3 - Deux êtres dans un souk
Voilà un texte que j'avais complètement oublié dans les tréfonds de mes brouillons, et pourtant je l'aime beaucoup !
Il a été écrit pour aller avec cette musique : https://www.youtube.com/watch?v=qiB98Wbsdlo (El Dorado - Two Steps from Hell)
Des pas dans une ruelle.
Des pas, des aboiements et des cavalcades effrénées.
Le marché plein de vie, aux femmes voilées de couleurs et aux hommes halés par le soleil, fut soudain submergé par une meute de chiens déchaînés. Des molosses par dizaines se déversèrent sur la place, la gueule baveuse et l'échine hérissée, déchirèrent les étoffes et les draps tendus, défoncèrent les cages à poules, renversèrent les étals, firent voler les sacs d'épices dans des nuages de poudres rouges et ocres ; le pelage poudré de safran et collé de plumes, les yeux fous, ils se frayèrent un chemin plein de rage à travers la foule. Terrifiés, les badauds se pressèrent contre les murs, leur laissant tout le souk, offrant les étals à leur folie dévastratrice.
Un instant plus tard, la meute avait déjà disparu au loin.
Ses dizaines de pattes martelaient le béton, franchissaient les obstacles dans des bonds puissants ; la gueule des molosses, haletante, se tendait vers la croupe rebondie qui détalait devant eux. Etait-ce une chèvre, était-ce une gazelle ? Son pelage était blanc, le soleil y lançait des éclats miroitants ; elle était plus rapide que le vent, galopait dans de grandes envolées légères, louvoyait entre les humains comme un lièvre qui aurait eu le feu aux trousses. Les molosses seraient bien incapables de la rattraper. Ils étaient lents, maladroits, renversaient les passants et heurtaient les voitures, les auvents et les tables des cafés, recouvraient la rue comme une vague monstrueuse ; loin devant eux, leur proie fusait comme un éclair d'argent, une comète au sillage de crins flottants.
Un juron retentit soudain devant la proie en question.
Un homme se tenait là au centre de la rue. Il était grand, la carrure musculeuse. Voyant foncer vers lui la licorne, puis la meute derrière elle dans son vacarme d'aboiements, ses yeux se plissèrent. Il se campa sur ses jambes, assura le poids de son corps, et croisa les bras avec l'impassibilité du roc.
Droit devant lui, le galop de la fuyarde devint hésitant ; puis ses yeux d'or, pleins d'une malice qui n'avait rien d'animal, se plissèrent à leur tour.
Parvenue aux pieds de l'obstacle imprévu, elle contracta son corps entier. L'instant d'après, elle bondissait en un élan fulgurant, dans une longue envolée vibrante de force. L'homme leva la tête, la suivit des yeux alors qu'elle le surplombait, les yeux grands ouverts et le corps aussi agile que celui d'un chat ; dans un nouveau juron, il se baissa et s'appuya sur ses genoux, lui offrant son dos puissant. Quatre-vingts kilos de licorne s'écrasèrent sur sa colonne vertébrale, provoquant un rugissement de douleur, avant de se propulser plus haut encore. L'homme fit volte-face, juste à temps pour voir la silhouette blanche se réceptionner sur un toit. Elle lui jeta un coup d'oeil ; leurs iris se croisèrent, mêlant le doré et l'anthracite, puis elle disparut dans des sauts joyeux.
L'homme reporta le regard sur les dizaines de chiens qui arrivaient sur lui. Dans un cri revanchard, il détacha sa longue cape d'un geste vif, dégaina la grande épée qui occupait son dos et se mit en garde.
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