Le contingent 25
Mes histoires commencent toujours mal, par un décès. C’est triste un décès, un mot poli pour parler de la mort, encore plus laid que « mort ». Décès ça ne ressemble à rien, c’est bon pour les enveloppes sur lesquelles on inscrit DCD, retour à l’envoyeur. Un mot pour désigner un mal inévitable, mais à la fin seulement. Parce que Jean, ce Jean là, aurait tout aussi bien pu s’en passer. Une mort par inadvertance, ça sonne moins bien qu’une déclaration émue : « il est mort en héros », ou apaisante : « il n’a pas souffert ». Mourir sans s’en apercevoir, n’est-ce pas en quelque sorte, rater sa sortie ? Mais je digresse.
La mort de Jean n’avait rien eu d’original, elle fût maladroite. C’était l’été, vers l’heure de midi, il allait faire une course et avait juste oublié de regarder à gauche puis à droite en traversant la rue. Ce qu’on apprend pourtant à tous les enfants. A toujours se croire chez soi dans sa vie on en oublit les risques. C’est confortable par moment une vie mais à trop se reposer sur l’habitude on enfreint les règles de base. C’est comme ceux qui croient que leur voiture se conduit toute seule et loupent un virage.
Il est vrai que Jean n’avait pas souffert. Il n’en avait pas eu le temps. Juste au moment du choc peut-être, mais son esprit avait tout de suite pris la tangente. Le crissement des pneus, le noir, le black-out.
Il revînt à lui dans le flou. Tout était flou autour de lui. Il tâta son visage à la recherche de ses lunettes et fut rassuré de ne pas les trouver. S’il n’avait pas ses lunettes, il était normal qui voit mal. Tout de même, il voyait vraiment très flou. Il se dit qu’il devrait consulter plus rapidement cette année et qu’il était urgent de changer sa paire.
Il ne reconnut pas l’endroit, même flou, il lui était étranger. Pas de bruit de circulation. Il sentait des pavés sous ses pieds alors que les trottoirs de son quartier était recouverts d’un revêtement uniforme, plus ou moins plat, mais jamais pavé. Le soir tombait.
Vous vous demandez ? Non, Jean ne savait pas qu’il était mort. Nous ne sommes déjà pas sensés nous en apercevoir, mais en plus imaginez-vous mourir et être en bonne santé ? Certes, petit à petit un malaise s’installait, que faisait-il, le soir, dans le flou d’un endroit qu’il ne connaissait pas ?
– Mais où sont mes lunettes ? Murmura-t-il pour lui-même.
Confusément, il sentait que ce n’était pas la bonne question, mais, au moins, les retrouver lui permettrait peut-être d’y voir plus clair ? Il retardait, le moment de la révélation.
Une ombre le frôla.
– Et, le nouveau ! Ne reste pas là alors que les ombres arrivent ! Ah tu es dans le flou, attends prends ma main et suis moi. Ne me remercie pas, c’est naturel, on la fait pour moi lorsque je suis arrivé.
Il se sentit empoigné fermement et se dit qu’il n’avait pas mieux à faire que de suivre cet étranger compatissant.
Courir avec ce curieux voile devant les yeux était tout sauf pratique. Avec les pavés il manqua de tomber à plusieurs reprises. Heureusement, l’inconnu le tenait fermement.
Derrière, de curieux grognements haut-perchés se firent entendre, suivis de pas lourds heurtant le sol.
– Elles sont lentes, ne t’inquiète pas. lui dit l’homme d’une voix douce, légèrement essoufflée.
– Nous allons tourner à gauche dans quelques pas … Maintenant ! Ajouta-t-il.
Jean négocia tant bien que mal le virage. L’air sentait la brise marine. Il se trouvait donc loin de chez-lui et de la banlieue parisienne. Dés lors il se laissa porter, convaincu qu’il s’agissait d’un rêve.
– Nous arrivons à la plage des … Enfin, la plage. Il y aura des copains.
Jean s’arrêta brutalement.
– Nom d’un pipe ! Mais qu’est-ce qui me prend de vous suivre, je ne vous connais même pas … Vous et vos amis ! Il est temps que je rentre à la maison, ma femme doit s’inquiéter !
L’autre reprenait son souffle.
– Et pourquoi je ne vois rien d’abord ?
La voix de Jean sensée montrer sa détermination, trahissait surtout sa frousse. A mesure qu’il reprenait le contrôle de son esprit, la situation lui apparaissait dans toute son étrangeté.
– Pourquoi est-ce tombé sur moi ? dit l’inconnu
– J’ai plutôt l’impression que quelque chose m’est tombé dessus ! répliqua Jean qui avait toujours aimé faire le malin.
– Bon, pour la vue, ça va s’arranger.
– Qu’est-ce que vous en savez ? Vous êtes Ophtalmo ? Vous m’avez examiné ?
– Oh, vous n’avez pas besoin de me parler comme ça !
Jean s’interrompit. Le vent du large lui caressait le visage, l’air était doux, un peu frais, assez agréable. Il distinguait vaguement la surface mouvante des flots grâce aux reflets de la lune. Une masse plus sombre à gauche dessinait les contours d’une forêt de pins. Il pouvait sentir le parfum des aiguilles. La Bretagne ? L’atlantique à coup sûr. Plus près, la silhouette de l’homme qui l’accompagnait. Un peu plus petit que lui, brun, une barbe, un nez fort. Regarder de si près lui donnait le tournis.
– Bon vous venez ? (soupir) Je dis ça pour vous, hein !
Jean respira un bon coup.
– Je vous suis. Au fait vous vous appellez comment ?
– Jean.
– Vous aussi ? Je veux dire : moi également.
– C’est embêtant, il ne faudrait pas que nos essences se mélangent … Vous vous appelerez Marc à présent.
– Quelle idée ! Et puis c’est le prénom de mon père. Il ne faudrait pas …
– Quel contingent ?
– …
– Il est mort en quelle année, votre père ?
– Comment savez-vous qu’il est mort ?
– Il n’y a qu’à vous regarder !
– Vous êtes bien impertinent ! En 19, il est mort en septembre …
– Tss, l’année suffit. Le contingent 2019 n’est pas là.
– Pourquoi serait-il là ?
– Un roulement, tous les douze ans.
Jean, enfin Marc, se mit à rire nerveusement.
– Comme les signes chinois ?
– Si vous voulez, mais ça n’a rien à voir. Allez venez Marc, nous sommes attendus. Enfin moi ; et vous puisqu’ils vous ont vu.
– Qui ça ?
– Le contingent 25 …
– Vous vous foutez de moi ?
– Pas du tout Marc. Nous allons vous expliquer tout ça.
– Pas Marc ! Alain c’était mon deuxième prénom.
– C’était, vous parlez de vous au passé ? Vous êtes un rapide ! J’en ai vu des plus laborieux.
– Il fallait bien que ça m’arrive un jour !
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