Le jeu du marionnettiste (pt I)
La rage, cette forme de colère ardente ou violente, prit de multiples formes. Qu'elle se déchaîna au volant, au bureau ou en plein vol, le chaos sembla prêt à surgir à chaque coin de rue. Pourtant, la rage ne fut pas seulement un sentiment ; elle fut aussi un élément incontrôlable, comme un feu ardent, une tempête impétueuse ou une fête enivrante. Elle naquit de notre sentiment d'impuissance, s'accumula jusqu'à l'explosion. Mais que se produisit-il lorsque nous la laissâmes prendre le dessus ? Reprenîmes-nous le contrôle en déchaînant cette furie, ou franchîmes-nous une limite dont il s'avéra impossible de revenir ?
08 heures du matin – 14 décembre 2023
Avez-vous déjà observé un lion en cage, dont la fougue sauvage se réduisait à l’éternel tourment d’une cage trop exiguë ? C'est ainsi qu’il la vit, un lion dans sa ménagerie. Son rugissement autrefois puissant ne fut plus qu'un cri désespéré de liberté. Elle se démena, mais en vain. Seule dans cette pièce aux murs étouffants, son cœur battit une mélodie terrifiante de peur. Prisonnière dans une cage dorée, les jets d'eau chaude de la douche parurent autant lui brûler la peau que la glace qui recouvrait désormais son cœur. Ses yeux, jadis vifs et brillants, devinrent ternes et éteints, à l'image de l'instinct de liberté qu’elle possédait jadis. Chaque jour, ses mouvements devinrent de plus en plus mécaniques, son rire de plus en plus forcé. Son désespoir fut palpable, une belle image reflétée dans le miroir de l'âme que sont ses yeux.
— Laisse-moi sortir ! hurla la jeune femme.
Son cri se perdit en écho dans la pièce, amplifiant son sentiment d'impuissance. L’homme secoua la tête, profitant de chaque instant de sa captivité. Ses yeux glacés demeurèrent fixés sur elle, guettant chacun de ses mouvements, se délectant de sa détresse.
— Oh, mon amour, sortir n'est pas ce que j'ai prévu pour toi...
Chaque mot fut comme une lame gelée plantée dans son cœur. L'ironie cruelle du destin fut qu'il n'avait fallu que quelques secondes pour détruire ce qu’elle avait construit pendant des années.
— C’est injuste... murmura-t-elle avec une voix si faible, si douce, qu’il lui fallut tendre l’oreille pour la saisir. Comme si la jeune femme lançait des bouées de sauvetage dans une mer d'épines.
— "Injuste"... Tu n'aurais pas pu choisir mot plus approprié pour résumer le tourment de notre existence, chérie.
Le criminel savoura chaque larme qui coula le long de son visage, se nourrissant de sa souffrance.
— Tout va bien, Hailey ? dit-il, feignant l'inquiétude.
Elle ne répondit pas, obnubilée par sa colère et son effroi. L’homme sut que sa résilience fut tendue à son paroxysme. Son regard défiant croisa le sien, soulevant une admiration pour sa ténacité qui donna une touche épicée à leur jeu morbide. Profitant du silence de la blonde, il posa devant elle la télécommande de la télévision. Un occupant inoffensif pour la distraire pendant son absence. Il referma la porte de la pièce en s'éloignant. Absente de sa propre vie, elle se retrouva seule à nouveau, réduite à n’être qu'une marionnette aux mains de son tortionnaire.
Hailey se retrouva seule dans la pièce froide et sombre qui fut sa prison depuis si longtemps, les murs semblant se refermer sur elle. La lumière éparse qui filtra par la fenêtre à barreaux n'éclaira que partiellement l'endroit. Les heures s'égrainèrent lentement, chaque minute parut une éternité. La jeune femme fut assise sur le lit froid, ses genoux tirés vers sa poitrine, les bras serrés autour d'eux. Ses yeux fixèrent la porte, toujours prêts à s'ouvrir et à révéler l'homme qui avait fait de sa vie un enfer. Le silence régna, seulement brisé par le son sourd de sa propre respiration. Hailey sentit son cœur battre à un rythme irrégulier, la peur permanente qui lui tordit les entrailles. Mais malgré la terreur qui la consumait, elle ne fut plus la jeune fille vulnérable qu'il harcelait pendant si longtemps. La peur qui la paralysait autrefois était devenue une compagne constante. Les années de captivité l'avaient forcée à affronter ses pires cauchemars.
Elle se souvint de ses premiers jours de captivité, de la façon dont elle pleurait, supplicatif pour sa liberté, et du plaisir malsain qu'il en retirait. Mais à présent, elle était devenue un roc. Ses larmes se tarirent, et à leur place, il y avait une détermination farouche. Elle ne fut plus celle qui se laissait briser par ses mots cruels et ses menaces, elle était devenue celle qui préparait patiemment sa vengeance. C'est dans ces moments d'angoisse et de désespoir qu'elle puisait sa force. Les années de captivité avaient transformé la jeune fille insouciante en une combattante résolue. Elle avait mûri plus vite que quiconque aurait pu l'imaginer. Hailey sut qu'elle ne pouvait plus être une victime. Elle était devenue une survivante, prête à tout pour échapper à son enfer. Elle savait que sa seule chance résidait dans sa force intérieure et son intelligence. Elle apprit à être stratégique, à anticiper les mouvements de son tortionnaire, à prévoir ses faiblesses. Sa peur demeura, mais elle ne fut plus la maîtresse de son destin.
Alors, assise dans sa cellule, sa détermination brilla dans ses yeux, un feu intérieur qui la guida, la protégea, et la prépara à l'inévitable confrontation qui déciderait de son destin. Hailey ne fut plus une victime impuissante, elle devint une adversaire redoutable, et il le découvrirait bientôt à ses dépens.
Un sourire sincère effleura les lèvres du brun en songeant à son perfide plan. De mieux en mieux, pensa-t-il alors qu’il réalisa tenir en partie les rênes du destin de Lùca. Lùca, qui allait se lancer dans un jeu de piste, traquant des indices soigneusement disséminés dans la ville par ses soins. Des indices conçus pour faire ressurgir ses blessures internes, tourmentant sa sensibilité exacerbée avec de fausses promesses de retrouver Hailey. Une série d'étapes destinées à l’entraîner dans une spirale de désespoir et de frustration. Il fut sous son emprise, à sa merci. Le ravisseur désira lui faire sentir le poids de son pied sur sa nuque, la cruauté de son pouvoir sur lui. Et elle, la pauvre Hailey, que le destin avait placée sous ses griffes, fut la victime finale de ce jeu sadique. Un prix à la fois tangible et éphémère pour un joueur dépourvu d'espoir. Après tout, n’était-il pas le marionnettiste de cette mascarade ?
Lùca s'enfonça de plus en plus dans sa solitude. Non seulement il se sentit perdu, oublié, mais aussi incompris. Charlie, toujours présente à ses côtés, exploitait chacune de ses faiblesses pour son bon plaisir. Il fut déchiré entre son désir de retrouver, Hailey, et la peur d'être de nouveau trahi s'il demandait de l'aide. Ignorant à quel point mon plan fut plus machiavélique que ses propres peurs, il s'effilocha peu à peu dans le désespoir. Il fut temps de transformer cette monotonie en un jeu bien plus intéressant. Le mauvais homme sortit, un colis en main, et se dirige en un lieu bien connu.
Au même moment, du côté de chez Lùca
Cette nuit-là, tu te tins là, caché dans l'obscurité entre la fenêtre et ce coin du mur, assis sur cette chaise, m'observant dormir, chevauchant l'encre des pensées. L’humidité de l'été peinait à dissimuler le froid de ton âme. Je voguais dans les limbes du sommeil et pourtant, tu irradiais de colères et de peurs. Tu t'enfonças dans un labyrinthe d'incompréhension. Caressant ce qui nous condamnait. Je me tournai et me retournai, faisant frissonner le drap sur le sol. Tu esquissas mon sourire. Le vrai. Celui qui illuminait tes yeux de désir tandis que tes dents mordillaient ta lèvre inférieure qui se rehaussait. Le seul qui faisait briller tes joues.
Ce regard inquisiteur flânait sur mes courbes dévoilées, maculées de sueur, et s'attacha sur ma cheville, animé par un étonnement propre aux avertissements ignorés. Curieusement, notre ami Sami, loin de protester, me tint la main tout au long de ce moment. Mais voir, c'est croire. Ainsi fut ancré de manière banale, un dessin subtil n’ayant de sens que pour nous. Notre histoire à peine entamée, délicatement souillée. Si la haine était vaine et l’amour avisé, cette mélodie te paraissait absurde. Ce semblant d’ouverture sur notre porte sans serrure.
Tu me dévoras du regard encore une fois, le désir te submergeant. Au lieu de me rejoindre, tu remis délicatement mes mèches blondes en place, tombant au creux de mes lèvres. Ton cœur se contracta et tes sourcils se froncèrent à la vue de ta boucle sur mon oreille et de cette phrase tatouée sur mon sein droit : « I'll never forget you ». Soudain, je saisis ton poignet et murmurai dans ton oreille ces mots : retrouve-moi.
Lùca se réveilla brusquement. Il se leva, glissa maladroitement sur le carrelage. Il soupira tandis qu’il se retourna vers sa compagne, mais contempla une place vide. Un rappel insidieux quant au fait qu’il ne se trouvait pas chez eux, mais dans le lit d’une vieille amie. Lui rappelant l'absence irrévocable de cette dernière, il gérait toujours les charges de ce morceau de vie. Lùca n'avait jamais accepté sa disparition et se refusait à s’en séparer. L'incompréhension de sa partenaire face à cette obsession, qui faisait à contrecœur son possible pour le soutenir, avec l'espoir qu'un jour, cette habitude se fanerait. Hailey fut le germe de nombreux conflits, dans la relation de couple de Sami et Charlie, et frappa leur sociabilité.
Le bruit de la télévision en arrière-plan et un clip musical qu’il avait jadis composé, « Used to be us » du groupe Lawson, n'aggravèrent que sa misère. Dans un élan de colère, il éteignit la télévision et jeta la télécommande sur le sol. Le brun fut alors enveloppé par une obscurité intrigante. À tâtons, il trouva l'interrupteur de la lampe de chevet et l'alluma, et se retrouva momentanément paralysé par une sensation d'engourdissement, submergé par un sentiment de vide. Serrant les dents et son cœur battant à tout rompre, Lùca se rua vers les toilettes, pris d'une nouvelle nausée. Sami se dirigea ensuite vers l’évier de la salle d’eau et s'observa au travers du miroir. Son visage était terne, creusé par les cernes et sa sous-alimentation. Sa peau habituellement hâlée qui contrastait d’avec ses yeux émeraude, elle, était fantomatique. Songeant que même un zombie aurait une meilleure allure, il se dégoûta.
Lùca et Sami ne s'étaient plus parlé depuis des années. Là où le premier s'accrochait à l'espoir du retour d'Hailey comme à une bouée, Sami persistait et reprochait à Lùca sa disparition. Pour le reste du monde, elle était un souvenir pénible, mais pour Lùca, elle était la porte ouverte aux reproches de ses amis, qui ne comprenaient pas son obsession et s’en tenaient à l'enquête officielle. Bien qu’en défonçant la porte de l’appartement 317, tout était en ordre, comme si la propriétaire n'était sortie qu'une poignée de minutes. Rien n'indiquait une disparition volontaire ou préparée. Aucune affaire personnelle ne fut emportée, pas même son passeport, seul manquait son sac à main. Lùca, envahi par un nuage de mélancolie, fit éclater un grognement quand son regard se glissa sous la photo d’eux qu’elle avait rangé tout au fond du tiroir de sa commode, mais qu'il avait remis au mur, là où était sa place. Hailey et lui riaient aux éclats, essoufflés, sur leur banc préféré à l’ombre du chêne proche de l’entrée du parc. La tristesse cherchant sa place dans ses yeux, il décida de prendre une douche, avant de se noyer dans les souvenirs qui faisaient surface. Il irait ensuite courir, il avait besoin d'extraire et de laisser cette colère jaillir.
Comme tous les ans, à la veille du jour sombre, Lùca refit leur parcours. Il passa devant leur ancienne école d’art et la contourna via le parc. Puis, il rejoignit l’étang désormais aride où ils nagèrent malgré l'interdit affiché. Il se laissa envahir par les souvenirs, il sortit sa collation. Adossé au mur de pierre, il regarda le chêne qu’il trouvait majestueux. Et comme chaque année, il se demanda où était Hailey Bennet et ce qu’elle pouvait bien faire. Mais plus important encore, avec qui. Persistant dans sa course, son chemin le mena devant le commissariat de police, endroit où le passé et le présent s'étaient entrecroisés. Il ne fut pas étonné d'apercevoir Eliott dehors, une cigarette à la main. Ils s'évaluèrent quelques instants. Eliott avait toujours été de son côté, même quand d'autres le priaient de passer à autre chose. Même ce soutien indéfectible avait fini par reposer les armes. D’un hochement de tête, il reprit sa course. Lùca eut une envie déchirante de crier sa détresse, sa mélancolie et surtout sa rage au monde entier. Il savait que c’était la dernière fois qu’il remettait les pieds dans cet immeuble. Son mariage avec Charlie n'ayant pas eu lieu, sa compagne gardait encore l'espoir, et Lùca se sentit fléchir.
Il respira difficilement quand il revint, trois heures plus tard. Par habitude, il ouvrit la boîte aux lettres, se doutant qu'elle était vide. D'un geste automatique, il saisit le courrier qui s'y trouvait et rentra pour prendre une autre douche. Il se rappela que son ex-compagne aimait lécher sa peau, pour l’embêter, alors qu’il revenait du sport. Il déposa sur la table du salon ce qui l'encombrait sans y prêter attention. Quelques minutes plus tard, des gouttes d’eau tombèrent sur son torse et une serviette autour des hanches, son regard se figea sur l’enveloppe jaune épaisse. Il l'ouvrit, la tension était palpable. Si l'adresse pré-imprimée était celle d'Hailey, le destinataire n’était nul autre que lui-même.
Monsieur Lùca Parsons.
Chez Hailey Bennet.
Bâtiment 2 Appartement 317
Rue des acacias
69500 Villebrouche sur mer
La découverte de son contenu ancra Lùca dans une perplexité étourdissante. Il l'ouvrit non sans crainte, toujours crispé et ce qu’il y trouva laissa l’homme perplexe. Un téléphone vierge de toute apparence, à en juger par sa boîte et une note « 151215 ». Une vague de vertige le submerge, cette date fatidique résonna dans sa tête. Serr**ant** l'enveloppe, il l'inspect**a**, cherch**ant** un indice pour identifier l'expéditeur. Mais rien. L’enveloppe était intacte, exempt de toute marque ou adresse. La seule porte ouverte pour Lùca fut d'emprunter la voie de ce téléphone, qui sembl**ait** n’avoir jamais servi. Il était identique à celui utilisé par Hailey autrefois, et il était temps de le recharger.
Après une douche apaisante, Lùca se mit à nettoyer l’appartement de haut en bas, l'appartement qu'il devait libérer ce soir-là. Le ménage, bien que frustrant à l'idée, **se révéla** finalement être une distraction bienvenue pour lui, qui rêv**ait** d'éteindre les pensées tumultueuses de son esprit. Dans l'après-midi, une faim persistante le forc**a** à faire une pause. Son esprit divagu**a** et la sonnerie du four le fit sursauter. Après le repas, avec une certaine réticence, Lùca rallum**a** ses téléphones. Il **avait** manqué une vingtaine d'appels et **avait** reçu une trentaine de messages sur le premier téléphone. Il pass**a** son regard sur les messages. Il choisit d'ignorer les autres appels manqués, et rappel**a** Charlie, qui décroch**a** instantanément. Il l'imagin**a**, lovée sur elle-même sur leur canapé, devant des séries qu'elle regard**ait** sans vraiment voir, son téléphone constamment à portée de main, hésitant même à prendre sa douche de peur de manquer son appel.
— Allo Lùca ? Lilou, chéri ?! C’est toi ?
— Non, c'est Maurice, le plombier. Connasse, grogn**a**-t-il.
Interloqué par le débit soudain de Charlie, il rest**a** silencieux pendant quelques secondes, essayant de contrôler la tension qui s'accumul**a** en lui comme un ressort trop compressé. Un frisson d'irritation lui déval**a** l'échine, sa mâchoire se crisp**a** et un bourdonnement sourd commenç**a** à résonner dans ses oreilles – des signes avant-coureurs de sa colère qui se prépar**ait** à éclater. Charlie é**tait** toujours à déverser son flot de paroles, n'ayant aucune idée de la tempête qui se prépar**ait** de son côté. Exaspéré, il sent**it** ses sentiments exploser comme un geyser prêt à éclater. Il hauss**a** le ton, coup**ant** brutalement Charlie au milieu de sa phrase.
— Ferme ta putain de gueule, tu me casses les couilles putain de bordel !
Charlie se fig**ea** à l'autre bout du fil, choquée par la soudaine agressivité de Lùca. Le silence qui suiv**it** fut poignant et lourd. Le jeune homme **savait** qu’il **subirait** les conséquences, mais il se sent**it** soulagé, comme libéré d’un poids. Il ne s’en excus**a** pas pour autant et, pour la première fois en cinq ans, il repr**it** d’un ton calme teinté d’une froideur qui ne lui appart**enait** pas :
— Mon téléphone était éteint Char. Même avec toute la volonté du monde, je n’aurais pas pu décrocher.
Charlie resta muette pendant une seconde.
— Tu... Tu reviens bien ce soir, hein ? Tu n'as pas... tu n'as pas changé d’avis, c’est bien derrière nous tout ça ?
— Bien sûr que non. J’eus encore deux trois choses à finir avant de rentrer.
Il raccrocha, laissant Charlie seule avec ses pensées et plus furieuse que jamais. Au même moment, un message inconnu sur le deuxième téléphone détourna son attention. L’aperçu du message reçu le troubla bien plus qu’il ne l’avait jamais été jusqu’ici. Une photo d'Hailey, sublimée par les rayons du soleil et entourée de perce-neiges et de bourgeons naissants. La jeune femme sembl**ait** pleine de vitalité. Sa tête était légèrement penchée sur la gauche, comme toutes ces fois où il l’observa réfléchir. La photo paraissait nébuleuse et il ne reconnaissait pas le lieu, mais reconnaissable entre toutes. Impossible. Cela ne pouvait pas être elle. Comment ? Pourquoi ? Et pourtant, c’était bien elle.
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