CHAPITRE 13

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Jeudi 14 octobre 2020, 11h00

— « Ah ! Qu'est-ce qu'on est serré, au fond de cette boite ! » chantent les sardines, chantent les sardines. « Ah ! Qu'est-ce qu'on est serré, au fond de cette boite ! », chantent les sardines entre l'huile et les aromates !


Miranda leva les yeux au ciel. Des centaines d'années de culture musicale, des milliards d'albums vendus à travers le monde... Et elle se retrouvait coincée dans une voiture à écouter l'intégrale de Patrick Sébastien après l'apocalypse. Elle priait pour qu'il ne s'agisse pas du dernier témoignage du quatrième art de l'humanité. Son chauffeur, Bernard, ne semblait pas être dérangé outre mesure par ce choix questionnable. Ses doigts tapaient en rythme sur le volant et sa tête se balançait au tempo de la mélodie.

La jeune femme se tourna vers l'arrière du véhicule. Endormie l'une contre l'autre, Rose et Blanche, les jumelles, avaient chacune une main sur Macron, étalé de tout son long entre elles, satisfait. Bernard avait tenu à ce que tout le monde vienne. Elle comprenait. Jamais Miranda n'aurait laissé deux fillettes livrées à elles-mêmes dans ce monde de fou, ne serait-ce que pour quelques heures.

Pour autant, la situation ne l'enchantait pas. Protéger une seule personne était compliqué. Avec un groupe, la survie des uns et des autres dépendait de la responsabilité de chacun et de la confiance. Bien qu'elle trouvât cette petite famille recomposée sympathique, elle ne savait pas si elle pouvait aveuglément leur confier sa vie. Bernard était plus droit que Connor, c'était une certitude, mais il n'en restait pas moins un étranger qu'elle ne connaissait que depuis deux jours. Elle ne savait rien de lui, ni de ces étranges fillettes à qui elle tournait le dos.

Les paumes de ses mains frottèrent ses genoux. Elle se sentait nerveuse. La disparition de Louise commençait à lui peser, et plus ils se rapprochaient de leur destination, plus la peur empirait. Et si cette piste ne débouchait sur rien ? Que ferait-elle ensuite ? Elle devrait bien rebondir et avancer, même sans Louise. Elle ignorait si elle avait assez de force pour le faire. Même si elle agissait en solitaire, Miranda avait jusque-là toujours été accompagnée dans ce nouveau monde, elle commençait à le réaliser.

Elle effaça les pensées désagréables pour se concentrer sur la route. Leur destination était proche. La voiture avait croisé par deux fois des pancartes colorées à l'effigie de Maya l'Abeille. La route qu'ils longeaient donnait sur une structure métallique qui lui avait tout l'air d'un grand huit, si l'on écartait les nombreuses racines qui avaient poussé sur les rails. Quels dangers les attendaient à l'intérieur ? Les parcs d'attraction faisaient partie de ces lieux qu'il fallait éviter à tout prix. Lorsque la Marée Rouge avait frappé, ils étaient ouverts, bondés et pleinement fonctionnels. Plusieurs milliers de personnes y avaient potentiellement péri, ce qui faisait autant de légumes potentiels qui se promenaient parmi les différents manèges aujourd'hui.

Elle inspira. Elle se jetait dans la gueule du loup volontairement et elle avait encore du mal à le croire.

Le véhicule ralentit à l'entrée du gigantesque parking qui précédait le parc. Un cimetière de voitures se dévoila sous leurs yeux. La Marée Rouge avait soudé tout ce qui était garé ici en un gigantesque amalgame de ferraille, de boue et de cailloux. Seules les quelques taches de couleur des carrosseries permettaient de dire qu'il s'agissait de voitures.


— Je ne pense pas qu'on va pouvoir aller plus loin, annonça Bernard. On continue à pied ?

— On peut essayer de se rapprocher encore un peu en contournant, répondit Miranda. Si l'on doit s'enfuir, je préfère que la voiture ne soit pas à l'autre bout de la ville.


L'homme hocha la tête et dériva avec prudence sur la droite. Ils passèrent entre deux caisses colorées avant de se frayer un chemin entre le métal et le grillage. Par endroit, les portes crissèrent contre les obstacles, mais ils réussirent malgré tout à gagner quelques précieux mètres.

Bernard se gara tout proche de l'entrée, au pied d'une porte de bois entrouverte de cinq mètres de haut, une décoration originale qui invitait autrefois les visiteurs à pousser les portes du parc. Dans les souvenirs de Miranda, cependant, elle était brune autrefois, plutôt que ce vert moisi peu ragoutant qui la recouvrait aujourd'hui. Elle devançait l'immense banderole qui annonçait le nom du parc, Plopsaland, recouverte de personnages de dessins animés. L'image aurait prêté à sourire si la plupart d'entre eux n'avaient pas les yeux blancs, comme ces mauvais clichés de films d'horreur. Le temps avait déjà décoloré la plupart des images. Au moins étaient-elles encore reconnaissables. On ne pouvait pas en dire autant des milliers de panneaux publicitaires des bords de route.

Miranda frissonna sous le regard vide de Maya l'Abeille et son sourire dérangeant, braqués sur elle. Il y avait de quoi faire des cauchemars.

La jeune femme descendit de la voiture la première. Elle vérifia que son couteau était à sa place, puis récupéra son sac dans le coffre. Bernard la suivit de près, puis les fillettes, qui attendirent patiemment qu'elle recule pour chercher leurs propres affaires. Miranda laissa descendre Macron. Elle hésita sur la marche à adopter avec lui, mais le chat se mit à les suivre de manière naturelle, comme s'il était habitué à le faire. Tant mieux. Elle n'aurait pas aimé le tenir en laisse. En cas de danger, le matou n'aurait sans doute pas apprécié d'être traîné au sol dans sa course.

Pendant que le reste du groupe préparait son équipement, Miranda escalada le capot du véhicule pour avoir un point de vue au-delà de la banderole de bienvenue. Comme un suricate, elle se dressa sur la pointe des pieds, tout du moins jusqu'à ce que sa cheville blessée la rappelle à l'ordre. Elle repéra quelques formes colorées au loin, mais rien ne lui parut se cacher juste derrière les portes. Mieux valait rester prudent. Si des salades se cachaient derrière la pancarte, ils ne s'en apercevraient qu'au dernier moment. Elle préférait ne pas prendre de risques inutiles.


— Vous savez s'il y a d'autres entrées ? se renseigna-t-elle.

— Oui, on va passer par le gros bâtiment à droite. C'est le service d'accueil et ils ont une porte à l'arrière qui donne sur le parc, l'informa Bernard. On ne peut pas passer par l'entrée principale, il y a une grille un peu plus loin qui bloque la route.

— Et ça a été sécurisé ? Le bâtiment, je veux dire.


Bernard grimaça, ce qui ne la rassura pas.


— Il y a beaucoup de passage. La plupart des gens savent fermer les portes, mais il y en a toujours quelques-uns qui ont du mal avec la notion. Il faut garder l'œil ouvert.


Elle soupira. Les deux fillettes discutaient à voix basse entre elles, peu attentives. Bernard ne lui semblait pas faire partie des as de la discrétion. Elle commençait à douter du futur succès de leur entreprise.

Courage, Miranda. Tu le fais pour Louise, songea-t-elle. Ce n'est qu'une promenade de santé dans un parc peuplé de monstres, comme à Halloween.

Elle prit sur elle et prit la tête de leur petite expédition. La jeune femme savait que, puisqu'elle ne connaissait pas le terrain, il fallait mieux qu'elle reste à l'arrière, mais elle avait besoin de reprendre le contrôle. Sur elle-même. Sur la situation.


— Si quelqu'un voit quelque chose, ne criez pas et faites un signe, dit-elle aux autres sans se retourner. Si vous marchez sur une racine, ne bougez plus et attendez que les autres arrivent, d'accord ?


Les fillettes hochèrent la tête. Bernard la dévisagea, les sourcils froncés. Miranda se doutait qu'elle sonnait sans doute nerveuse. Après tout, ils savaient déjà tout ça, ils avaient survécu jusque-là, mais elle en avait besoin pour se convaincre de leur faire confiance. Elle n'avait plus le choix.

D'un pas décidé, elle s'avança vers le bâtiment. Comme le reste de l'entrée, il était coloré, tout de rouge et de bleu, sur deux étages. La peinture s'écaillait et donnait sur un autre mur blanc, caché en dessous. Elle se pencha sur une des fenêtres, mais celles du rez-de-chaussée étaient toutes teintées. La jeune femme doutait qu'elles donnent sur quelque chose, elle devait se trouver ici pour la décoration. Ça ne l'arrangeait pas. Perdre la vue dans une situation dont elle ne savait rien représentait un gros désavantage en cas d'attaque surprise.

Miranda s'approcha de la porte et la poussa du bout du pied, avant de reculer d'un pas. Le morceau de métal grinça et s'entrouvrit.


— On dirait que le dernier qui est passé n'a pas refermé, constata-t-elle.

— Je le crains fort, soupira Bernard. Finissons-en.


La jeune femme approuva. Elle passa la tête dans l'entrebâillement et jeta un regard circulaire. La pièce était plutôt petite. Sur le mur à gauche, un grand comptoir surélevé d'une vitre en plexiglas séparait les guichets d'accueil de la zone d'attente en accordéon, au carrelage blanc sale. Tout était silencieux. Elle leva les yeux vers le plafond, vierge lui aussi.


— Ça a l'air sécurisé. Venez.


Elle poussa la porte pour de bon et entra. Elle fit à peine quelques pas que, déjà, une odeur nauséabonde lui arriva aux narines. Ça sentait le renfermé, l'humidité et la décomposition. Miranda plissa le nez, dégoûtée.


— Eurk, ça pue ! se plaignit une des jumelles.

— Grahou, approuva Macron.


La jeune femme leur intima de se taire d'un geste de la main. Il n'y avait que deux portes dans la salle : une en face d'eux, et celles qui menait sur les bureaux.


— Laquelle mène dehors ? demanda-t-elle.

— Celle des bureaux, répliqua Bernard, la manche sur le nez. La porte du fond mène sur les toilettes.


Miranda s'approcha de la dernière porte. L'odeur venait clairement de là. Elle posa une main sur la poignée, puis hésita. Voulait-elle vraiment savoir ? Si cette chose les poursuivait ensuite dans le parc, elle devait savoir à quoi elle avait affaire. Elle dégaina son couteau, puis ouvrit la porte d'un coup, avant de reculer précipitamment, craignant une attaque surprise. Elle se figea dès qu'elle aperçut ce qui se trouvait à l'intérieur.

L'entrée des toilettes était bouchée par les pulsations d'un chou de Bruxelles pas totalement formé. En son cœur, les feuilles poussaient hors du ventre éclaté d'un cadavre humain, dont les restes peinaient à être identifiés. Des racines sortaient des orbites des yeux et plusieurs de ses membres avaient été arrachés lorsque le légume avait poussé. Horrifiée, Miranda voulut refermer la porte, quand elle repéra un faible mouvement, au niveau de sa poitrine.


— Oh mon dieu... chuchota Bernard lorsque son regard s'arrêta sur le même point qu'elle. Le pauvre bougre est encore en vie.

— On ne peut rien faire pour lui, répliqua froidement Miranda. Il se transforme.

— On pourrait au moins... Il souffre.


Elle serra le poing. À quoi bon ? Il n'était probablement plus conscient depuis un moment. Aucun cerveau humain ne pouvait résister à une telle douleur sans vriller complètement. Mais bien vite, le visage de Louise se superposa à celui déformé de cet inconnu, dont elle ne pouvait affirmer pleinement de s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Si Louise se retrouvait dans cette situation, elle ne pourrait détourner le regard et tolérer de la laisser souffrir.


— Attendez-moi dehors, demanda-t-elle d'une voix faible. C'est... C'est mieux, pour les filles.


Bernard hocha la tête et les entraîna à l'extérieur. Seul Macron resta assis à côté d'elle. Elle lui effleura les oreilles pour le remercier de son soutien.


— C'est notre projet, on dirait, pouffa-t-elle.

— Maou, répondit Macron, offusqué par son trait d'humour à ce triste moment.


Il avait raison. Ce n'était pas le moment. Elle attrapa son couteau et enjamba les feuilles avec précaution. La tête n'était pas atteignable, alors elle frappa dans la poitrine, un coup sec, en plein cœur. Le corps sursauta, mais ne tarda pas à s'immobiliser, ne pouvant en supporter plus. Ça ne suffirait pas à arrêter la croissance du légume, mais au moins, l'inconnu n'aurait plus à agoniser. Elle recula, et ferma la porte. Miranda retourna son havresac, puis sortit un marqueur noir de la poche avant. Elle gribouilla quelques mots sur la porte : « NE PAS OUVRIR. LÉGUME EN FORMATION ». L'écriteau était plus tremblant et moins percutant que celui du premier épisode de The Walking Dead, mais il ferait l'affaire.


— J'ai terminé, annonça-t-elle d'une voix assez forte.


Bernard et les fillettes la rejoignirent. Elle pensait que les jumelles seraient effrayées par ce à quoi elles venaient d'assister, mais elles lui parurent terriblement neutres et inexpressives. Est-ce que le monde était voué à rester comme ça désormais ? Les enfants considéraient la mort comme une partie intégrante de leur existence à présent. Jusqu'où cette folie s'étendrait-elle encore ?

Elle détourna le regard.


— Continuons. On doit trouver l'homme de la radio.


Son regard se posa sur la porte.


— En espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard pour lui.

— Il a de la ressource. J'ai confiance, répondit Bernard. Venez, l'entrée vers le parc se trouve de ce côté.

Il s'avança vers la porte qui menait aux guichets et l'ouvrit en grand. Une gigantesque racine lui fouetta le visage à pleine puissance et l'envoya rouler trois mètres plus loin.

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