3. Dernière soirée
La pensée rebutante de m’engager chez les ESAO m’avait tenue éveillée toute la nuit. Car si l’idée du pilotage me faisait fantasmer, ça ne me donnait pas pour autant envie de m’enrôler. J’étais trop pudique et les pilotes étaient trop mal considérées pour que je m’engageasse. En toute honnêteté, ça me mettait même en colère d’être excitée par ces idées déviantes. C’est comme si mon ventre criait à mon cerveau telle une gamine capricieuse : je veux ça ! je veux ça ! je veux ça ! je veux ça !
La lumière du couloir glissait sous la porte. Dans la semi-obscurité, avec Mako, nous nous habillions en silence. Nous avions l’habitude de nous lever une demi-heure avant le reste de la chambre pour avoir le temps de digérer le petit-déjeuner. C’était le repas où nous mangions le plus.
À nouveau dans notre treillis crème mouchetés de gris, mon chignon replacé à l’arrière de mon crâne, les cheveux au carré de Mako brossés, nous gagnâmes le réfectoire sans un mot, comme des zombies. Ce ne fût que lorsque nous fûmes assises qu’elle me fit la remarque :
— T’as dormi ?
Je secouai la tête.
— T’es triste que ça soit fini ?
— Un peu. C’est juste que je n’ai pas envie de reprendre mes études. Mais en même temps, je ne sais pas ce que je pourrais faire d’autre.
Elle opina du menton sans m’apporter de réponse. D’un sens, il valait mieux ne pas rentrer dans le débat, car j’aurais été obligée d’aborder d’autres questions, comme l’envie d’une carrière militaire. Si je mettais de côté les qu’en dira-t-on, n’étais-je pas faite pour devenir pilote d’ESAO ? Si mon corps était prêt à le vivre, à faire ce que la plupart refusait, n’était-ce pas mon devoir ? Étais-je une de ces femmes capables de changer la face des combats ? Ou bien la réalité était-elle si loin du fantasme que j’en aurais été déçue ?
Les camarades de la section nous rejoignirent à table, garçons et fille, le sujet des exosquelettes avait déjà disparu des bouches. Chacun n’espérait qu’une chose : deux derniers jours tranquilles, puis retrouver les fringues civiles.
Après le repas, assise sur le trône pour soulager ma vessie une dernière fois avant le début de la journée, j’ouvris mon smart-data. Je me rendis sur le site de l’armée de terre pour glaner des infos qui me conforteraient dans mon choix de ne pas m’engager. La foire aux questions était tournée dans l’idée de rassurer, mais le seul forum civil que j’ouvris était si haineux qu’il en était illisible. Les sujets n’étaient pas mieux. Le premier s’intitulait : « Ma sœur est pilote, comment la faire sortir de là ? » Sur une autre conversation, une fille était venue parler de ses traumatismes de guerre avec ce titre : « Pilote d’ESAO, et après ? » Elle parlait des horreurs qu’elle avait vu, des charniers de corps, mais personne ne l’avait vraiment lue. On lui conseillait la prostitution ou la réhabilitation par la pornographie. Des commentaires de préadolescents attardés ou de vieux machos aigris. J’eus la curiosité malvenue de lire : « Je suis pilote d’ESAO et j’aime ça. » C’était un récit mal écrit de vingt lignes, et l’auteur était sans aucun doute un autre boutonneux à l’homosexualité refoulée car la soi-disant pilote décrivait qu’elle ne jouissait qu’en s’enfonçant un transmetteur de quarante centimètres dans le rectum. Tellement peu crédible qu’il n’avait même pas eu un commentaire.
La voix de Mako retentit par-delà les cloisons :
— On se retrouve au hall 3 ?
— OK !
Dépitée, loin de pouvoir trouver des réponses sérieuses, je fermai le forum et me retrouvai sur l’onglet du site de l’armée de terre. Il était temps de penser à autre chose et de commencer la journée.
Le soir tomba assez vite, la journée fut plutôt peinarde, comme tous l’espéraient. Le brouhaha du foyer me guida vers la foule particulièrement dense. Cinq cent conscrits regroupés au même endroit à la même heure faisait sentir le changement. L’alcool n’était pas autorisé sur le site, toutefois, il était de coutume de faire entorse à la règle. C’était un lieu important de rencontres, d’échange social. Il y avait donc possibilité d’emprunter au comptoir plusieurs jeux de société, sinon des jetons pour des jeux d’arcades à thématique militaire.
Mako et moi avions retrouvé un groupe de garçons. Depuis une demi-heure ils racontaient ce qu’ils voulaient faire de leur vie et pourquoi ils s’engageraient ou pas dans l’armée. La question finit par me tomber dessus :
— Et toi, Clarine ? Tu t’engageras ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu n’as pas aimé ?
— Non, au contraire, j’ai tout aimé. Je n’ai jamais eu l’impression de faire partie d’un groupe avant aujourd’hui et je n’ai jamais eu une copine comme Mako depuis le CM2. Franchement, ça me botterait bien de m’engager.
— Et ?
— T’es trop intelligente pour être militaire ? me charria un mec.
— Non, ce n’est pas ça. Mon père est pilote dans l’armée de l’air et le fait qu’il soit toujours parti, et bien ça n’a pas fonctionné avec ma mère. Mon frère a fait son service militaire il y a deux ans, et il s’est engagé direct dans la marine. Alors à moins de vouloir tuer ma mère de chagrin…
— Mais il y a plein de métiers dans l’armée qui sont à moindre risque, me dit le même garçon
— Il y en a plein d’autre très utiles dans le civil.
— Et si on écarte ta mère, tu ferais quoi ?
— Pilote d’ESAO, ça doit être épanouissant.
Ils éclatèrent de rire et Mako dit :
— Dans le civil, tu pourrais travailler chez OBI.
— Testeuse de selleries d’ESAO ! s’exclama un garçon.
Une fille imagina la scène :
— Alors de un à dix, comment jugeriez-vous votre orgasme ?
Tous éclatèrent de rire. Un garçon me tapa sur le bras :
— Clarine ! On fait un tournoi ! Si tu arrives au dernier niveau, tu t’engages dans l’armée.
Je préférais fuir le sujet, et puis redevenir pilote d’ESAO une dernière fois, même si c’était virtuel, ça adoucirait mes regrets.
— Vendu ! Mais après faudra trouver un corps d’armée.
— L’infanterie, c’est la castagne !
Je le laissai m’entraîner vers les cinq bornes d’arcade avec les autres. Les quatre garçons les plus assidus étaient déjà installés. Je grimpai sur le fauteuil du cinquième, les pieds dans les étriers, enfilai les gants à capteurs, puis chaussai les lunettes virtuelles. Je choisis un modèle F10, un de mes préférés car il était polyvalent et ressemblait à une lionne.
— OK ! On va essayer la mission 4 dans les ruines de Belgrade. Tout le monde est prêt ?
— Clarine ? Tu ne veux pas que je fasse le transmetteur avec ma bite ? demanda un. Je suis sûr que ça te ferait gagner !
— Elle est trop petite, répondis-je.
— Pam ! s’exclama Mako.
Pas intéressée, j’étais néanmoins flattée. Même s’il s’agissait de boutades, avant le service militaire, jamais aucun garçon ne m’avait accordé ce genre d’intérêt. La mission commença. Nous nous retrouvâmes tous les six au milieu d’une place. Notre but était de secourir des véhicules pris aux pièges par des Homards et de détruire les Tourteaux qui patrouillaient. Celui qui tuait le plus d’ennemi gagnait.
Mes jambes pédalèrent pour avancer à toute vitesse et me mettre à couvert. Le principe était de rester immobile pour charger la jauge d’énergie pour le canon à plasma. Après un an à essayer de pulvériser les scores, c’était bizarre de savoir que la pilote était en réalité en train de se stimuler sexuellement.
Un homard s’approcha de moi. Je le frappai avec le poing et la lame de mon bras s’enfonça dans sa bouche. Je tirai une salve balistique vers deux de ses camarades puis me précipitai pour changer de cachette. Chaque fois que je bougeais, la jauge d’excitation diminuait. Il fallait reste immobile afin qu’elle remontât. Lorsque la jauge fut pleine, je repérai un tourteau. Je me lançai jusqu’à une carcasse de vaisseau, attendis que la jauge remonte, puis le visai à travers l’habitacle détruit. Mako qui suivait sur le grand écran s’écria :
— Premier tourteau ! Clarine !
Mon challenger lança son rayon sur un groupe de Homards et les finit à la main. Le jeu s’exclama : « Boucherie ! »
Je le repérai sur les hauteurs d’un toit en train de recharger. N’aimant pas du tout perdre sans tout donner, j’envoyai une roquette dans sa direction afin d’attirer l’ennemi. Les salves des Homards le délogèrent.
— Oh la salope ! s’exclama un mec.
— Eh, Clarine ! Le but dans l’armée, c’est l’entraide !
— Quoi ? Elle a fait exprès ? demanda mon adversaire.
Je rechargeai mon énergie entre chaque pas et me déplaçai dans sa direction doucement. Je tuai deux Homards au passage, puis arrivai au groupe d’assaut avec deux tourteaux et dix Homards. De savoir qu’il s’agissait d’orgasme, je serai inconsciemment les cuisses autour de la selle en projetant mon rayon de plasma. Les deux tourteaux furent transpercés et j’envoyai une roquette au milieu des Homards que je n’avais pas touché. « Méga boucherie ! »
Je me déplaçai à tout allure pour m’abriter, fauchai avec les bras un groupe de Crevettes tapies à l’intérieur du bâtiment, puis cherchai à retrouver de l’énergie.
De leur côté, les autres garçons hissaient leur score doucement mais progressivement. Je fis le compte de mes roquettes et de mes munitions balistiques, puis attendis un convoi pour faire des dégâts. Les blindés de l’artillerie Crustacée étaient des cibles risquées de par leur puissance de tir, mais aussi du tourteau qui les accompagnait, et j’avais rarement eu la bonne position pour les aligner. Je choisis de grimper dans le bâtiment en ruine pour prendre de la hauteur et pouvoir m’échapper.
Lorsqu’il passa, je serrai les cuisses autour de la selle, et appuyai sur le bouton afin de foudroyer les blindés. Comme prévu, je n’eus pas le temps d’atteindre le Tourteau. Mais ce dernier était trop lourd pour monter. Je m’échappai. Un patrouilleur aérien me prit en chasse. Impossible de m’immobiliser avant d’avoir trouvé un abri.
La partie se corsa au fur et à mesure, les ennemis étant toujours plus variés et nombreux au fur et à mesure que nous les descendions. Malgré la concentration nécessaire pour gagner, une partie de moi s’imaginait dans un véritable ESAO. Ma stratégie fut perturbée par mes réactions plus hésitantes. Mais, je n’arrivais pas à m’empêcher de penser aux stimuli intimes.
Après vingt-cinq minutes de combat, à court de munition, n’ayant plus que mon énergie sexuelle apparemment inépuisable, je fus submergée. Je retirai mes lunettes et levai les yeux vers l’écran. Les autres garçons avaient déposé l’éponge, il ne restait que mon challenger. Face à la horde, il céda dans la minute qui suivit. Il retira ses lunettes, épuisé et regarda le décompte des points. Gagnant, il s’écria :
— C’est qui la plus chaudasse ? !
— C’est clairement toi, lui répondit Mako.
J’avais le bas ventre brûlant. Par crainte d’avoir pu mouiller le siège, je descendis de la selle en l’essuyant ma jambe de pantalon. Discrètement, une main à la poche me rassura sur le fait que ce n’était pas le cas. Mais cette partie ne m’avait pas fait reconsidérer une seconde mon attirance pour les ESAO. J’annonçai :
— Bon, pause pipi.
Je m’éloignai par le large couloir vitré menant au foyer, puis entrai dans les toilettes. Un couple dans la cabine du fond était en pleins ébats, les couinements de la fille à peine contenus. Il y avait pourtant des endroits plus discrets pour ce genre de chose, même si nous étions en hiver.
Je m’empressai de me soulager et ma chasse d’eau la fit taire. Je me lavai les mains en souriant de la gêne que je provoquais. Mon challenger entra à ce moment. Je le charriai :
— C’est les toilettes des filles ici.
— Comme je pilote un ESAO mieux que toi, j’ai eu un doute sur mon sexe.
— Ne me demande pas de vérifier à ta place.
Il grimaça :
— Je voulais te dire avant demain soir… parce que ça serait un peu tard. C’est un peu tard quand même, mais on a appris à se connaître, on a un bon feeling, et je suis en train de me rendre compte que tu vas me manquer, plus que je ne le pensais. Et si tu ne sais pas quoi faire après ton service, on pourrait peut-être essayer de faire un bout de chemin ensemble.
Il était stressé, ça ressemblait plus à une déclaration qu’à une simple proposition de plan cul de la dernière heure. Flattée et navrée, je lui répondis :
— Je suis désolée, je ne suis pas attirée par les hommes.
— Ah !
— Ne le prends pas mal, t’es super gentil, et je sais qu’il faut du courage pour se lancer. Je suis super touchée. C’est la première fois qu’on me fait une déclaration.
— Mignonne comme tu es ?
— Mignonne mais un peu plate. Avant l’âge de maturité, ça compte beaucoup pour les mecs.
Il balbutia :
— Tu retournes au foyer ?
J’opinai du menton. Il se retira. Je m’appuyai une seconde sur le lavabo. Les relations ne m’avaient jamais attirée, mais je me demandais si je ne devais pas essayer, juste une fois. Je foudroyai mon reflet dans ses yeux bleus. Je n’étais pas attirée par mon camarade et me suggérais de m’y essayer. J’étais attirée par le pilotage d’ESAO et je m’interdisais de m’y lancer. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?
La fille de la cabine du fond murmura en croyant que j’étais partie :
— Ça c’est un sacré râteau !
— Je vous entends ! répliquai-je.
Ils tirèrent la chasse d’eau pour faire genre. Rita passa la tête par la porte puis sortit en riant :
— Je ne savais pas que c’était toi !
Elle se lava les mains pour faire comme si elle était seule. Curieuse de savoir si je connaissais le garçon, je lui dis :
— Il est timide, ton copain ?
Une rouquine passa la porte, le visage rouge pivoine. Elle s’éclipsa sans un mot. Rita me regarda avec un sourire satisfait :
— T’es douée. Je ne me serais pas doutée que t’étais lesbienne.
— Je ne suis pas lesbienne.
— T’as dit ça juste pour pas qu’il se vexe ?
— De ?
— Que tu n’aimes pas les hommes.
— Je ne suis attirée ni par les hommes ni par les femmes.
— T’es attirée par quoi ? Les animaux ?
Elle rit. Je secouai la tête et lui dis :
— Par rien.
— T’y as goûté au moins ? Tu sais, ma mère dit que pour dire qu’on n’aime pas, faut y avoir goûté.
— Ça vaut pour la merde de chien ?
Elle éclata de rire, sabrée par ma réponse. Elle désigna la cabine du fond avec la tête et me dit :
— Un essai offert, et personne ne le saura.
— Non merci.
Je pris la direction de la sortie en lui souriant et elle m’emboîta le pas.
— Je me suis lavé les mains, tu sais.
— Si ta copine t’entendait !
— Laquelle ?
Elle rit.
À l’entrée du foyer, la rouquine était accolée à un garçon avec lequel elle traînait souvent. Les regards se braquèrent sur la beauté brune de Rita, mais pour la première fois, je perçus la différence entre le déshabillage rêveur des garçons et l’émoi passé chez quelques filles. Je devinai en quelques secondes toutes celles qui avaient été les amantes de Rita. Mon instinct m’en désignait au moins trois. J’eus envie de confier mon goût pour les ESAO à Rita en échange que je tusse son secret. Mais en définitive, je ne savais même pas si ça aurait choqué que ses aventures se sussent. Nous rejoignîmes nos amis et les yeux brillants de Mako glissèrent sur la bouche de l’Italienne. Peut-être finalement mon instinct se trompait-il.
La nuit tombée, notre chambre effectuait son dernier tour de garde. Fusil en bandoulière, je patrouillais avec Mako le long des grillages qui délimitaient l’école militaire. Il faisait particulièrement froid. Je repensais au dessin animé que regardait mon frère le matin, qui racontait les aventures d’une unité d’élite regroupant les meilleurs agents des différents corps d’armée. En y repensant, il y avait un ESAO et sa pilote était une femme. Elle n’était pas nue, mais elle était jolie et badass, assez pour qu’inconsciemment ça influençât mes idées d’aujourd’hui. Je me souvins être assise à la table de la cuisine dessinant un robot. À ce jour, je comprenais le rictus de malaise que ma mère avait affiché. Je croyais mon dessin seulement moche.
Mako me sortit de mes pensées.
— Qu’est-ce qui te fait sourire ?
— Je pensais à ma mère.
— Tu vas passer Noël qu’avec ta mère ou il y aura ton père ?
— Non, il ne rentre pas avant cinq mois. Je pensais à elle parce qu’une fois, j’ai dessiné un ESAO et elle a fait une de ces têtes ! Et il n’y a qu’aujourd’hui que je comprends ce qu’elle a ressenti.
— Tu m’étonnes !
— Quand je pense que, gamine, je voulais devenir soit pilote d’exosquelette, soit pilote de vaisseau spatial.
— Bah ! Il ne te reste plus que pilote de vaisseau.
— Pour que ma mère me renie ?
— Tu peux être pilote dans le civil.
Je restai silencieuse tout en continuant à marcher. Mako reprit :
— Tu n’as plus envie ?
— C’était un rêve de gamine. Et en fait, je n’ai plus trop envie de reprendre les études. Je ne vois pas poser mon cul sur une chaise huit heures par jour.
— Tu ne sais toujours pas ce que tu vas faire en janvier ?
— Peut-être trouver un autre job, et ne reprendre mes études qu’après.
— Tu ne trouveras rien qui paie, déclara Mako. Moi, ma mère me tuerait si je ne reprenais pas mes études.
— La mienne aussi mais…
Je soupirai, elle s’attendrit :
— T’as le bourdon ma poupée ?
— Grave !
Elle posa une main sur mon épaule pour nous stopper et me serra contre elle. Ma joue se retrouva écrasée sur la crosse de son fusil.
— T’es pas très confortable, Mako, mais tu vas me manquer.
— Je savais que c’était à cause de moi.
— Tu ne veux pas qu’on s’enrôle toutes les deux dans l’infanterie ?
— Je ne sais pas qui de ta mère ou de la mienne réagirait le plus mal.
— Est-ce important ?
Elle posa un baiser sur mon front et proposa :
— Tu t’inscris à Paris, avec moi. On fait nos études ensemble.
Je souris car ça aurait été une moindre souffrance de reprendre mes études avec elle. Ses yeux plongèrent dans les miens et elle murmura :
— On prendrait un appartement ensemble.
— Ce serait super cool. Je le mets dans mes options.
Je repris la marche, et les ESAO me revinrent en tête. Je pris un ton détaché pour jouer à celle qui plaisantait :
— Sinon on s’inscrit comme pilotes d’ESAO toutes les deux.
Elle éclata de rire.
— Jamais de la vie !
Je ronchonnai sur le ton de la plaisanterie :
— Bon, ben si c’est comme ça, je m’inscrirai toute seule !
Elle rit :
— Je t’imagine bien là-dedans !
Je regardai droit devant moi, avec l’envie de lui dire franchement que j’allais m’engager. Si je me retenais, c’est par peur d’être l’objet de moqueries le dernier jour de mon service. L’année avait été trop géniale pour en zigouiller les souvenirs sur une seule déclaration. Mais je n’avais pas envie d’aller m’installer avec elle à Paris. Notre amitié n’était pas complète si elle n’était pas prête à entendre que je pouvais avoir des fantasmes différents des siens. Je me sentis vide. Je m’arrêtai près d’un parapet et soupirai, les yeux humides.
— Ça ne va pas ?
— Je n’en sais rien. J’ai envie d’arrêter le temps. Ça fait deux mois que j’aurais dû me réinscrire à la faculté et… Je ne sais pas quoi faire. Il n’y a rien qui m’intéresse. J’ai envie de voyager, de découvrir des planètes et des lunes et en même temps, je ne me vois pas travailler pour une industrie du voyage. Je pourrais peut-être travailler le soir et prendre des cours de pilotage le jour pour me faire un CV. Peut-être trouver un club de boxe aussi.
— Ouais ! C’est bien la boxe ! T’es douée dans ta catégorie micro-plume !
— Ça défoule, mais je n’ai pas envie d’en faire mon métier.
Je posai mes coudes sur la balustrade. Elle s’angoissa :
— La ! La ! Ça ne me plaît pas de te voir avec le cafard.
— Je peux te confier un secret ?
— Bien sûr.
— Je n’arrête pas de penser aux ESAO.
Le dégoût mua sa voix :
— Sérieux ? Genre y penser en tant qu’avenir ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas envie et en même temps ça ne sort pas de ma tête. Pourquoi est-ce que c’est si mal d’être pilote ? Pourquoi tout le monde les traite de putes ? Ce sont des soldates !
— Et ben oui, c’est des soldates… mais faut quand même avoir un grain pour vouloir entrer là-dedans.
— Je dois avoir un grain.
— Mais rien ne t’y oblige.
— Je n’ai pas dit que j’y étais obligée ! C’est juste que ça me prend la tête, comme si on m’avait programmée. J’ai beau ne pas avoir envie de m’engager, j’y pense toute la journée.
— Peut-être que la psychologue…
— Arrête !
Elle se tut. Ce n’était pas ce que j’avais envie d’entendre. Après un an d’amitié, je m’attendais à ce qu’elle eût de la compassion, mais pas qu’elle me prît pour une névrosée bonne à enfermer dans une clinique. Elle posa une main sur mon épaule et murmura :
— Tu n’es pas comme ça, Clarine. T’es intelligente, t’es forte.
— Non, c’est vrai, conclus-je en me reculant. Je vais me ressaisir. On n’en parle plus.
Nous nous remîmes en marche. Je demandai :
— Et donc, toi et Rita ?
— Elle te l’a dit ?
Je marmonnai pour ne pas mentir. Mako dit :
— Ben tu sais, après que Clément m’ait plaqué par message. Elle m’a draguée et puis voilà, ça s’est fait sous les douches. Et puis elle est tellement douée que…
— Que tu ne me l’as pas dit.
— Ben… On n’a jamais beaucoup parlé de copains ou de copine.
— Je n’en ai jamais eu.
— Justement, ça aurait pu te blesser.
Pourquoi m’étais-je confiée à quelqu’un qui ne s’était jamais confiée à moi. Mako n’était qu’une camarade parmi d’autres, pas une confidente intime. Elle chercha à se rattraper :
— Je ne dirai rien pour les ESAO.
— C’est gentil.
Nous poursuivîmes notre ronde. Mais il ne restait qu’une journée à passer ensemble et elle prit un peu ses distances. Ou peut-être était-ce le secret qui me donnait cette impression.
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