CHAPITRE 8

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Dimanche 11 octobre 2020, 19h30


Les rues se succédaient et se ressemblaient toutes : vides, délabrées et envahies de légumes. Miranda peinait à trouver la promenade apaisante contrairement à ses compagnons qui discutaient de la pluie et du beau temps sans se soucier de ce qui se passait autour d'eux. De temps à autre, la jeune femme levait les yeux au ciel et s'assurait bien que Connor s'en aperçoive, pour surtout bien lui montrer qu'elle détestait le spectacle dans lequel il s'illustrait devant sa colocataire. Elle voyait bien que le carilloniste s'agaçait, ce qui l'encourageait à poursuivre ses efforts. Elle ne voulait pas seulement l'embêter, elle voulait le voir sortir de ses gonds et révéler son vrai visage. Alors peut-être enfin Louise accepterait de l'attacher à un poteau et l'abandonner derrière eux comme le gentil caniche qu'il était. La vieille dame sentait que l'atmosphère se tendait, mais elle décida d'ignorer le combat de coq que se livraient ses deux amis. Elle était bien trop vieille pour ces bêtises.

La nuit approchait. Il leur restait encore quelques kilomètres à parcourir. Peu à peu, le paysage citadin laissa place à de grands zones sauvages. A leur gauche, la mer déferlait sur les falaises, seul bruit perceptible avec les cris des mouettes au-dessus de leur tête. Conséquence inattendue de l'apocalypse, les oiseaux s'étaient multipliés. Maintenant que la pêche n'existait plus, ils pouvaient à loisir se nourrir et prospérer. Cela ne venait pas sans nouveaux problèmes. Pour survivre, beaucoup d'oiseaux habitués à la présence de l'homme étaient également devenus charognards. Peu après la Marée Rouge, les rues regorgeaient de cadavres d'humains et d'animaux en décomposition dont les gentils pigeons et moineaux des jardins se nourrissaient avec joie. Noyés par les flots, la plupart des insectes avaient mis du temps à réapparaître, condamnant un bon nombre d'espèces à s'adapter ou mourir. Beaucoup d'autres animaux "familiers" avaient embrassé cette voie sinistre, à commencer par les fidèles compagnons. Chiens et chats se promenaient désormais en bande et attaquaient à vue toute source potentielle de nourriture. Cela incluait les personnes qui les avaient domestiqués en premier lieu. Le règne de l'homme en tant que sommet de la chaîne alimentaire avait pris fin et la planète ne manquait pas d'idées sordides pour le lui rappeler.


Le phare, leur destination, n'était plus loin. Il s'agissait d'un grand cylindre blanc d'un peu plus de vingt mètres de haut. Entouré d'herbes hautes, il paraissait observer la mer qui s'ouvrait sous lui. Du temps où il fonctionnait, il avait sans doute aidé plus d'un bateau en détresse. Miranda doutait qu'il fonctionne encore. Qui, de toute manière, serait assez fou pour allumer une lampe torche géante en pleine apocalypse ? Elle poussa un soupir. Ce plan ne lui plaisait toujours pas. Si Connor s'enthousiasmait d'être bientôt au chaud, Miranda se demandait bien comment se réfugier dans une tour avec une seule sortie allait bien pouvoir les aider à échapper aux éventuels prédateurs. De plus, si l'endroit était reculé, il pouvait aussi très bien être habité par des survivants qui avaient eu la même idée qu'eux. Elle savait par expérience que les personnes que l'on croisait sur les routes n'étaient pas toutes emplies de bonnes intentions.

La jeune femme ralentit l'allure et s'arrêta au pied de grandes dunes sableuses, dernier obstacle avant leur arrivée.


— Qu'est-ce qui vous prend encore ? lâcha Connor sans grande classe.

— Nous n'allons pas nous précipiter là-bas sans avoir exploré les alentours. D'autres personnes ont peut-être eu la même idée que nous.

— Oui, et ?


Miranda serra un instant les poings et prit une grande inspiration pour réfréner cette envie de lui hurler dessus qui ne la quittait plus depuis leur départ du centre-ville.


— Vous vivez dans votre carillon depuis trop longtemps. Le monde extérieur est dangereux et si on ne fait pas attention, on peut finir égorger au bord de la route.

— Vous dites ça à toutes les personnes que vous rencontrez ? Ça doit être difficile de voir tous les hommes comme des loups dans une bergerie. Est-ce que ce ne sont que les hommes, ou les femmes ont le droit également à ce traitement ?


La jeune femme tiqua et recula d'un pas, blessée. Louise hésita, et finit par s'interposer entre eux avant que la querelle ne dégénère.


— Miranda a raison, ce n'est pas prudent d'y aller à l'aveugle. Nos dernières rencontres n'ont pas forcément été bienveillantes. Nous ne pouvons pas faire confiance à n'importe qui. Beaucoup de fous sont encore en liberté et ils agissent désormais en toute impunité. Évitons de nous écharper pour si peu et avançons avec intelligence.


La cadette la remercia d'un sourire discret. Elle se recentra sur le phare et son visage perdit toute expression pour retrouver sa froideur habituelle. D'un geste de main, elle leur demanda de rester en arrière et s'avança à pas feutrés vers le bâtiment.

Après avoir longé les dunes au plus près de la tour, elle se glissa sous une des fenêtres de la partie inférieure du phare et releva la tête juste assez pour ne laisser passer que les yeux. Ses prédictions s'avérèrent bonnes. Le sol de la pièce était encombré de cartons éventrés qui entouraient maladroitement deux sacs de couchage rassemblés pour former un lit conjugal. Dessus, un homme et une femme dormaient enlacés, au chaud. Elle sursauta quand deux yeux jaunes apparurent brusquement dans son champ de vision. Un gros chat tigré l'observait à présent de l'autre côté de la fenêtre, curieux. La bête miaula si fort que même malgré la vitre, elle réussit à entendre le son. Saloperie de félin. De peur d'être repérée, elle recula et se replia vers l'endroit où l'attendait ses compagnons.

Mais quand elle arriva, elle ne trouva que Louise, tranquillement assise, une barre de céréales dans les mains. Miranda fut prise d'un très, très mauvais présentiment.


— Où il est l'idiot ? chuchota-t-elle en levant les mains. Le phare est habité, on doit se barrer d'ici.

— Je pensais qu'il était avec toi. Il a dit qu'il partait te rejoindre.

— Quoi ? Mais non, il n'était pas avec moi !


Frustrée, elle leva la tête et écarquilla les yeux. L'homme qu'elle avait vu dormir plus tôt était debout, face à Connor, un couteau braqué dans sa direction. Elle retint un mugissement de colère. Si ça ne tenait qu'à elle, elle aurait encouragé l'homme à le tuer, mais Louise ne serait pas de cet avis. Elle resta à couvert, sa main allant et venant de son sac à sa ceinture. Intervenir ? Ne pas intervenir ? Ce crétin était en train de les conduire à la mort par la main ! À côté d'elle, la vieille dame lui lança un regard pressant. Même si elle le voulait, elle savait qu'elle ne pourrait pas l'abandonner à son sort. Elle maudit sa gentillesse avant de se redresser et d'avancer d'un pas décidé vers les deux hommes, les mains bien en évidence au cas où il serait armé.

L'agresseur de Connor ne tarda guère à la remarquer. Son arme se tourna brièvement vers elle avant de se rabattre vivement vers le carilloniste qui avait esquissé un pas en avant. Miranda l'insulta dans sa tête et força un sourire pour paraître le plus amical qu'elle le pouvait. À en croire l'air choqué de Connor, le résultat était convaincant.

L'homme armé devait avoir la cinquantaine et une calvitie bien avancée. Le haut de sa tête, nu, était encadré par une couronne de cheveux courts et noirs. Il était trapu, le ventre pendant et se balançait d'un pied sur l'autre avec nervosité. Il n'appréciait pas cette situation. Miranda pouvait le comprendre. Trouver un endroit sûr s'avérait un calvaire aujourd'hui. Si elle se trouvait à sa place, elle le défendrait jusqu'à ce que mort s'en suive. La jeune femme n'oublia pas non plus qu'il n'était pas seul. Si comme elle le pensait, l'autre personne était sa compagne, il pourrait devenir agressif pour la protéger. Elle allait devoir ruser pour se le mettre dans la poche. Connor les avait mises dans une sacrée merde.


— Bonjour, monsieur. Nous sommes désolés de vous déranger à cette heure tardive. Nous sommes pacifiques, dit-elle en levant les mains, paumes tournées vers l'inconnu. Pouvons-nous discuter ?

— Pacifiques ? cracha le bonhomme. Ce connard a essayé de me ceinturer à la seconde où je suis sorti !

— C'était un réflexe, s'excusa le carilloniste.

— Un réflexe ? Vous voulez que je vous en montre un de réflexe ? cria-t-il en faisant un pas vers Connor.


La tension monta d'un cran. Miranda garda le visage neutre, mais sa main se posa sur le manche de son couteau à sa ceinture. Elle ne se sentait pas en sécurité. L'homme était tout aussi méfiant qu'elle et ne se laisserait pas amadouer facilement. À moins que ? Elle se retourna vers les buttes de sable. Louise observait la scène à bonne distance, inquiète. Miranda hésita, puis l'invita à la rejoindre d'un signe de tête.


— Je m'excuse pour lui, poursuivit la jeune femme. Il a pris cette initiative de lui-même, il ne représente pas notre groupe. Vous savez comment ça se passe, dit-elle en haussant les épaules. Quand les femmes ne sont pas là pour montrer la voie, les hommes font n'importe quoi.


La pointe d'un sourire illumina brièvement le visage de son interlocuteur. Elle avait visé juste. Connor, en revanche, lui adressa un regard sombre et ferma le poing. Louise approcha derrière elle, sur ses gardes. L'homme l'observa sans réagir plus, signe que le courant commençait à passer.


— Mon amie est âgée et épuisée par la route, tenta Miranda. Notre voiture est... tombée en panne, mentit-elle à moitié, et nous n'avons nulle part où dormir cette nuit. Auriez-vous de la place pour loger trois personnes ? Nous serons discrets et partis demain matin. Je sais que c'est beaucoup demandé, mais nous avons un peu de nourriture en échange, des livres...


Son couteau alla de Miranda à Connor avec suspicion, puis il le baissa avec lenteur. La jeune femme souffla, soulagée. Elle approcha une main tendue et vint serrer celle de leur nouvel allié temporaire. Il ouvrit la porte et les laissa passer.


— Merci beaucoup, s'enthousiasma Louise. Comment est-ce que vous vous appelez ?

— Ernest Lemonnier.


Elle attendit qu'il continue, mais il s'arrêta là. Ernest n'avait pas l'air très bavard, pas plus que la femme qui l'accompagnait. Du même âge que lui, elle avait de longs cheveux noirs et tenait le gros chat dans ses bras qui geignait pour descendre. Elle se présenta comme Isabelle Lemonnier, la femme de leur hôte. Ernest lui expliqua qu'ils étaient là pour la nuit et elle se détendit légèrement. Passé ce moment de froid, à mesure qu'ils faisaient les présentations, l'atmosphère se détendit légèrement. Malgré le mauvais départ, Connor réussit à se mettre le couple dans la poche rapidement. Louise se rapprocha un peu d'Isabelle et les deux femmes passèrent la soirée à parler du vieux temps et de recettes faciles à cuisiner sur les routes. Miranda, elle, resta en retrait, moins enclin à faire comme si tout allait bien.

Alors qu'elle installait son sac de couchage, le gros chat s'avança vers elle et se roula sur son matelas. Malgré l'apocalypse, il semblait extrêmement bien nourri, sans doute un peu trop. Miranda pouffa et passa une main dans sa fourrure épaisse. Il ne mit pas bien longtemps à ronronner de contentement sous ses doigts.


— Je vois que Macron vous a déjà adopté, plaisanta Ernest. C'est un grand privilège, ce chat n'accorde pas sa confiance au premier venu.

— Il s'appelle vraiment Macron ? se moqua Miranda. Comme...

— Comme le président, oui. On l'a sauvé tout petit lors d'une manifestation de gilets jaunes à Paris, et depuis, il nous colle aux basques. Il n'est pas méchant, juste... Bizarre.


Comme pour confirmer, le chat tigré miaula. Même si elle se sentait plus proche de Macron que de ses nouveaux compagnons, elle finit par se calmer et osa même se mêler un peu aux autres. Oh, bien sûr, elle resta à bonne distance de Connor, mais elle se surprit à apprécier ce court moment de pause.

Le couple habitait lui aussi Paris lorsque la Tomatéorite avait frappé. Ils avaient erré un moment sur les routes avant de s'installer dans le phare il y avait deux mois. La proximité avec la mer et la grosse ville proche leur permettait pour le moment de subvenir à leurs besoins, même s'ils savaient qu'ils ne pourraient plus rester très longtemps. Les légumes avaient envahi Boulogne-sur-Mer en quelques semaines et posaient de plus en plus d'ennuis. Miranda le leur confirma en racontant leur mésaventure, survenue plus tôt ce jour-là. Par chance, qui disait grande ville, disait beaucoup de voitures. Avec un peu de chance, ils trouveraient vite un véhicule de remplacement pour reprendre la route.

Après avoir partagé un repas à base de boîtes de conserve de cassoulet froid, les deux groupes décidèrent d'aller se coucher. Il y avait à faire le lendemain, et si Miranda voulait se débarrasser de Connor au plus vite, il valait mieux qu'ils ne s'attardent pas sur place.

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