Chapitre 9 – nuit et brouillard
La soirée avait été longue et bien plus épuisante que Snorri ne l’avait prévu.
Après un premier récit evoquant les aventures de Tholinyr et « Le montreur de créatures fabuleuses », Helvorg l’avait bombardé de questions sur les pixies : comment vivaient-ils ? Où les trouver ? Peut-on se concilier leurs bonnes grâces ? Elle avait ensuite réclamé d’autres récits et Snorri avait docilement enchaîné avec « Le lutin et le trésor du Dragon », puis « les lutins dans les guerres elfiques » et enfin « les lutins et la magie de la Hyavath », ce dernier récit avait eu moins de succès car il impliquait des concepts difficiles à saisir pour une enfant de cinq ans. À ce moment-là, Mathilde s’était mise à bailler, puis s’était subitement souvenue qu’elle avait perdu quelque chose d’important – sans préciser quoi – et avait demandé à sortir. Svedra l’avait sèchement envoyé se coucher et mis fin à la soirée.
Snorri marchait donc seul, dans la sombre allée forestière qui séparait le Hall de Thornald où il avait passé la soirée à celui de Frilvorg où il devait passer la nuit.
Tu marches encore une fois
sans l’ombre d’un regard aimant
mais à quoi bon courir ma foi
Sans l’amour d’une maman
Cette comptine enfantine lui était curieusement revenue en mémoire. Les rimes étaient simplistes et le récit bien en dessous de ce qu’un barde renommé pouvait produire ou apprécier, mais il lui était impossible de la sortir de sa tête… Mais était-ce vraiment un souvenir ? Avant ses douze ans, l’âge ou il lui avait été demandé de choisir entre les professions de guerrier ou de barde, Snorri n’avait jamais entendu de comptine enfantine, et celle-là n’avait rien qui soit digne de l’émouvoir, car son père n’avait jamais été très présent en raison de ses « expéditions » et sa mère ne s’était que très peu soucié de son avenir. « l’amour d’une maman » n’était donc pas le meilleur choix pour le faire pleurer.
Sauf peut-être par nostalgie de ce qu’il n’avait pas connu.
La vie n’est pas tendre pour toi
qui ignore cet émerveillement
qui a toujours vécu sans toit
mais repose-toi donc un moment
Par un hasard réellement extraordinaire, un banc se trouvait justement sur son chemin alors que la seconde strophe de cette comptine qu’il n’avait jamais entendu lui revint en mémoire. Tout ce qu’il avait à faire était un pas de côté avant de s’installer confortablement pour rêver… Le vieux barde offrait du rêve à tous ceux qui en demandaient, mais il en gardait fort peu pour lui-même…
Malheureusement pour Snorri – ou heureusement, allez savoir –, un objet rugueux s’abatit sur son nez, brisant impitoyablement l’émerveillement qui s’était emparé de lui. C’était une petite pomme de pin.
Aussitôt, le barde comprit ce qui était en train de se passer. Il se mit en position de combat, brandissant son bâton de marche, et murmura :
— Sorcellerie !
Mais il n’y avait personne.
— Montrez-vous ! ordonna-t-il d’une voix forte. Je n’ai pas peur de vos tours de passe-passe.
— Oh, c’est vous Snorri ? répondit une voix de femme. Mais pourquoi criez-vous ainsi ?
Galdlyn sortit d’un coin d’ombre et s’avança, tournant autour du barde comme un félin autour d’une proie. Snorri restait immobile, mais il était visiblement concentré. Les effluves de la hyavath – cette mystérieuse magie des elfes – surgissaient du sol, montaient dans ses jambes et remplissaient tout son être, jusqu’à la « pierre de glace » qui décorait son bâton de marche.
Galdlyn s’arrêta enfin, face au barde, le regard oscillant entre les yeux du barde et la pierre de glace.
— Vous êtes un remarquable sorcier, maître Snorri s’exclama-t-elle non sans ironie. Si j’avais de mauvaises intentions à votre égard, cette démonstration me ferait fuir.
— Pourquoi vous cacher sur le chemin ? On pourrait croire que vous tendez une embuscade.
Il ne se donna pas la peine de mentionner le charme auquel il avait bien failli succomber.
— Ce n’est pas vous que j’attendais.
— Vous attendiez quelqu’un ? Oh… la petite Mathilde ? Elle ne viendra pas… pas ce soir.
— On ne peut pas faire confiance aux petites filles.
— On ne peut pas faire confiance aux femmes, répliqua le barde.
Galdlyn avait commis une imprudence en reconnaissant implicitement qu’elle « attendait quelqu’un », Snorri de son côté, s’il avait évoqué Mathilde sans la moindre hésitation, il s’était bien gardé de préciser les causes de son absence.
— Que lui voulez-vous ? Demanda le barde après un silence.
— Elle ne devrait pas être esclave, elle a du talent… mais elle est la seule à l’ignorer.
— C’est curieux, je ne vous imaginais pas en chercheuse de talents.
— Je suis un peu magicienne… magicienne des flammes comme vous êtes magicien des glaces. Peut-être devrions nous nous associer.
— Ce qui nous différencie est bien plus qu’une question de température.
— Et pourtant, vous êtes tellement froid…
— Ècoutez Galdlyn, soupira Snorri d’un ton las, j’aimerais beaucoup converser avec vous de nos arts respectifs, mais cette soirée a été épuisante : on ne m’avait jamais réclamé autant d’histoire en si peu de temps.
— Des histoires de dragons et de magie ?
— Des histoires de lutins, rien qui puisse vous passionner.
— Vous avez raison, maître barde : il y a dans la région des créatures bien plus dangereuse que les lutins… reposez vous bien, et si vous changez d’avis sur une association, vous me trouverez facilement dans la forêt.
Sur ces mots, elle disparut aussi rapidement qu’elle était apparue.
« Il y a dans la région des créatures bien plus dangereuse que les lutins ».
À quoi pouvait-elle faire allusion ?
Le regard du barde s’attarda sur les alentours : les lanternes recouvertes de tissus verdâtre qui indiquaient l’entrée du hall de Frilvorg, le chemin mal éclairé qui y menait et le banc ou il avait bien failli succomber à la magie de la guerrière rousse…
Puis, il avisa un objet qui avait roulé à ses pieds.
Une pomme de pin… une pomme de pin qui avait joué un rôle capital dans cette fin de soirée.
Il la ramassa aussitôt, la fourra dans une poche et reprit sa route.
* * *
Snorri fut réveillé par une odeur âcre de plantes bouillies, évoquant vaguement celle des tisanes que les prêtres-guerriers de Solarys faisaient ingurgiter à leurs hommes avant de les envoyer au massacre. Il ouvrit les yeux et fronça les sourcils avec une grimace de dégoût.
— Vous voilà réveillé, Maître Snorri. J’en suis bien aise, fit une voix juvénile. Le soleil est haut dans le ciel.
— Certes ! répondit le barde. Mais dois-je pour autant boire cette mixture douteuse ?
Il leva les yeux vers son interlocutrice. Audrun Grimmsdottir, la jeune magicienne, se pencha vers le bol qu’elle tenait à la main et s’exclama.
— J’ai oublié d’ajouter une pointe de miel, mais à part ça, je ne vois pas ce que vous lui reprochez. Ma mère pense que vous avez besoin d’un remontant et je l’ai préparé en suivant scrupuleusement ses instructions. Je peux le réchauffer si vous voulez ?
— Ça passera mieux avec du miel, confirma le barde. Les jeunes filles qui obéissent à leurs parents, ce n’est pas si courant.
— Que s’est-il passé hier ? Vous êtes rentré tard et vous êtes écroulé sur vos couvertures, sans un mot de bonsoir.
— Je dois justement parler de ça avec Frilvorg. J’ai du résister à un sortilège et,même s’il ne m’était probablement pas destiné, je n’ai pas du tout apprécié ?
— Une rune de protection ? Ma mère en place à certains accès pour éviter les indésirables et les rongeurs mais…
— Non, coupa Snorri. C’était sur le chemin. Une sorte d’embuscade…
Une femme d’une trentaine d’année bien entamée vint les rejoindre. Malgré son teint blafard, ses tenues sombres et la coiffure en plumes de corbeaux qu’elle portait en permanence, Snorri la trouvait belle… mais il était sans doute le seul.
— Faut-il vraiment parler de ces choses devant les enfants ? demanda la nouvelle venue.
— Mère, protesta Audrun. J’ai presque vingt ans. J’ai passé l’épreuve du guerrier voici plus de cinq ans et j’ai étudié la magie dans le collège de Montdragon.
— La magie des bretons et des solariens, objecta Frilvorg avec mépris. Je pense que le sortilège dont Snorri veut m’entretenir fait partie de la magie ancestrale… la seule vraie magie.
— Certes, reprit Snorri, il s’agit bien de magie ancestrale, mais je pense qu’Audrun a le droit de savoir de quoi il retourne, même si sa magie est différente…
— Ce sont tes secrets, acquiesça Frilvorg. C’est à toi de chosir à qui tu les révèles.
— J’ai l’impression que Galdlyn s’intéresse à la petite Mathilde, l’esclave de Thornald. Comme si elle possédait quelque chose dont elle veut s’emparer… peut-être un talisman… ou un secret.
— Tu te fais des idées. Galdlyn prend du plaisir à corrompre tous ceux qui s’approchent de ses filets. Elle a ensorcelé Thornald, bien sûr, mais ça ne lui suffit pas. Elle a autant d’appétit pour les femmes que les hommes, pour les enfants que pour les adultes, et si je laissais mes écuries sans runes de protection, j’aurais peur pour mes chevaux.
— Oh, mère ! protesta Audrun.
Elle exagérait certainement… au moins pour les chevaux.
— Il y a dans tout cela bien plus qu’un simple « désir de corruption », insista Snorri. Je ne pense pas qu’une magicienne déploierait autant de moyens pour s’amuser… J’ai dans l’idée qu’elle cherche quelque chose de précis… quelque chose qui serait lié à une source de pouvoir.
— Une source de pouvoir ? S’interrogea Frilvorg. Pourtant nous sommes loin de la Hyavath et il y a peu de créatures magiques dans la région.
— Mathilde m’a posé des questions sur les lutins, précisa Audrun. Helvorg est persuadé d’en avoir vu et… bon ! Je sais que ça a l’air stupide mais… on ne sait jamais.
— C’est loin d’être stupide, murmura Frilvorg songeuse. Si Helvorg et Mathilde sont les seules à voir des lutins, c’est juste une petite histoire de gosse, mais si Galdlyn y croit elle aussi, c’est autre chose… Ça devient même sacrément intéressant.
— Je dirais plutôt inquiétant, ajouta Snorri.
— Si cela peut vous rassurer, Maître barde, Audrun et moi-même garderons un œil sur Helvorg, Mathilde et cette histoire de lutins, je vous en donne ma parole.
Frilvorg avait conclu cette discussion en appelant Snorri « Maître barde » pour souligner qu’il s’agissait bien d’un engagement solennel, et non d’une simple discussion. Le barde se contenta de hocher la tête pour valider cette promesse – qui au final n’engageait pas à grand-chose – mais il restait visiblement inquiet.
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