La réunion
Nous réveillâmes ainsi nos quatre colocataires en invoquant une mesure d’urgence, et les réunissaient dans la salle de séjour, après qu’ils se soient remis de leurs états zombifiés.
Chacun d’eux s’assit autour de la table rectangulaire de céramique formant un conclave hétéroclite d’individus plus étranges les uns que les autres. Je pris la place la plus excentrée, réservée au capitaine, à ma gauche, se tenait, Gregor Ectoban, le botaniste et Vinzent Rothkelin ; à ma droite, Dionae Magevo, l’ingénieure ainsi que Lindia Tchaikov, la géologue ; et pour finir, tel un accusé, se trouvait, Rouruan Anzi, l’archiviste aux traits asiatiques, sur qui, les suspicions c’étaient accumulés dans la crypte. Quant à K-haya, sa présence numérique n’était jamais bien loin.
Lorsque je fus sûr d’attirer l’attention de tous, je leur exposai le problème :
— Bonjour à tous, comme vous commencez à vous en douter je ne vous ai pas réveillés parce que nous sommes à destination, mais plutôt à cause d’une grave crise d’ingénierie qui a failli nous coûter la vie à tous...
« À ce moment-là, Vinzent jaugea discrètement les réactions de l’archiviste, pour peu qu’il n’en eût jamais eu »
...il y a deux heures et demie, une défaillance technique a corrompu les données dans l’ordinateur chargé du plan de vol, déclenchant une cascade ayant conduit au redémarrage des systèmes. Le vol automatique s’est arrêté et les moteurs se sont éteints, nous faisant dériver dans l’espace. « Je me désignai moi et Vinzent » étant les premiers à se réveiller, nous avons tenté sans succès de remonter au point d’origine. « Une astuce qui me permettait de fournir à Vinzent un certain alibi si les choses tournaient court » j’ai corrigé notre trajectoire, malheureusement, tous les enregistrements datant d’avant l’incident ont également été corrompus. Et ce n’est pas tout, à cause de ça nous avons perdu notre orbite de transfert Hohmann, notre voyage sera donc rallongé de quelques mois supplémentaires pour atteindre l’orbite martienne, nous devrons sans doute utiliser plus de carburants pour rattraper notre retard. J’attends vos suggestions sur la résolution de cette situation, nous ne retournerons pas dans nos capsules tant que nous n’aurons pas trouvé le fin mot de l’histoire. Je ne souhaite pas qu’un nouvel incident mette en péril notre mission. »
Je scrutais de mon regard impérieux leurs visages, cherchant le moindre changement d’expression et tous messages que pouvaient trahir leurs corps, car le vrai fautif savait que cette ovation n’était qu’écran de fumé et j’espérais vainement qu’il se découvre.
La responsabilité supposée de Rouruan était tout de même très mal dissimulée, même si j’aurais aimé le voir coupable. Cela ressemblait à une sorte de mise en scène. En présumant qu’il s’agissait d’un espion envoyé par nos ennemies de vénus, il aurait dû être infiniment plus discret compte tenu de leur réputation.
Des myriades d’expressions se dessinaient sur leurs profils médusés allant de la stupeur à l’incompréhension, auxquels se mêlait bientôt une cacophonie de questions murmurées. L’archiviste, imperturbable, se contentait d’observer.
Ce fut l’ingénieure qui éleva la voix la première, parlant d’un ton modulé en tournant son regard vers le plafond :
— Si le problème était d’ordre technique, pourquoi n’ai-je pas été réveillée, K-haya ?
La femme d’une trentaine d’années, était plus petite d’une tête que le reste de la tablé, son uniforme laissait saillir son corps endurci et ses mains abimés par le métier, cependant ni cela, ni ses traits amincis par la stase n’enlevaient au charme — Grec, disait son rapport — de son visage triangulaire, sa peau laiteuse parfaite brillait sous l’éclairage de la pièce en même temps que ses yeux noirs de jais.
Ses lèvres étaient recouvertes d’un gloss qui se mouvait à chacune de ses locutions, Seram trouva cela hypnotique et sentit son estomac se nouer, ce n’était que la troisième fois qu’il la voyait, pourtant, il avait le sentiment qu’à chacun de leurs regards croisés, elle lui fessait de l’œil, ajouté à une étrange tendance à se dandiner quand elle marchait devant lui.
Ils avaient pu échanger durant la visite du vaisseau et la discussion avait vite dérivée sur leurs parcours personnels — Seram aurait pu jurer qu’elle tentait de le séduire — c’est ainsi qu’il apprit qu’elle entreprenait ce périple dans le but de fuir la monotonie terrienne après quinze années de service dans un institut du nucléaire, car la perspective d’un voyage a la finalité incertaine lui était attrayante.
Il décela également chez elle, un caractère fort et influent, en raison des nombreuses assertions et avis tranchés, parfois même dogmatiques qu’elle donnait pour toutes réponses. Il avait lui-même ses idées bien arrêtées et la conversation se conclut sur un désaccord cordial, mais Seram sentit bien qu’il l’avait un peu vexée.
De plus, avant le départ, au cours du contrôle de routine du vaisseau, il put constater comment elle méprisait certains appareils de la nef, tels que le moteur lui-même, le qualifiant de bête immonde inutilement complexe, et quelques autres allusions peu flatteuses, qui, si Vinzent les avait entendus, l’auraient certainement mis hors de lui ; mis à part cela elle se montrait relativement sérieuse et pragmatique, usant, lorsque la situation l’exigeait, d’un raisonnement méthodique qui excluait toute logique machinale, comme qu’à présent.
À sa question, une voix numérique au ton neutre lui répondit : je ne pouvais pas, l’erreur a eu lieu dans le poste de pilotage verrouillé par la panne. Seul le capitaine en possède l’accès.
Je sentis une goutte de sueur perlée sur ma tempe, j’avais ordonné à l’I.A. de ne donner aucun détail sur l’incident que je n’use pas partager moi-même. Il fallait croire que je n’avais pas été assez concis dans ce que cela impliquait. Cette idiote allait déjà tout faire foirer avec ses questions !
— Dionae, « Je n’avais jamais été à cheval sur le protocole en matière de grades, aussi je me permettais d’appeler mon équipage par leurs prénoms, que je les connaisse ou non » Le Majordome dit vrai. Si nous ignorons d’où vient la corruption, elle s’est propagée jusqu’aux commandes. « Rattrapais-je, la voix mal assurée. » Noter bien que le cockpit n’a pas été seul à subir des dommages, mais son panneau de contrôle a réagi le premier face à la surcharge. Je vous suggère d’effectuer des vérifications à la fin de cette réunion.
J’en profitai pour saisir discrètement mon ordonnateur de poche et faire définitivement taire K-Ahya, me servant de mes autorisations spéciales.
Elle acquiesça en silence toujours avec ce regard énigmatique et prit l’initiative d’allumer le projecteur holographique de la table. Lequel vomit une représentation du Conus Amadis en trois dimensions, Orange transparente, laissant apercevoir chaque élément de toutes les sections superposées les uns aux autres, une vision que Seram avait généralement trouvé imbuvable, lui qui était habitué aux schémas techniques traditionnels.
Dionae zooma sur le tronçon avant en pointant du doigt le pont.
— Il n’y a rien ici qui présume une quelconque défaillance, votre problème est parti depuis longtemps. Tout ce que je vois est un circuit électrique déconnecté. Nul besoin de mener des vérifications.
— Faites-le quand même « m’agaçais-je, offusqué par cette insubordination » et il y a cet interrupteur à réparer dans la cabine. Vous ne voudriez tout de même pas me laisser dans le noir, si ?
— Non bien sûr que non, je le réparerais, capitaine. « Répondit-elle, faussement solennelle. »
— Et les données corrompues, elles ne pourraient pas fausser l’Holo ? « Hasarda, le botaniste, avec un fort accent brésilien graveleux. »
Tous les regards convergèrent vers lui, lequel rougit de l’attention qui lui était soudain portée. Il était d’un naturel réservé et calme, introverti.
On entendait rarement sa voix à moins que le thème ne touche aux plantes vertes. Sa lenteur d’esprit et de corps ainsi que ses trous de mémoire, lui valut le sobriquet de “ Bourgeon “ au sein de l’équipage, à vrai dire, tout dans son comportement faisait penser à un végétal, y compris son gout pour la musique classique, qui baignait constamment son milieu de travail, à se demander s’il ne prenait pas trop à cœur son rôle de botaniste au point de se confondre avec ses sujets d’étude.
Son visage rondelet encadrait des lunettes posées sur un nez crochu à l’image de son double menton saillant. Ce qui, il fallait l’admettre, était plutôt cocasse. Son crâne chauve était couvert d’un tatouage rouge en forme d’arabesques ramifiées. Pour autant qu’on puisse en dire, il avait une bonne forme, même si son uniforme laissait entrevoir quelques relâchements de sa condition physique de cinquantenaire.
La main verte, il l’avait, pour de vrai.
D’ailleurs, le reste de son corps aussi était d’un émeraude olivâtre formant grappes et taches sur son épiderme latino. La raison venait de la chlorophylle que contenaient ses cellules, ou plutôt les locataires à l’intérieur. Gregor faisait partie de ces gens qui avaient suivi cette mode de vivre en symbiose avec des algues modifiées de la famille des Zooxanthelles.
Cela présentait quelques avantages tels que profiter de l’Énergie tirée de la lumière en échange de nutriments, connaitre son état de santé selon la couleur de la peau ou encore s’en servir de protecteurs cellulaires. Mais l’absence de clarté conséquente pouvait leur être fatale et au sein d’un vaisseau à l’éclairage des milliers de fois moins puissant que le soleil, elles ne subsistaient pratiquement que grâce à son corps. Bref, Gregor était ce qu’on appelait, dans le jargon, un Chlorope.
Ce n’était pas un secret qu’il chérissait toute forme de vies organiques, sauf les humains, qu’il évitait généralement, se réfugiant sans son monde intérieur, la présence d’un congénère lui procurant, aux yeux des notes laissées dans son rapport, une sorte atténuée d’agoraphobie qu’il taisait par la prise d’anxiolytiques fréquente. Une petite tare qui aurait dû le radier de la liste des candidats, mais sa dévotion à son poste lui avait valu la gratitude du comité et il avait empoché le job.
— Eh bien oui. « Poursuivit-il en se desserrant le col de l’uniforme. » Je ne suis pas expert, mais si l’on suppose que des données manquent, pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’Holo ?
— Vous supposez bien, Gregor. « Disais-je », on n’est sûr de rien pour l’instant. Quel fichier peut être foutu ? « J’osai une approche différente » peut-être qu’un débris spatial a percutée le vaisseau même si aucun dégât n’est apparent sur cette carte. Il suffit d’un tout petit résidu de rien du t…
Je me tus. La géologue russo-lunienne à la droite de Dionae levait la main pour attirer mon attention en me jetant un regard de désapprobation.
— Oui, Lindia ?
— Je me permets de vous interrompre, capitaine, mais il s’agit de mon domaine et je peux vous dire qu’un “ petit rien du tout “ déclencherait tout un tas de capteurs dans la coque. Même si l’Holo était erroné, peu probable que l’on ne le remarque pas syuda, ça sonnerait comme un sapin de Noël. « Corrigea-t-elle de sa voix grinçante, roulant les R et insérant des mots cyrilliques dans ses propos »
— Et puis nous sommes au milieu de l’espace, non ? « Appuya Dionae » aucune chance qu’un débris ait pu croiser notre route.
— Eto Pravda. « Repris sèchement, Lindia » nous ne sommes pas en orbite terrestre, c’est le néant. Si une merde nous tombait dessus ce serait vraiment de la poisse.
Je déglutis. Avec mes suggestions stupides, j’étais en train de griller notre petite mise en scène, qui ne nous apprenait rien de nouveau. Personne ne semblait mal à l’aise avec la situation, ou alors indifférent. Personne ; à part Rouruan, le stoïque archiviste, me faisant face en bout de table. Pas étonnant, en même temps c’était son boulot de tout enregistrer silencieusement comme une caméra. Saleté de journaliste, Putain de métavision sur pattes !
Je reportai mon attention sur Lindia Tchaikov, débâtant furieusement avec Vinzent qui tentait de sauver le jeu tout en jetant des regards furtifs à Rouruan.
La dispute qui se déroulait sous mes yeux n’était pas la première entre ces deux-là, l’impolitesse obséquieuse et acariâtre de Lindia était déchainée lorsqu’elle se confrontait au docteur.
Cela avait débuté durant les entrainements préliminaires sur terre, alors que Vinzent la touchait fréquemment dans son égo en s’efforçant de mettre en avant ses connaissances en astrogéologie quand Lindia s’imposait sur les questions de géologie. Il devint vite évident qu’elle désapprouvait qu’un « vieillard en blouse blanche » empiète sur son territoire. Toutefois, elle savait se montrer affectueuse — surtout après compliments — et bienveillante si on lui prouvait du respect.
En sa qualité de minéralogiste, elle était toujours équipée de son barda d’échantillonnage, peu importe où elle se rendait. Ses un mètre quatre-vingt neufs faisaient d’elle un colosse par rapport aux autres, et pour une bonne raison : elle était originaire d'une station russe de la lune, pourtant contrairement à ses homologues sélénites, elle ne possédait pas la musculature atrophié typique de ce monde mais plutôt une carrure d'atlète.
De plus elle s’était fait installer tellement d’améliorations bioniques qu’elle était plus proche du rocher que de l’humain. Une cyborg, à un point extrême, telle que je n’en avais jamais vu.
Sans son rapport, il m’aurait même été difficile de savoir qu’elle avait la quarantaine. La moitié gauche de sa face était parcourue d’implant iridescent dissimulant une bonne partie de son visage, tandis que ses yeux remplacés par des sortes de lunettes thermiques, directement greffées sur ses arcades, surplombant un nez ratatiné, lui donnaient un air de hibou. Un respirateur artificiel pendait à son cou. Et le reste de son corps massif était lui aussi altéré par endroit avec des pièces chromées, telles que son bras droit cachant tout un arsenal d’outils, dépolis depuis des lustres.
Le plus incongru était sans doute sa longue chevelure noire, rassemblée vers l’arrière de son crâne et garnie de filaments polychromes au bout desquels on devinait des prises de différentes formes. J’avais déjà vu ça en mission une fois, un type s’en servait pour télécharger des logiciels directement dans son tronc cérébral et pirater des réseaux.
Plus que quiconque ici, elle tournait son regard vers le futur, cherchant constamment à devancer les méthodes de son temps, philosopher sur les interminables possibilités à venir, une obsession qui, lui procurait également de la frustration, ce qui avait été le moteur l’ayant poussée à changer son corps pour retarder l’heure de son trépas et voir, un peu plus a chaque fois, de ce futur tant chéri.
De cette façon, elle avait gagné une décennie de vies supplémentaires. Le caractère de Lindia, érodé par sa carrière militaire passée, était à l’image de ses objets d’études. Froide, frigide et dur à cuire.
— Mais non bordel ! Vous ne pouvez pas ajouter des combustibles ménagers aux réserves, ça ne marchera pas, je vous dis ! « s’écria Vinzent, me sortant de ma rêverie, débitant son charabia habituel » c’est du Triéthylaluminium, du triéthylborane et du peroxyde d’hydrogène. Vous ne trouvez pas ça au supermarché !
— Alors comment fait-on, maloroslyy génie ? Avec ce qui nous reste, on pourra plus repartir de Deimos, une fois arrivé. Vous voulez peut-être pleurnicher à la terre qu’on nous envoie un ravitailleur ? « Contre-attaqua, Lindia »
— Avez-vous un caillou dans le crâne ? Je viens de vous dire que je pouvais calculer une nouvelle trajectoire sans bouffer tout notre ergol, grâce au vol de gradient. Ça prendra juste deux mois de plus, deux mois ! Presque un pour cent de la vitesse de la lumière, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— C’est trop long !
— Vous n’aviez qu’à pas postuler ma p’tite dame alors. Écoutez, on n’a pas le choix, soit ça soit on rentre la queue entre les jambes.
— En plus, je n’y comprends rien à votre truc de physicien, comment ça vous voulez flotter avec vos radiants machins ?
— Le vent solaire bourrique ! Il n’est pas uniforme dans tout le système, dans certaines zones, le flux passe du supersonique au subsonique. En planant le long du vent solaire lent et rapide avec notre voile, l’accélération induite nous permettra de décupler notre vitesse sans sucer le réservoir.
— Vous le dites quand vous avez fini. « Imposais-je, élevant la voix, rouge comme une tomate » vous-vous croyez où tous les deux, dans une basse-cour ? Moi je trouve la proposition du Docteur Vinzent excellente. Et vous, Lindia, je vous demanderais de retourner à vos roches, si vous n’y voyez pas d’objection. C’est plus de votre ressort, non ?
Elle ne pipa plus mots et me jeta un regard glacial qui en disait long sur son rapport à la hiérarchie.
— Bien. « Reprenais-je », j’imagine que nous avons fait le tour de la plupart des questions posées. Cependant, j’aimerais entendre l’avis de quelqu’un qui n’a pas parlé durant cette réunion. Rouruan, que pensez-vous de la situation ?
L’intéressé qui me fixait déjà de ses yeux bridés inexpressifs, enregistrant chacune de mes paroles. Il ouvrit alors une bouche sertie de dents métalliques, de laquelle s’élevèrent des sons morts et monotones.
— Ce corps ne pense pas, capitaine. Ce n’est pas sa fonction. Seuls l’information récoltée et les robots à sa charge comptent, l’avis d’un Archiviste ne peut être que biaisé s’il s’implique dans l’ensemble. Vous avez d’avance la conjoncture en main.
L’équipage sentit une monté de nausée en l’écoutant, une suggestion subtile que leurs propres symbiotes leur influaient, car détectant la présence d’une entité étrangère qui portait un masque humain, mais qui parlait avec une voix familière.
Le masque opaque et oblong en question, dépourvue d’émotions et de tic faciaux, encadrait un nez concave bordé de joues saillantes ridées, la barbe noire négligée entourait son menton plat et son front rêche n’était parcouru d’aucune strie tandis que ses cheveux également délaissés bien que coupés courts laissaient entrevoir une calvitie au milieu de tignasses blanchies.
Le reste de son corps fin, presque atrophié, était couvert d’une unique tunique gris et mauve aux atours imitant le style monastique qui dissimulait des extensions mécaniques ronflant son dos et son bassin, sortes de bras et de tentacules métalliques aux emplois divers, que l’usage de son ordre lui imposait de cacher en public à moins de devoir s’en servir dans le cadre de son travail.
Toute conscience de soi avait depuis longtemps quitté cet homme, et la conscience de son entourage était relativement atténuée, comme il devait en être lorsqu’on se séparait de son symbiote, la source de la réflexion animale.
Cette opération chirurgicale avait aussi causé la perte de son goût et son odorat, le poussant à développer sa mémoire visuelle et auditive, déjà exacerbée par sa mémoire eidétique, il n’en devint que meilleur dans son rôle d’archiviste. La contrepartie la plus préjudiciable fut sans doute la mort de sa raison, intégralement remplacée par une logique froide de machine. Privé de ses émotions et de sa morale, il se montrait souvent irresponsable sur la portée de ses actes et blessant dans ses paroles, sans pour autant appréhender la notion de méchanceté.
Les considérations humaines individuelles ne rentraient pas dans ses priorités, il étudiait le monde par le prisme des grands ensembles, toujours détaché, l’équipage lui apparaissait comme une seule entité dont il était exclu. Il se devait de le rester, afin d’avoir le recul nécessaire à la compréhension des données qu’il collectait.
Sa fonction, tel qu’il la nommait lui-même, se résumait à enregistrer dans sa mémoire tout ce qu’il observait, le compulser et l’extrapoler. Le résultat de ses réflexions serait stocké sur un disque-souvenir, qui une fois transmit aux archivistes de la terre, à la fin de la mission, offrirait de précieuses ressources pour de futures expéditions spatiales.
Les seuls êtres qui recevaient de l’attention de sa part étaient ses robots — ses enfants, comme il disait souvent — il avait plus de points communs avec ces derniers qu’avec l’humanité, il en produisait sur demande pour diverses tâches, la première étant l’entretien de la coque extérieure du navire.
Le Scholarium des Archivistes, en chine, là où Rouruan avait étudié dans sa prime jeunesse, inculquais aux novices, une vision presque déifiant des androïdes et autres automates, qui se ressentais quelque peu dans les manières de l’archiviste, manipulant ses protégés comme de sacro-saintes œuvres et psalmodiant parfois d’obscures litanies durant le baptême d’une machine nouvellement construite, même si c’était un grille-pain intelligent.
La notion de religion, absente de son cerveau au même degré que toutes les abstractions humaines, laissaient supposer qu’il s’agissait davantage de comportements instinctifs hérités de son passé, que de superstitions.
— Pourquoi je m’attendais à autre chose de votre part, ne voulez-vous pas nous faire profiter de votre expertise, avec quelques informations utiles ? « Ironisai-je »
— Quelle donnée que vous ne possédez pas préalablement ? Ce corps a déjà identifié les composants que vous avez présentés. Rien qui ne se situe dans le domaine de la robotique en tout cas.
— Bon c’est pas grave, la réunion est finie, prenez le temps de vous dégourdir les jambes parce qu’on a du point sur la planche. « Concluais-je » que chacun de vous se met au boulot. Je veux que Dionae et Lindia s’occupent de réparer le poste de pilotage, je demanderai au Majordome de vous laisser passer. Vinzent, j’aimerais que vous nous pondiez cette solution miracle dont vous avez parlé. Rouruan, allez me trouver la cause de la corruption des données. Quant à vous, Gregor, suivez le docteur Rothkelin pour l’assister. Si vous rencontrez des difficultés, faites-moi signe à un interphone.
Tous prirent congé en me saluant, regagnant leurs dortoirs avant de s’employer à la tâche, j’interpellai alors Rouruan, qui sortait en dernier.
— Psss, pourriez-vous m’éclaircir sur un sujet de votre ressort, de façon à servir à quelque chose à votre capitaine. Vous serrez utile à mon alcoolisme. Comment pourrais-je inonder à nouveau mon caisson de stase moi-même sans assistance. Mais sans monter la pression au maximum, je n’ai pas envie de m’endormir pour de bon, j’ai juste besoin de soulager un peu mon foie.
— Prérégler le robot de la console de survie pour activer la procédure au moment voulu. Il est cependant impossible d’empêcher la pompe de remplir tout l’habitacle. Sécurité. Demander seulement à cet automate de vous rallumer à un temps donné. Vous ne connaissez pas cette information capitaine ? « Un semblant d’expression se dépeint sur son visage blafard — stupéfaction — peut-être ? »
— Non malheureusement. Je n’ai pas été très concentré durant la visite, je crois. « Simulai-je ». Et peut-on interrompre la procédure de réveil du coup ?
— Parfaitement, mais je ne vois pas comment vous feriez depuis l’intérieur.
— Je ferais avec, merci. « Fis-je »
Vinzent se retourna interloqué, ayant entendu la conversation. Une fois le roboticien parti, il stoppa Gregor sur le palier du séjour pour m’approcher et murmurer :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de foie, crois-tu que ce soit le moment ?
— C’est simple, je sais maintenant que Rouruan n’est pas notre homme. Il n’aurait jamais pu se rendormir sans que son caisson déborde. Quelqu’un d’autre est sorti de stase pour me voler et ourdir cette petite scène avec la capsule de Rouruan, il lui avait suffi de lancer la purge et de désamorcer la procédure. On cherche à nous monter les uns contre les autres.
Vinzent quitta la pièce, éberluée et faisant signe à Gregor de le suivre dans sa coursive, il se plongea dans ses pensées, troublé par les récents événements.
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