33. Décollage
L’équipage, mon ESAO et le matériel étaient déjà à bord du croiseur. Il ne manquait que les soldats. Nous avions deux heures d’avance lorsque nous pénétrâmes dans un grand hall jalonné de banquettes inconfortables. La foule civile était regroupée près d’autres portes d’embarquement. Les rumeurs lointaines accentuaient la sensation d’être seules dans cette aile du bâtiment.
Nous approchâmes de la baie vitrée donnant sur le tarmac. J’observai un cargo spatial qui atterrissait doucement au milieu du parc de containers. Héloïse regarda le ciel blanc de chaleur en pinçant les lèvres.
— Stressée ? demandai-je.
— J’espère que ça se passera bien avec la nouvelle unité. Je n’ai pas de bon souvenir de ma dernière affectation.
— Tu pars sur un nouveau départ. Ils ne te connaissent pas.
— Je sais. Heureusement que t’es là.
— Je ne comprends pas. Quand t’étais de l’armée de l’air, tu disais que tu ne participais pas aux orgies.
— Clairement pas !
— Mais pourtant t’a l’air de ne pas avoir beaucoup de tabous.
— J’aime l’idée d’une relation exclusive. Les trucs de groupes ça ne m’intéresse pas. De toute façon, j’étais hyper jeune, j’avais une vision très romantique des relations, je n’étais clairement pas prête à me retrouver avec une bite dans cul, une dans la bouche, une dans l’oreille et peut-être une dans la narine, sans avoir mon mot à dire. Et aujourd’hui, pareil. Sérieux, c’était une putain d’escadrille d’obsédés. Les filles qui participaient, elles n’étaient pas nombreuses, et… Bref, mauvaise période. Au moins, j’ai appris à faire le ménage.
— T’es bête.
— Ce n’est pas le seul bon côté.
— Ah ?
Ses grands yeux me dévorèrent et sa voix rauque me flatta :
— On s’est rencontrées.
Comme si notre conversation les avait attirés, douze soldats arrivèrent en roulant des mécaniques. Nous discernions à peine leur reflet dans la vitre. Ils posèrent leurs bagages lourdement et s’assirent sur les bancs derrière nous.
— Y a du joli p’tit cul qui embarque.
Nous nous tournâmes toutes les deux vers un noir.
— C’est laquelle qui pilote ?
— C’est moi, répondis-je froidement.
Il me scruta des pieds à la tête avec un rictus lubrique.
— T’as combien de mission au compteur ?
— Elle n’en a aucune, articula Héloïse. Mais c’est la major de sa promo.
— On est tous morts, en conclut un grand blond.
— Je compte bien vous surprendre, annonçai-je.
Il se leva et se planta devant moi.
— Ça ne t’engage pas, ce genre de promesse, vu que si tu n’assures pas, on crève. Ceci dit, je ne suis pas contre quelques preuves.
Il sortit son pénis et l’agita en riant. Soudain, un sac percuta sa tête. Le temps qu’il se retournât, la jambe d’une femme blonde le balaya. Il tomba violemment sur le dos et elle lui envoya un grand coup de pied dans le visage. Le nez ensanglanté il gémit. Elle grogna :
— Vous voulez commencer le voyage par l’isolement, Horvath ?
— Non, mon lieutenant.
— Rangez votre matos et excusez-vous.
Il referma sa braguette, s’agenouilla le sang ruisselant sur son menton et articula :
— Désolé.
— Déguerpissez, siffla la blonde.
Il retourna près des autres, penaud. La femme blonde et élancée nous dévisagea et se présenta froidement :
— Lieutenant Conti. Bienvenue chez les Carcajous Maudits.
Elle nous tourna le dos, ramassa son sac, et ordonna :
— Tout le monde en ligne pour l’appel. Je veux du silence, je ne suis pas d’humeur.
— Ça promet, murmura Héloïse.
Nous nous plaçâmes à côté des douze hommes, et le lieutenant Conti fit l’appel auquel nous répondîmes chacun présent. Je n’imaginais pas intégration plus glaciale. Plus personne ne dit mot tandis que nous avancions en direction du tarmac. Sous la chaleur du zénith, nous rejoignîmes la navette grise et sans hublot qui nous attendait. Nous montâmes à bord et imitâmes les habitués, calant notre bagage dans le rack central avec des sangles. Assis dos à la carlingue, aucun homme n’avait laissé deux sièges entre eux. Héloïse s’installa presque face à moi, à demi masquée par le rack de bagages, et je me retrouvai seule entre deux colosses. Le lieutenant nous jaugea d’un regard les uns après les autres. J’étais surprise qu’aucun ne fanfaronnât avant le décollage, mais les suicides des deux filles qui nous avait précédé semblait peser.
Lorsque l’écoutille fut fermée, Conti s’assit parmi-nous et s’harnacha. La navette s’éleva délicatement au-dessus de la piste, prit de l’altitude sans se presser pendant cinq minutes, puis nous fûmes soudainement écrasés contre des épaules des uns et des autres.
L’air cessa de fredonner contre la carlingue lorsque la pesanteur disparut, nous laissant flotter dans nos harnais. Le lieutenant Conti se détacha, sa queue de cheval blonde flottant derrière elle.
— Nous serons à bord du Gulo Gulo dans quelques minutes. Continuez d’être sages comme ça. Les nouveaux, vous suivez vos camarades jusqu’à vos quartiers.
Nous attendîmes en silence, un peu refroidies par la brièveté de l’accueil.
Après un bon quart d’heure, une petite secousse nous indiqua l’arrimage de notre navette au croiseur. Alors, imitant nos camarades, nous détachâmes nos harnais. Nos corps devinrent libres, mais nous ne dérivâmes pas. Il fallut nous tendre dans l’impesanteur pour gagner nos sacs devenus légers. Héloïse ne fit aucun commentaire car elle l’avait déjà vécu. Moi, je trouvais ça génial. Les uns après les autres, nous quittâmes la navette en nous engageant dans la passerelle pressurisée. Lorsque nous approchâmes du croiseur, la pesanteur artificielle nous attira délicatement. Imitant ma gynécienne, je mis les pieds en avant en me laissant emporter. Mes semelles se posèrent sur le sol, et au fil des pas, la pesanteur devint plus proche de celle de la Terre. Résonnant sur le caillebottis métallique, nos chaussures se suivirent le long de la coursive étroite peinte en gris et noir, longée de tuyaux et de câbles. Il y avait deux dortoirs. L’un réservé aux membres d’équipage de la marine, l’autre attribué à l’unité de l’armée de terre. Je retrouvai les habituels lits à étage. Chacun semblait avoir sa place, et je ne fus pas étonnée de me retrouver avec Héloïse à choisir le premier lit près de l’entrée. Cela ne me changerait pas de l’école militaire ni du Régiment.
— Je prends le haut ?
— Je ne voudrais pas brusquer tes habitudes, confia Héloïse. Et puis, j’aurais trop peur de tomber.
Ça m’arrangeait. Je n’avais pas encore confiance en l’équipe masculine, et être en haut me rendait moins vulnérable. Je rangeai mes affaires dans le casier sommaire intégré en pied de lit. Apercevant mes culottes aux couleurs vives, un des hommes avec une coiffure iroquoise me charria :
— Sympa. Ça va apporter un peu de couleur à ce dortoir.
— Tu ne la verras pas souvent, répondis-je.
— Pas très utile à bord d’un ESAO, se gaussa Horvath en se rapprochant pour voir mes culottes.
— Fermez vos gueules, les Carcajous, un peu de respect, s’impatienta le plus costaud de tous, au visage basané, marqué et au crâne lisse.
— Un peu de complaisance, mon adjudant, répliqua Horvath. On fait juste connaissance.
— T’as même pas demandé leur prénom, Ducon.
— Je préfère donner des surnoms.
— C’est vrai, et Ducon, ça te va bien, rit l’Iroquois.
Horvath me tendit la main :
— Moi, on m’appelle Horse. Désolé pour l’accueil tout à l’heure.
— Pas à cause de la taille de ton engin, en tout cas, rit Héloïse.
— Non, à cause de mes dents, avoua-t-il.
Surprise par l’autodérision, j’acceptai la poigne :
— Clarine. Chacun m’appelle par un surnom différent. Je te laisserai m’en donner un quand on aura été sur le terrain.
— Héloïse, ou Hello, répondit ma gynécienne en lui serrant la main.
Chacun se présenta. Je retins uniquement le surnom d’Horvath et celui de l’adjudant, Mourat, que chacun surnommait Titan à cause de sa taille. Il était également le seul survivant de l’unité d’origine, et le plus décoré. On nous raconta qu’il avait un jour broyé une tête de Homard à mains nues. Le souvenir de mes cours d’anatomie extraterrestre me confiait que c’était impossible, mais la légende collait bien à l’homme. Dans tous les cas c’était un survivant et l’unique autre Français à bord.
On nous laissa plus de deux heures dans le dortoir, ce qui semblait être l’habitude. Certains avaient déjà sorti leur jeu de cartes, d’autres faisaient leur dernière conversation avec leur famille avec leur smart-data.
Le lieutenant Conti vint nous chercher peu avant l’heure du dîner. Nous la suivîmes dans les corridors austères. Héloïse derrière-moi me dit :
— Elle c’est toi dans quelques années quand tu seras lieutenant.
— Je n’ai plus d’espoir d’avoir des nichons comme les siens.
L’homme devant moi pouffa de rire, et nous nous engouffrâmes dans une salle de briefing obscure. Les membres d’équipage, au nombre de douze également, attendaient debout face au capitaine de vaisseau Szabo. Je fus rassurée de voir qu’il y avait sept femmes pour cinq hommes. Lorsque le lieutenant Conti ferma la porte, il lâcha avec un ton imprégné de sarcasme :
— Bien, maintenant que les superhéros sont là, nous allons pouvoir commencer. Nous allons mettre le cap sur le système Hansel-Gretel. Nous avons trois trous de vers à passer pour nous y rendre. Pour les petits nouveaux, et les petites nouvelles, lorsque la lumière verte clignote, c’est que nous nous engageons dans un trou de ver. Notre voyage durera un peu plus d’une semaine et a pour destination le satellite d’Hansel-Gretel IV, une planète déserte et sans importance. En revanche, son satellite regorge de minerais rares que certaines entreprises se sont empressées d’aller conquérir. Dernièrement, un site d’extraction a été attaqué par des torpilleurs Crustacés. Il n’y avait jusqu’ici aucune activité de Crustacés, et la sortie du trou de ver est surveillée par une petite station. Ce qui signifie que nos bestioles ont découvert un autre trou de ver et qu’ils ont également découvert notre présence. Notre objectif premier est l’évaluation de la menace crustacée, et notre second objectif est la protection des colonies minières si nécessaire. Des questions ?
Une femme leva la main.
— Oui, premier maître ?
— Les torpilleurs sont toujours en activité ?
— Non. Ils se sont approchés du site principal qui dispose de défenses anti-aériennes et se sont faits surprendre.
Un soulagement parcourut l’équipage.
— Conti ? Un mot pour vos braves ?
— Pas particulièrement, répondit notre officier. Au contraire, j’aimerais une minute de silence.
— Vous avez raison. Je pense que vous avez tous appris le décès tragique de la pilote sur gode et de sa mécano doigteuse. S’il vous plaît, une minute de silence.
Personne ne répondit, mais je notai la haine dans le regard du lieutenant lorsqu’il avait dénigré les deux filles, comme les rictus de certains marins. Aucun des soldats de l’armée de terre n’avait souri. Lorsque Szabo leva la minute de silence, j’entendis Horse maugréer :
— Un jour, il va finir avec un couteau dans la gorge et on mettra ça sur le compte des Crustacés.
— Faudrait encore qu’il sorte de son croiseur, murmura un autre.
Le lieutenant leur fit signe de ne pas digresser ici et nous nous engouffrâmes vers le mess. J’étais plutôt satisfaite qu’Horse et son humour égrillard eût des égards pour l’ancien duo pilote-gynécienne. Même s’il avait agité son zguègue caoutchouteux devant nous pour sa première présentation, il était plus sain d’esprit que le commandant du navire.
Le mess n’était pas grand, peint en blanc, très sommaire et les traces indélébiles sur la table indiquait que le vaisseau avait au moins une décennie. Héloïse lâcha :
— On va être serrées comme des sardines.
— Non, l’équipage mange après nous, répondit l’adjudant.
— Ça évite les bagarres, ajouta un homme.
— Pourquoi des bagarres ? demandai-je.
— Ça fait passer le temps, plaisanta Horse.
Nous remplîmes nos assiettes d’haricots rouges et d’œuf. L’un d’eux voyant ma tête dépitée, partagea notre pensée commune à voix haute.
— Première nuit à bord, et tout le monde va péter.
— C’est à cause de Szabo, expliqua un autre en poursuivant la première conversation. Il aime bien qu’il y ait une sorte de rivalité, il l’entretient. À côté de ça, il a énormément de respect pour nous, pour le courage qu’on a de descendre au sol, et d’aller nous fracasser avec les Crustacés.
— On ne dirait pas, indiqua Héloïse en s’asseyant à table.
— C’est différent. Il n’aime pas les pilotes. — Je m’assis à mon tour. — Il les considère comme des vulgaires salopes qui ne pensent qu’à baiser.
— Il a dit, précisa un autre : une fille qui jouit sur un champ de bataille, c’est une fille sans émotion, qui n’a aucun respect pour la mort de ses camarades.
— C’est un point de vue qui se comprend, ajouta un nouveau.
— Ce n’est pas vrai, dis-je. C’est même très dur de scinder ce que ressent le corps et le cœur.
— On te croit, me dit Horse.
— Pourtant quand on te voit, on se demande ce qu’une si jolie fille fait à bord d’un ESAO, me dit le nouveau.
— Tu le sauras quand elle aura sauvé tes jolies fesses de puceau de l’assaut d’un Tourteau, répliqua Héloïse.
Les autres rirent à la répartie, tandis que je revenais au premier sujet :
— Szabo a l’air de détester les gynéciens aussi.
— Les gynéciennes, pas les gynéciens. Les gynéciens, ce sont des mecs futés qui ont trouvé le bon métier. Les gynéciennes, c’est des gouinasses lubriques, mais je ne fais que reprendre ses mots.
— Il n’a pas tort, indiqua Héloïse.
— T’es lesbienne ? demanda Horse.
— Ben j’en n’étais pas sûre il y a encore quelques jours. Mais avant-hier soir, il y a une fille qui m’a fait un cunni. Je ne pensais pas que je pouvais jouir comme ça. Hmmm ! C’était trop bon !
— Carlier, veuillez garder les détails de votre vie sexuelle pour vous, gronda Conti en passant derrière nous. Je ne veux pas que vous les excitiez avant qu’on arrive.
— Oui, mon lieutenant. Pardon mon lieutenant.
Héloïse fit une grimace pour indiquer qu’elle la trouvait rabat-joie. Horse me désigna du menton à voix basse :
— Et toi ?
— Moi ?
— Homme ou femme ?
— Aucun des deux. Il n’y a que mon ESAO.
— Normal, supposa le nouveau.
— Non, elle était comme ça avant, répliqua Héloïse. C’est pour ça qu’elle est douée.
— J’attends de voir, me dit Horse.
Héloïse opina d’un menton arrogant d’assurance, persuadée que j’allais moucher tout le monde. J’espérais que j’allais tenir la réputation qu’elle me taillait. Ça me filait encore plus de stress.
Après le dîner, nous retrouvâmes la chambre. Mourat, l’adjudant, m’expliqua un peu comment ça se passait à bord. La chambre, c’était un peu le refuge de l’unité. Tout ce qui se disait dans cette chambre n’en sortait pas. Le lieutenant Conti avait une cabine individuelle, comme Szabo. Il y avait un panier de basket dans le hangar, parfois les gars y allaient.
— Je te ferai visiter demain matin.
— D’accord.
Je décidai d’aller faire connaissance avec les sanitaires. Il y avait seulement trois cabines de douche et trois WC qui servaient à tout le personnel à bord. Même Szabo et Conti devaient partager ce confort spartiate. Les portes de douches fermaient avec un portillon à double-battant qui montait haut, mais laissait tant les mollets que le visage visible aux autres. Horse qui était assez grand, et dont les épaules étaient largement visibles, sourit en me voyant passer. Je soupirai :
— Très intimiste.
— Tu ne vois rien.
— Non, mais je vois quand même qui est dedans.
— C’est le but, si y en a un qui est en train de gaspiller de l’eau parce qu’il fait sa petite vidange manuelle, les autres le devinent, du coup personne ne gaspille.
— Logique.
Je poussai la porte d’un WC.
— Tu vas faire caca ?
Je ne répondis pas. L’humour puéril de cette catégorie ne me faisait pas rire.
Lorsque je quittai les WC, Horse avait déjà laissé sa place. Dans notre chambre, Héloïse s’était déjà couchée et balayait son smart-data. L’idée de retourner au WC pour me mettre en tenue de nuit me découragea. Je me déchaussai et baissai mon pantalon. Notre voisin de lit, l’Iroquois, annonça la couleur des rayures de ma culotte à qui voulait l’entendre :
— Ce soir, c’est rose bonbon et orange mandarine.
Je me réfugiai dans le lit sans savoir quoi répliquer, puis une fois sous les draps, je troquai mon t-shirt pour mon débardeur. Ils se moquèrent :
— Quelle technique !
— Carlier, elle a été plus sympa !
— Ouais ! Mais je suis quelqu’un d’hyper sympa ! surenchérit-elle. Et puis j’ai des seins tellement beaux !
— Mais pas aussi gros que tes chevilles, la railla Horse.
Ils éclatèrent de rire. Vexée, elle ne trouva pas de répartie.
Rapidement les uns et les autres éteignirent leurs lumières, puis ils se souhaitèrent bonne nuit les uns après les autres. Nous pliant à la coutume nous souhaitâmes bonne nuit à chacun d’eux. Ça avait l’avantage de nous faire apprendre les surnoms.
Puis une lumière verte clignota au plafond. L’un d’eux lâcha :
— Préparez les sacs à vomi !
Quinze secondes plus tard, je sentis mon cœur se soulever comme si je descendais une montagne russe, ou effectuais un saut stratosphérique. Pourtant, nous étions immobiles. Mon estomac fut brinqueballé à gauche à droite, en haut, en bas. J’eus l’impression que toutes mes viscères se tordaient se liquéfiaient, se durcissaient et recommençaient.
Après dix minutes, le calme revint, la lumière cessa de flasher, et la nausée me vint. J’inspirai profondément par le nez et la bouche, pour faire passer l’effet, et sans m’en rendre compte, je m’endormis.
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