63. Réceptivité

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Cette bataille avait changé les gens, à commencer par mon père qui avait revu son jugement sur les ESAO. Ça lui valait quelques moqueries sous cape de ses anciens camarades. Il était passé du rôle du singe moqueur qui percevait les pilotes comme des nymphomanes névrosées à celui de héraut contant notre courage. Même-moi, après l’avoir entendu dénigrer les Lionnes le jour de mon recrutement, je riais de l’entendre de mes propres oreilles vanter la témérité de toutes celles qui avaient abandonné leur intimité et affronté les préjugés pour défendre l’humanité.

Le lieutenant Conti était encore plus réservée que d’ordinaire. Elle ne digérait pas les pertes humaines, malgré l’air insensible qu’elle se donnait face à nous. Son amant ayant perdu son meilleur ami, il n’était pas le mieux disposé pour lui changer les idées. La plupart du temps, elle ne parlait que pour répondre à qui lui adressait la parole, et restait muette le reste du temps. Je me sentais un peu comme elle. Même si je ne pleurais pas, je repensais à mes camarades et beaucoup à Rita. C’était une fille que j’avais toujours vue croquer la vie à pleine dent, sans tabou et je n’arrêtais pas de me dire que même si elle avait profité de chaque instant, elle était morte trop tôt, trop jeune. Certes, elle était morte en héroïne, en tuant le monstre en corps à corps, mais ce n’était pas ce que je lui aurais souhaité. Les Lionnes m’avaient raconté l’ultime geste du monstre faucheur à l’agonie. Rita le maintenait, persuadée de l’avoir achevé. Il aurait suffi qu’elle reculât de quelques mètres le temps que la créature expirât son dernier souffle. Comme le disait Héloïse, personne ne choisit sa mort.

C’était le dernier jour de vol, et j’étais vraiment impatiente de revoir le Soleil depuis la Terre, de sentir l’odeur chaude d’un été, d’entendre les sons urbains de Luxembourg, d’aller où je voulais sans me limiter à l’espace restreint d’un vaisseau. Pour le débarquement, la procédure voulait que j’effectue un dernier check-up auprès de ma gynécienne. Ça n’allait être ni un bon ni un mauvais moment, je m’en fichais complètement. Il fallait le faire, c’était tout, et ça tuait le temps trop long qui me séparait du débarquement. Je gagnai donc l’infirmerie dédiée aux pilotes. Héloïse verrouilla la porte, donc je questionnai :

— Je me déshabille comment ?

— Toute nue, et tu vas te peser.

J’ôtai chaussures et vêtements. Je montai sur la balance, lus à voix haute mon poids, avant de rejoindre la table d’auscultation. Allongée, je posai par habitude les pieds sur les étriers. Héloïse m’annonça.

— On va commencer par la partie la moins agréable. — Elle observa la cicatrice sur mon flanc. — Je pense quand même que tu garderas une marque.

— On verra.

Héloïse appuya du pouce sur le bras, et piqua l’artère pour prélever un échantillon de sang.

— Voilà voilà. Maintenant, la partie agréable.

Héloïse s’adressa à ma vulve come à un bébé.

— C’est qui qui a manqué à maman Héloïse ? C’est que tu m’as l’air pas du tout en bonne forme.

— C’est de moi ou de ma chatte que t’es amoureuse ?

— T’es jalouse ? rit Héloïse. Tu sais, ni l’une ni l’autre n’accepte que je l’embrasse, donc, hein !

Elle s’empara du tube de gel et recouvrit ses doigts. J’inspirai puis la laissai glisser à l’intérieur, sans vraiment ressentir une seule sensation. Je contractai mes muscles, sachant ce qu’elle attendait de moi, puis la laissai remplacer ses phalanges par le speculum. Un coup d’œil à la lampe, puis elle ôta l’outil. Ses doigts humides caressèrent mes nymphes avant de découvrir mon clitoris. Mais c’était comme si on me touchait à travers un épais gel anesthésiant. Je sentais ce qu’elle faisait, mais ça ne générait ni désir ni dégout. Héloïse dit déçue :

— T’es toujours là, mais je te sens timide.

— Je n’ai aucune envie.

— Tu veux qu’on force avec une ODIM ?

— Non… Non merci.

— Désolée, je t’en ai mis partout.

Je m’essuyai avec le linge qu’elle me tendait, et je retournai à mes vêtements. Elle me suivit du regard :

— T’as un cul parfait.

— C’est ce qu’ont dit les gars de l’aviation.

— J’ai un questionnaire psychologique à remplir quand une fille présente une absence de réceptivité physique. Tu veux que je le remplisse à ta place ?

— Comment t’as deviné ?

Elle pinça les lèvres, et quand je fus habillée, je lui dis :

— Il va sûrement falloir te trouver une nouvelle pilote à chérir.

— C’est peut-être passager.

— Et statistiquement ?

— Ben je ne pense pas qu’il faille s’y fier. Les traumatismes de guerre, personne ne les gère pareil. Encore moins une fille comme toi.

— Je ne suis pas traumatisée. Je n’ai fait aucun cauchemar depuis…

— Clarine, je sais ce que t’as vu, tu l’es forcément. On l’est tous. Ce n’est pas parce que ça ne passe pas par ta conscience que ça ne passe pas par le reste.

Je lui donnai raison d’un regard approbateur. Elle resta silencieuse un moment, l’inquiétude grandissant dans ses yeux. Elle était merveilleuse, toujours là pour moi et j’étais peinée de ne pouvoir lui offrir ce qu’elle désirait. Elle me donnait envie de sourire, mais je ne m’en sentais pas la force. En revanche, j’étais dans un état où tout me glissait dessus. Tant pis si le médecin de bord me matait, tant pis si je ne pouvais plus piloter parce que je n’avais plus de désir. Je m’en fichais. Du coup, je pouvais faire des choses qui autrefois m’auraient dégoûtée. Ça n’avait pas d’importance. Héloïse s’angoissa.

— Ça va aller mon amour ?

— Je pense.

— Ça n’a pas l’air.

— Je pense, c’est tout. J’ai un truc à te filer.

— Un truc ? Un truc à toi ?

— Ouais. Je pense que je ne le donnerai jamais à personne. Et tu le mérites.

Elle sourit, heureuse d’avoir un cadeau et sautilla une fois.

— C’est quoi ?

Je mis ma main dans ma poche en avançant vers elle et posai ma bouche sur la sienne. Mes lèvres ouvrirent le chemin, ma langue glissa entre ses dents. La sensation tiède et insipide de ce contact me surprit. Comme je n’en ressentis aucun dégout, je prolongeai le baiser. Héloïse m’étreignit avec passion, son souffle s’emballant à la même vitesse que son cœur. Elle fut elle-même obligée d’arrêter cet échange pour respirer à pleins poumons. Je me moquai :

— T’as le nez bouché ?

— Non, mais… Faut que je me calme !

— Prends ton temps.

— C’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à une fille !

— Si tu le dis.

Elle courba les sourcils.

— T’as pas aimé ?

— Ça ne me fait aucun effet, mais c’est moins dégueu que je ne le pensais.

Elle opina en couinant du nez. Puis finalement cria de joie :

— Le lieutenant m’a embrassée ! Whouhou ! Je vais le dire à tout le monde ! Non je déconne !

Je haussai les épaules. Elle était heureuse, et ça suffisait à me faire sourire.

Les dernières heures de voyage furent calmes. Héloïse était aux petits soins sans m’étouffer. Quelques étreintes tendres, des doigts entremêlés, juste un contact ou une proximité chaleureuse mais jamais envahissante. Elle était dans le juste rôle de la meilleure amie, peut-être celui de la petite-amie. Pour moi, ce que je ressentais était de l’amitié. Mais quel que fût le nom que l’un ou l’autre nous donnions à notre relation, l’important était au final le bonheur qui en résultait.

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