40. Jalousies
Après un peu plus de deux heures, les civils avaient tous été évacués, et le dernier module pour passagers s’élevait dans le ciel avec les Carcajous Maudits. Tout en poussant du pied le Grizzli vide, OPL17 me demanda :
— Alors ? À ce que j’ai compris, il s’est foiré ?
— Il a touché l’aile du premier Défonceur, et il a raté son second tir. C’était des tirs très brefs.
— Ça, venant d’un homme !
— C’est peut-être le manque d’entraînement. Il paraît que les Scorpions peuvent faire des tirs assez longs. Leur seul défaut c’est surtout de ne pas pouvoir continuer après. C’est ce que dit le colonel Paksas, en tout cas.
— En tout cas, j’ai bien entendu que tu leur as sauvé les miches ?
— Durant l’assaut, j’ai abattu trois Défonceurs.
— Beau palmarès. Ça fait longtemps que tu pilotes en opex ?
— C’est ma première mission.
— Je te tire ma révérence. Ma première mission, je n’ai pas joui.
— Ça a dû être décourageant.
— Frustrant. Mais j’aimais trop ça pour baisser les bras.
— Ça fait longtemps que tu pilotes ?
— Deux mois.
— Ce n’est pas long, non-plus
— Si tu savais tout ce qu’on a le temps de vivre en deux mois !
J’opinai de la tête de mon Furet. Il ne restait pas beaucoup de femmes d’expérience. Les plus expérimentées étaient à la retraite ou étaient devenues instructrices. Deux transporteurs, délestés de leur module, fendirent le ciel. Je me plaçai à quatre pattes à distance de la Lionne, pour qu’ils nous accrochassent. Le bruit magnétique de l’acier fit vibrer tout mon exosquelette, puis la base minière s’éloigna à toute vitesse sous nos yeux. OPL17 reprit la conversation :
— T’es une surdouée alors ?
— Ou une nympho.
— Mon instructrice, l’adjudant-chef Charlène Morvan, te dirait que c’est un compliment.
— C’était la mienne aussi.
— Ouais ! Toi aussi ? Mais t’es de ma promo, alors !
— Les filles de ma promo sont encore toutes en formation. J’ai été validée après seulement vingt jours à cause du manque de pilotes.
— Vingt jours ! Mais autant t’envoyer à la mort !
Je haussai les épaules sans qu’elle pût le voir. La courbure du planétoïde s’accentuait tout doucement, les étoiles apparaissaient, puis trop vite, le firmament fut masqué par l’acier des parois du hangar du croiseur. La taille du hangar était similaire à celui du Gulo Gulo. Les transporteurs qui rasaient le plafond nous décrochèrent. Nous rampâmes pour leur permettre de se poser, alors que la lourde coque se refermait.
Quand je me redressai, OPL17 me dit :
— Par ici la visite.
Mon Furet emboita le pas de la Lionne. Les deux vaisseaux se parquaient, la pression revenait à celle d’une atmosphère respirable. Héloïse courut dans ma direction dans son scaphandre de fantassin. Je me stationnai face à la Lionne et attendis que mes capteurs confirmassent que l’air était respirable. Les gyrophares s’éteignirent, les lumières blanches semblèrent prendre en puissance.
L’atmosphère rendue viable, les mécaniciens de l’équipage et les mineurs entrèrent dans le hangar. Pas de rideau, rien pour me cacher. Alors qu’Héloïse enlevait son casque, OPL17 moins intimidée fit descendre sa selle. La stupeur m’envahit lorsque je reconnus Rita, ma camarade de service militaire. Elle avait dit qu’elle avait envoyé sa candidature, et j’étais tellement certaine qu’elle bluffait que j’eus du mal à réaliser.
Une blonde aux cheveux courts et aux hanches fortes s’avança vers nous et détacha les pétales des seins majestueux de Rita. Héloïse s’inquiéta :
— T’es coincée ?
— Euh… Je fais une vérification.
La gynécienne blonde démonta le carter pubien et Rita se leva, un fil de cyprine la reliant au transmetteur vaginal. Les mineurs et Carcajous s’étaient tous arrêtés pour la regarder. Elle comprima son pubis avec la paume du haut vers le bas et soupira :
— Ça fait quand même du bien de sortir de là !
Sa gynécienne lui enleva le lecteur frontal et les lentilles avant de lui passer son treillis. Mourat gueula si fort que je ne compris pas un mot, mais chacun se recentra sur ses occupations. Héloïse écarta les bras et m’annonça :
— Je te cache !
Rita pouffa de rire, mais me dit :
— Si c’est ça, on va faire un mur.
Les trois filles firent un mur bras dessus dessous, Rita au centre, toujours seins nus, alors je me décidai de quitter mon ESAO. Mes pieds trouvèrent le sol et je ne pus retenir un sourire en voyant l’air ébaubie de Rita.
— Clarine ?
— Mince, tu m’as reconnue.
Elle éclata de rire.
— Désolée, c’est nerveux ! La poupée de Mako ! Je ne t’aurais jamais imaginée pilote !
— Comme quoi, souris-je.
— La galaxie est vraiment petite, sourit Héloïse. Vous vous connaissez ?
— Conscrites, lui dit Rita.
Je libérai ma poitrine, puis repoussai moi-même la fourche pelvienne. Je fuis le regard absorbé de Rita et me levai des sondes pour agripper mon uniforme. Les filles attendirent que j’eusse enfilé le pantalon et mon t-shirt pour briser le mur. Rita m’étreignit.
— Je n’en reviens pas. La poupée de Mako, toute discrète, disciplinée, réservée… dans un ESAO.
— Moi aussi, je pensais que t’avais fait semblant de postuler.
Elle me lâcha et en voyant que je tendais les mains vers mes chaussures, elle me dit :
— Ne t’embête pas ! Les filles sont prioritaires pour les douches. Viens, je te fais la visite !
Elle claqua des doigts en indiquant à Héloïse de nettoyer ma sellerie, m’attrapa la main et m’entraîna vers l’accès aux coursives. Il était certain que leur relation semblait être basée davantage sur une forme de maîtresse et servante que d’amies. Nous croisâmes deux hommes qui saluèrent Rita avec respect, malgré qu’elle fût toujours seins nus.
— On a l’air de te respecter.
— J’ai détruit un cuirassé et sauvé la vie à tout le monde. Je suis la reine, ici.
Elle poussa les portes d’une cabine individuelle. Elle choisit son uniforme et ses sous-vêtements. J’observai rapidement les galons de caporal cousus sur la veste. Elle avait un sacré privilège pour un si petit grade. Elle reprit ma main et me tira vers les vestiaires inoccupés. Elle baissa et suspendit son pantalon sans plus de pudeur qu’à l’époque où je l’avais connue. Me voyant immobile, elle demanda :
— Quoi ?
— Tu n’as plus le point d’interrogation, éludai-je. J’aimais bien.
Je désignai son pubis épilé de son originalité.
— Faut savoir faire quelques sacrifices.
Elle glissa ses doigts sous mon t-shirt pour me l’ôter.
— Je peux me déshabiller toute seule.
Elle sourit et défit sa brassière en même temps que moi. Elle déroula ses bras, et lorsque je fus nue, elle saisit mes hanches et me poussa dans une cabine avec elle.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Quoi ? On n’a jamais pris notre douche ensemble à Clermont.
— Je suis assez pudique.
— Une pilote pudique ! Maintenant que je t’ai vu avec un transmetteur dans la limace, t’as plus de secret pour moi.
Elle pouffa de rire en mettant l’eau à couler, alors que je craignais qu’elle voulût davantage de notre promiscuité. Curieusement, elle ne tenta pas un baiser ni une étreinte.
— Allez raconte-moi ! Comment t’as fini par te laisser tenter ?
Je haussai les épaules :
— Je crois que ça me faisait fantasmer, mais j’ai mis quelques mois pour l’admettre.
Elle se servit du savon en me souriant. Je l’imitai bien que très mal à l’aise, toujours dans l’inquiétude d’une main baladeuse. Elle lâcha un sourire narquois :
— Ne me dis pas que t’étais la seule dans le vestiaire au premier RAM.
— Non, mais j’étais habituée à être avec elles.
— C’est cool que t’aies gardé les cheveux longs.
— Et toi ? Comment t’as fait pour être si rapide à venir me sauver les fesses ?
— Nous sommes une unité spécialisée dans l’espionnage des communications. Nous sommes arrivés en orbite d’Hansel-Gretel IV en suivant une piste. Et nous avons capté le signal des Crustacés demandant des renforts.
La porte s’ouvrit. Héloïse entra et lâcha sur le ton de l’humour sans parvenir à masquer sa jalousie :
— Ça va ? On ne vous dérange pas ?
— Non pourquoi ? répondit avec malice Rita. Si tu veux on se serre toutes les trois.
Le lieutenant Conti entra à son tour, interrompant Héloïse avant qu’elle ne répondît. Notre supérieure entra dans la cabine pour se déshabiller. Héloïse disparut à son tour en concluant à mon attention :
— Tes affaires sont dans le dortoir C.
Lorsque le bruit des jets couvrit les voix, Rita me murmura avec malice :
— C’est ton amoureuse ?
Je secouai la tête et désignai le robinet pour savoir si je pouvais me rincer. Ayant son approbation, je me rinçai et m’empressai de quitter la cabine. Rita sortit nue sans se sécher et s’approcha de la porte d’Héloïse pour la mater des pieds à la tête, avant de proposer :
— Besoin d’aide ?
— Ça ira, merci.
Rita se sécha et revêtit son uniforme avant que j’ouvrisse la porte. Les Carcajous attendaient le long de l’étroit couloir que les filles eussent terminé pour nous succéder. Un officier d’équipage interpella ma camarade pilote :
— Débriefing dans vingt minutes.
Je regagnai le vestiaire C, déserté par mes camarades. Je pus mettre des sous-vêtements sous mon uniforme. Lorsque Héloïse revint, elle dit en rangeant son casier :
— Vous avez l’air proche.
— Pas vraiment. T’es jalouse ?
Ses grands yeux ronds se tournèrent vers moi puis elle pouffa :
— Non !
— Elle te plaît ?
— Je ne la connais pas.
— T’aurais dû accepter sa proposition. Paraît qu’elle lèche bien. Je l’ai surprise dans les toilettes avec une fille, à la fin du service, et elle a même fait des trucs avec Mako.
Héloïse se tourna vers moi et me confia :
— J’aime bien connaître les gens un minimum avant d’envisager ce genre de chose. Et… Et ce n’est pas avec elle que j’ai envie d’être sous la douche.
Ses yeux fixes me firent très bien comprendre qu’elle faisait allusion à moi. Le lieutenant entrant dans le dortoir, je n’eus pas à chercher de réponse. Héloïse saisit l’occasion pour demander d’un ton enjoué :
— Vous n’avez pas de cabine ?
— Pas de place à bord, faut bien caser les civils, et je n’ai aucun problème à dormir avec mes hommes.
— A la guerre comme à la guerre.
— C’est la guerre, Carlier. — Héloïse opina du nez. — Débriefing dans quinze minutes.
Elle commença à se coiffer, alors nous sortîmes de la pièce. Héloïse et moi errâmes en direction des salles de réunion. Une partie de l’équipage était déjà présent, dont la seule femme de l’armée de Terre : Rita. Elle nous fit signe de nous rapprocher d’elle. Rapidement, les Carcajous Maudits finirent par nous rejoindre derrière le lieutenant Conti, obligés de rester debout à cause du manque de place.
La femme commandant de vaisseau fit son entrée en dernier. L’équipage se leva pour la saluer. Elle leva la main, invitant chacun à se rasseoir, puis s’éclaircit la gorge :
— Nous allons faire bref. La destruction du Gulo Gulo et la perte de son équipage est une tragédie que nous allons transformer en occasion. Les appels au combat sur Hansel-Gretel IV et les rapports de pertes envoyés par les Crustacés, nous ont permis de remonter jusqu’à un satellite en orbite d’Hansel-Gretel III. C’est une planète viable interdite à la colonisation à cause de la présence d’organismes développés, protégés par le traité du Droit à l’Evolution. Hasard ou non, sur une des plus haute montagne, les Crustacés y ont bâti une base d’opération qui semble centraliser tout ce que se passe dans le système. Si nous parvenons à y entrer, nous serons éventuellement en mesure de remonter la chaîne de communications jusqu’à l’État-Major des Crustacés et paralyser l’ensemble de leurs stratégies à travers toute la galaxie.
— Sérieux ? murmura Héloïse.
— Ouais, répondit Rita.
— Un souci mesdemoiselles ? s’agaça le commandant.
— Le caporal émettait quelques doutes, je la rassurais, se défendit Rita.
— Carlier, vous êtes toujours convoquée, grogna Conti.
— Ne le prenez pas mal, lieutenant. Il est tout à fait normal que vos subordonnées aient des réserves et il serait surprenant que vous n’en n’ayez pas non plus.
— Je travaille depuis assez longtemps avec les unités de renseignements, Commandant, je sais combien vos informations sont fiables. Reprenez.
— Aujourd’hui, le déchiffrement des communications des Crustacés n’est plus un secret pour nous. Nous sommes capables de définir leurs coordonnées, de connaître le type et la taille de vaisseaux en mouvement. Avec notre technologie de propulsion, nous sommes capables d’anticiper la plupart de leurs attaques. Nous cherchions le site stratégique d’Hansel-Gretel III depuis un moment. Si l’activité de minage ne les avait pas perturbés, nous n’en serions pas là. D’ici vingt heures, nous serons à portée de leur satellite orbital. Nous piloterons un drone pour le pirater et masquer notre croiseur. Dans vingt-quatre heures, nous mènerons un assaut conjoint. L’unité TBK lancera la première attaque. Notre ESAO sera des vôtres. L’objectif de notre ESAO sera de repérer un accès second pendant que vous occupez l’ennemi, et de détruire leur antenne radar afin de permettre à notre unité de fusiliers d’atterrir. L’unité de fusiliers OPL devra s’introduire à l’intérieur de leur bunker, donc plus il y aura de forces ennemies à l’extérieur, plus ils auront de chance de réussir. L’objectif pour les fusiliers sera de récupérer les peignes-mémoire des communications. Une fois ces peignes en notre possession, le reste de l’équipage sera mobilisé chaque minute au déchiffrement de l’ensemble des données et nous repartirons sur Terre aussi vite que possible pour confier les informations à l’État-Major, pour préparer l’offensive.
— On ne peut pas leur envoyer ? demanda Horvath.
L’équipage éclata de rire et le commandant lui dit sans se moquer :
— Les Crustacés aussi écoutent nos émissions. Hors de questions qu’ils sachent qu’on a trouvé la position de leur État-Major.
— Mais ils vont se douter. Il y a une semaine pour retourner sur Terre.
— Horvath ! s’impatienta Conti. Vous oubliez aussi que nous avons des civils à rapatrier.
— Laissez, lieutenant, la rassura le commandant. Les Crustacés sont surveillés, si ça bouge, on s’adaptera. En dehors du fait que des civils se trouvent à bord, notre dernier vaisseau coursier a été abattu, et je mise sur l’arrogance des Crustacés pour qu’ils ne se sentent pas menacés. — L’officier en second fit un signe. — Le décompte est commencé. Reposez-vous bien et soyez prêts. Lieutenant Conti, pensez à l’inventaire. Et vous disposez de mon bureau pour vos entrevues.
D’un signe de la main, elle invita tout le monde à se lever. J’observai les visages des fusiliers en espérant que mon frère n’en fît pas partie. Ça aurait un réel plaisir de le revoir, et c’était pourtant une réelle crainte qu’il me découvrît pilote. Ce fut donc un soulagement qu’il ne fût pas parmi eux. Le lieutenant Conti resta droite et interpella Mourat :
— Adjudant. Faites le point avec le major des OPL pour les munitions. Tout ce qui est à bord servira, faites en sorte qu’on en ait le plus possible s’ils veulent être couvert pendant leur infiltration.
— À vos ordres.
— Les autres, vous contrôlez votre matériel et après vous pouvez vous reposer. Bavardage autorisé dans les coursives, pas un bruit dans la piaule. Faut digérer le jetlag.
D’un signe de tête elle fit signe à chacun de passer. Elle salua d’un regard l’Iroquois, puis nous arrêta :
— Horvath et Carlier. — Je la contournai, abandonnant Héloïse et le grand blond face à elle. — J’ai horreur des bavards. Horvath, vous me suivez dans les bureaux du commandant. Carlier, vous m’y rejoignez dans dix minutes.
J’attendis Héloïse dans le corridor. Horvath emboîtait le pas de notre officier dont la colère était palpable.
— Elle n’a vraiment pas l’air ravie.
— Elle te ressemble, sourit Héloïse. On dirait toi plus tard, avec plus de seins.
— Ha ! Ha ! lâchai-je sarcastique. Je suis dans un ESAO, ce n’est pas demain que je serai lieutenant.
— Moi, j’en suis sûre, me sourit Héloïse.
— Mmm.
— T’es mon lieutenant à moi.
Elle pouffa, puis posa sa bouche sur le coin de ma lèvre. Je soupirai.
— Ça me plait d’être ton lieutenant, mais…
— Je sais. Ne t’inquiète pas. Moi, je m’en fous. Même si on ne couche pas ensemble, on peut se faire des câlins.
Elle rit en se lovant contre moi. Je me retrouvai dos au mur et lui murmurai :
— Arrête, si quelqu’un passe.
— Et alors ? T’as pas d’amant, tu t’en fous de ce que les gens pensent.
Son menton se posa affectueusement sur mon épaule.
— J’en profite. Dans vingt-quatre heures, ça sera peut-être fini. Alors juste des câlins, ça me suffit.
Je refermai mes bras autour d’elle et attendis quelques minutes silencieuses. Elle avait tellement raison. Dans vingt-quatre d’heures, je ne serai peut-être plus là, ou bien elle ne le serait plus. Elle me manquerait sans aucun doute. Je humai malgré moi son parfum qui m’était familier. Un câlin, c’était le minimum que je pouvais lui donner, et je l’appréciais tout autant. Son nez échappa un souffle profond et apaisé. Elle posa ses mains sur mes fesses et les pétrit en soupirant :
— Si tu savais ce que j’avais envie de te faire.
— Garde ton imaginaire pour toi, la suppliai-je.
— Allez, je vais me faire engueuler.
Elle me fit un clin d’œil, alors je lui emboîtai le pas.
— Je viens, je veux voir la tête de Horse.
Nous arrivâmes en proue où se trouvait la cabine et le bureau du commandant. Nous n’attendîmes que deux secondes. Horvath sortit, la bouche à l’envers, et le lieutenant, assis à un bureau, dos à un lit bordé au carré, indiqua d’un regard sévère à Héloïse de lui succéder. Ma gynécienne ferma la porte. J’interrogeai le grand blond, inquiète pour ma camarade :
— Alors ? Elle t’a dit quoi de plus ?
— Pas grand-chose, elle m’a parlé de respect, et cætera. J’ai dû m’expliquer sur l’allusion à l’Iroquois. Puis elle a recommencé, jusqu’à ce qu’elle soit certaine que ça rentre. Et elle m’a reparlé de l’accueil que je vous ai fait avec ma bite.
— C’est oublié.
— Pas pour elle. Je suis en première ligne, demain.
— Ah…
— De toute façon, on va tous y passer. On ne sait même pas combien y aura de Homards ou pire. Une bonne ogive nucléaire…
— Ça nous priverait des informations contenues dans les peignes.
Il acquiesça de la tête, et s’éloigna en regardant ses pieds. Je n’aurais pas pensé qu’une engueulade avec le lieutenant Conti pût autant l’affecter.
J’attendis en pensant aux heures de bataille qui venaient. Je priais au fond de moi que cela ne durerait pas plus vingt-quatre heures. J’avais très envie de piloter, mais mon corps n’avait pas envie de s’y user. L’humeur d’Horvath me faisait bien entendre que ça ne serait pas une mission de routine.
Un cri de douleur me fit sursauter. Je poussai la porte pour venir en aide, et je découvris le lieutenant adossé au bureau, treillis baissé, ses mains dans la chevelure d’Héloïse pour maintenir son menton plaqué sur son entrecuisse. Ses yeux s’ouvrirent, ses abdominaux se bandèrent.
— Désolée !
Je refermai aussitôt la porte. Le lieutenant cria à nouveau. Puis il n’y eût plus un bruit. Je me sentais à la fois confuse et trahie.
Deux minutes plus tard, quand Héloïse sortit, son regard fuit le mien. Conti ordonna :
— Fontaine, entrez et fermez la porte.
J’obéis, penaude, et j’attendis qu’elle parlât plutôt que de m’empresser de me justifier.
— Vous écoutez aux portes ?
— Non mon lieutenant. J’attendais Héloïse, je n’ai rien entendu de votre conversation.
— Rien ou presque.
— J’ai entendu crier, j’ai cru qu’il y avait un problème. Je suis sincèrement confuse.
— Si ce n’était pas à ma demande que votre camarade s’est agenouillée, je pourrais croire que c’est un plan pour me faire chanter.
— C’est n’est pas le cas. Héloïse en…
— Vous oubliez ça.
— Oui mon lieutenant.
— Ce que vous avez vu ne doit pas sortir de cette pièce.
— Non mon lieutenant.
— Si j’entends une seule personne y faire allusion, je remplace le lubrifiant de votre ESAO par du cyanure.
— Oui mon lieutenant.
— Vous pouvez disposer. Allez vous restaurer.
— À vos ordres.
Je quittai la pièce, autant gênée vis-à-vis de mon officier que lésée par celle qui disait m’aimer. J’aurais dû me sentir heureuse pour Héloïse qu’elle parvînt à me substituer. Je la repoussais et le lieutenant était une blonde qui me ressemblait, c’était évident qu’elle était le second choix d’Héloïse.
Je me dirigeai au mess où Rita se trouvait. Elle me fit de grands signes pour que je vinsse la rejoindre. Il restait une place pour Héloïse qui n’était pas encore arrivée. Elle demanda sitôt que je fus assise :
— Tu te sens prête ?
— Je ne sais même pas à quoi m’attendre.
— De la neige, dit un officier. C’est situé sur les pôles d’Hanse-Gretel III. Ils sont blancs de neige, mais ce n’est pas étonnant. C’est là que l’oxygène est le meilleur. Y en a même un peu plus qu’il n’en faut pour nous autres humains.
— Dans l’exosquelette, on n’a jamais froid, sourit Rita.
Héloïse arriva quelques minutes plus tard. Après que nos regards se furent croisés, elle s’assit à une table à l’opposé avec Horvath et Saïp. N’écoutant plus la discussion des autres, je restai interdite par cet éloignement. Jalousie vis-à-vis de Rita ou culpabilité vis-à-vis de ce qu’elle venait de faire ? Ni l’un ni l’autre n’avait de réelle importance à mes yeux et cette séparation me blessa davantage.
Rita et moi traînâmes à table malgré les mineurs qui faisaient la queue, retraçant quelques souvenirs communs de notre service militaire. La fatigue me poussa à mettre fin à la conversation et je rejoignis notre dortoir. Sitôt que j’ouvris mon casier, Horvath se planta à côté de moi. Je lâchai d’un ton irrité :
— Je peux me déshabiller ?
— Faut pas en vouloir à Hello.
— Lui en vouloir de quoi ?
— Je n’en sais rien, mais elle culpabilise à mort.
Je soupirai en laissant mes épaules retomber.
— Je ne lui en veux de rien.
— Alors tu devrais aller la voir. Elle est au hangar, toute seule, et elle ne veut pas qu’on lui parle.
Je lâchai un nouveau soupir d’exaspération.
— Tant pis, quand on fait certaines choses, il faut les assumer. Elle sait très bien que j’en n’ai rien à faire de ce qu’elle fait avec qui elle veut. Donc c’est que vis-à-vis d’elle, qu’elle culpabilise.
Horvath, loin d’être idiot, comprit la situation et murmura :
— Elle t’a trompée ?
— Elle ne peut pas, on n’est pas ensemble.
— Elle a fait ça avec le lieutenant ?
— Non, mentis-je. Je pense avec quelqu’un d’autre avant la cantine. Mais c’est juste une hypothèse. Sinon pourquoi elle s’en voudrait ?
— C’est juste, opina Horvath.
Soulagée que les soupçons sur le lieutenant fussent éloignés, je décidai de fuir :
— Je vais la chercher.
Horvath me fit un clin d’œil. À chacun de mes pas, ma colère montait. Même si je ne me l’expliquais pas, j’en voulais à Héloïse. Le fait qu’elle ait des regrets ne faisait que renforcer ce sentiment de trahison.
Le hangar semblait vide. Le bruit d’une pièce métallique sur un établi me guida vers les ESAO. Elle observait le mécanisme de fermeture d’un pelvis de secours. Je questionnai :
— Ça va ? — Elle lâcha un cri en sursautant, puis porta la main à sa poitrine. — Désolée, je ne voulais pas t’effrayer.
— Je… J’ai… J’ai déjà rechargé les balles.
Je m’avançai jusqu’à l’établi et désignai du menton la pièce de sellerie.
— Et là, tu fais quoi ?
— Je regarde.
Sa voix évasive et teinte de peine ne ressemblait pas à la gynécienne enjouée que je connaissais. Il était temps de se débarrasser du sujet qui était en train d’empoisonner notre relation, avant qu’il ne grandît trop.
— Finalement, tu l’as eue, ton lieutenant.
— Elle a juste dit que j’utilisais trop ma langue, et je lui ai dit que je savais l’utiliser autrement. Donc, elle m’a mise au défi.
— Tu t’arranges comme tu veux avec le lieutenant.
— Tu l’as mal pris ?
— Non, mais… enfin si ! Je veux dire non, je suis juste surprise, surtout après ce que tu m’as dit, après notre câlin. Ça m’a un peu blessée, c’est vrai.
Ses yeux s’humidifièrent, et elle me confia :
— Je suis vraiment désolée. Je ne pensais pas que tu le prendrais comme ça. Je l’ai vu dans tes yeux. C’était juste une expérience, tu sais. Il n’y a pas de sentiment entre moi et le lieutenant.
Les larmes dévalèrent ses joues, dans un excès d’émotions qui me laissa interdite.
— Non, mais tu peux en avoir. Je comprendrais. Ne pleure pas pour ça. Tu restes ma meilleure amie.
Je lui ouvris mes bras. Elle se jeta dans l’étreinte. Elle sanglota, renifla contre mon visage, me tétanisant. Que répondre à une amie aussi émotive ? Seules mes mains autour de ses épaules avaient une utilité. Ma langue, elle, ne trouvait aucun mot pour la réconforter. Toutes les phrases qui me venaient sonnaient maladroites et risquaient d’empirer la situation. Elle finit par demander :
— C’est vrai que je suis ta meilleure amie ?
— Oui, promis.
— Meilleure que Mako ?
— Mille fois plus intime que Mako.
Un hoquet satisfait fit vibrer sa gorge contre la mienne. Elle inspira profondément et ses lèvres se posèrent sur mon cou. Je n’osai pas la repousser, de peur de la faire pleurer. Elle susurra :
— Je viens de réaliser. T’es jalouse du lieutenant ?
— Non. Je me suis sentie trahie, mais je ne suis pas jalouse de ce que vous avez fait.
— Ça veut dire que tu m’aimes.
Elle renforça son éteinte et couina de joie en secouant les fesses. Son visage griffé de larmes se recula du mien, à nouveau souriant et plein d’optimisme. Je lui fis remarquer :
— T’es trop émotive.
— Et toi un petit peu, finalement.
— Un peu.
— Si tu devais embrasser une fille. Entre Mako et moi, tu choisirais qui ?
— Toi, je suppose.
Son menton essayant s’attraper le mien. Je reculai la tête et brisai l’étreinte. Elle me supplia avec une voix brisée :
— S’il te plaît.
Je posai un baiser sec sur sa bouche.
— À la française ! Avec la langue, couina-t-elle.
— C’est au-delà de mes capacités.
— Ecoute ton cœur te parler.
— Si on se sort de cette mission, promis, je t’en donne un.
— Si j’y reste, tu te rappelleras cette promesse toute ta vie.
Elle venait de frapper juste, alors je baissai la tête.
— T’as raison. Et même si tu n’y restes pas, je ne la tiendrais pas. Ce n’est pas quelque chose que j’ai envie de faire.
Elle pinça les lèvres puis rangea la pièce de rechange. Je l’attendis pour marcher botte à botte avec elle. Tout en remontant le hangar, elle ajouta :
— J’en fais un objectif personnel.
— De ?
— D’obtenir un baiser. Et avec un peu de temps, j’y arriverai.
— Pourquoi cette certitude ?
— Parce que tu m’aimes.
Sa main glissa dans la mienne. Je ne répliquai pas car je commençais à croire que c’était vrai. Sa main me quitta avant que nous entrions dans la chambre. Je grimpai sur la couchette, sans même me dévêtir de mon uniforme. Je fixai l’obscurité, incapable de fermer les yeux. J’étais en train d’apprendre une leçon de vie. Amour et désir étaient deux choses complètement opposées, qui pouvaient s’entremêler chez les autres, mais pas chez moi. Je n’étais pas attirée par la sensation de la langue d’Héloïse dans ma bouche, pas plus que par l’idée de la doigter, encore moins de la lécher. En revanche, j’étais attachée à elle d’une force jusqu’ici insoupçonnable. Amitié et amour, qu’est-ce qui les différenciait en réalité ? De savoir ses sentiments pour moi ne faisait que renforcer une réelle affection pour elle. Plutôt que de compter les moutons, j’imaginai Héloïse sur un échafaud à côté de chaque personne que je connaissais. Chaque fois, elle était celle à qui je tenais le plus. Mon cœur se grandissait à chaque pensée. Etais-je amoureuse ?
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