continuait de hurler, les yeux rivés sur la vague. Il ne fallut que quelques secondes pour que le cauchemar ne les emporte.
La voiture fut soudainement soulevée du sol et un liquide rouge poussa contre les fenêtres. Le pare-brise, déjà fissuré, explosa lorsqu'une voiture percuta leur toit de plein fouet. Connor, tétanisé par la peur se retrouva dans un flot continu de liquide rouge qui engorgeait peu à peu le véhicule et le maintenait collé à son siège. Il tenta d'ouvrir la portière, mais la pression extérieure était trop forte. Alors il détacha sa ceinture et rejoignit sa fille tant bien que mal à l'arrière. Il la prit dans ses bras et la souleva jusqu'en haut du véhicule. Impuissants, ils observèrent la voiture se remplir petit à petit de liquide, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'air. Connor retint sa respiration quelques secondes avant d'abandonner. A quoi bon ? Il n'y avait plus rien à faire. Ils étaient foutus.
Alors que les ténèbres l'engloutissaient et qu'il avançait inexorablement vers la mort, il trouva la force d'aller jusqu'à sa fille et de l'embrasser sur le front, pour la dernière fois.
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