Mon instant Solanas
Tragédie, tragédie, ce qui suit est un texte que j'ai écrit parce que j'étais un peu énervée de la place que prenaient les couples des autres dans ma vie. Et puis parce que j'en avais gros sur la patate. Et finalement parce que j'ai vécu des chouettes amitiés avec des gens qui voulaient plutôt me voir disparaître au départ pour dissiper le malaise. Toute fortuité des faits réels n'est que ressemblance. Bonne lecture !
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La transidentité est violemment vulnérabilisante par la discontinuité du regard d’autrui. N’étant qu’une et une seule, je m’éparpille entre les perceptions individuelles de l’identité de chaque personne que je croise. Je suis définie en reflet par ces réponses quotidiennes, et je ne peux donc m’assimiler qu’en une seule entité, la question que je pose à chacun : qui es-tu ?
Or comment être aimée lorsque l’on existe si explicitement par autrui ? Comment construire un sentiment à deux lorsqu’on colle à la peau de l’autre ? On m’arrache à l’amour en m’offrant pourtant sa caractéristique la plus précieuse, car ce regard qui me donne consistance est l’intimité. Je suis une collection de cœurs qui ne sont pas les miens.
Pourtant, je suis. Monstrueuse créature aux cent visages, je chamboule la course de ces têtes qui se tournent sur mon passage par l’intuition que je leur insuffle. Tous, alors, entrent dans une relation directe d’intimité à eux-mêmes qui leur est dictée par mon essence amoureuse. Et je suis monstre, et je suis terrifiante.
Car l’Amour est monstre, et ses engeances matricides, les amours brutales de sens, glissent sur ma peau creuse.
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Je suis perçue en différence. La preuve matérielle d’un arrachement à mon enveloppe, à ses représentations sécurisantes. Mon vécu est fondé sur cette vulnérabilité, sur ce doute initial qui laisse le cœur à nu. Les changements de toutes sortes ne sont pas des mutilations, ils sont les preuves accablantes d’un Amour né dans l’acceptation de mon intimité. Je suis un dévoilement permanent, la permission de répondre à la question par une sincérité totale.
Et on me fait trans en vertu d’une pudeur crasse.
Les noms que l’on donne sont avant tout un refus d’intimité. Ceux qui ne savent pas mettre de mots, ceux qui ont peur des monstres, sont bien plus proches de comprendre mon Amour, car la crainte émane de la vulnérabilité à laquelle ils font face.
La pulsion prévalente dans cet état d’extrême fragilité est nécessairement un élan de vie, un mouvement créateur qui se forme autour d’un regard aimant. Ce qui se dégage de l’intimité est donc une formation neuve, à soi, parcourue d’Amour en tant qu’observation de la distinction de l’être avec le Monde.
Si chaque histoire d’Amour semble réinventer l’amour c’est qu’elle le réinvente. La différence qui ne peut être appréhendée se cristallise dans l’intimité, lorsque lui est donné l’espace infime d’une création totale. Lorsque la question se découvre de ses parures, que ses contours aux infinis reflets nous laissent entrevoir leurs parfums. Les vagues parasites s’apaisent, et dans l’immobilité la plus totale de l’être, le premier élan est amoureux.
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Il n’est pas de sentiment plus euphorisant pour moi que de contempler le vertigineux infini qui me surplombe depuis des yeux étrangers. Il n’y a pas plus terrifiant non plus que de réaliser que ces instants sont éphémères, que les élans bouillonnants de création les engloutiront. La formation de nouvelles instances n’est un drame toutefois que si l’on oublie ce à quoi elles succèdent or c’est précisément ce qui se joue lors du passage à l’âge adulte.
Rien d’étonnant donc dans le fait que la transition trouve régulièrement son accomplissement dans la manifestation d’une seconde puberté (en tant que naissance symbolique). Le recentrement qui se produit à ce moment est en ceci comparable au doute cartésien qu’il vise le savoir incompressible en ce qui concerne notre être. Ce noyau qui s’étoffe au fil des expériences, de la sédimentation du sens comme processus naturel de la vie prise au piège d’une temporalité unidirectionnelle, doit être retrouvé.
Il faut sans cesse tuer l’immortelle conception du monde si l’on veut plonger dans l’intimité. Il faut accepter la condition mortelle de l’être pour livrer le sens aux sens. Il faut critiquer l’ogre capitaliste en ce qu’il est par nature un renoncement à tout ceci, qu’en sa figure de raison il favorise les amours fossiles.
Car comment vivre l’Amour sans émerveillement ; et comment s’émerveiller lorsque l’on connaît déjà toute l’histoire ?
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Envisager l’Amour par le simple prisme de sa matérialisation est dangereux. Non seulement parce qu’en tant que caractérisation contextuelle il peut être retiré – comment échapper aux rapports de domination dans les couples lorsque l’alternative n’est pas pensée* ? comment créer autour d’un manque de ressources ? – mais aussi et surtout parce que cela ouvre la voie à sa consommation.
L’amour marchand devient valeur, qui par capillarité assoit – et échelonne – le statut de ceux qui y participent. L’amour peut être vendu, considéré comme monnaie d’échange (valeur très présente dans une dialectique hétérosexuelle de complémentarité), mais enfin, l’amour se fait le lieu du renoncement de l’intime, de l’abandon de la vulnérabilité nécessaire au dévoilement de soi pour assurer les conditions pratiques de son expression.
Je n’irai pas ici dérober aux amours leurs qualités esthétiques (qui selon moi forment une part essentielle du désir de l’autre), mais je m’interroge sur la finalité de ces entreprises. Comment figer l’amour quand celui-ci est mouvement sans agir à son encontre ? Comment revendiquer un statut social sans créer de valeur via des liens normés (et donc échangeables) ?
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Il y a un paradoxe étonnant de la collectivisation des expériences individuelles sous des étendards (ou leurs antithèses) au prétexte d’une valorisation de l’individu. Les multiples groupes qui en émergent développent une position qui oscille entre une volonté absolue de reconnaissance par le sens (d’où la valeur des sciences sociales et des récits politiques) et la prévalence subjective du pouvoir de détermination individuel, le tout lié à la valence narrative que l’on concède aux sujets de notre identification.
Ce que je veux pointer du doigt c’est la possibilité de faire coexister l’intime, chaotique par essence, et des récits temporairement figés. Plus que cela même, en n’essentialisant pas la pluralité qui émerge de l’intime, il est possible de lui donner du sens rétroactivement**, et donc de donner une valeur pratique à une source intarissable de création. Il s’agit moins de trouver le sens que de donner du sens.
Bien sûr, cette dynamique est indéniablement inégalitaire puisque l’entreprise est individuelle et qu’elle est donc dépendante des systèmes qui nous situent. Les cadres restreints ne sont pas eux non plus exempts de relations de pouvoir, et ne le seront pas tant que ces espaces seront poreux, qu’ils assimileront passivement l’histoire qui les englobe. C’est-à-dire qu’ils ne le seront jamais.
En définitive, je ne serai jamais libérée de ces regards suintants de fantasmes, je ne serai jamais libérée du poids des paroles qui me racontent en murmures ou en insultes, je ne pourrai jamais plus écrire sans ces milliers d’empreintes sur mes mots.
Mais je peux refuser d’écrire mes testaments. Je peux refuser d’assigner ces personnes au seul regard qu’elles me portent. Je peux, en acceptant la vulnérabilité, la violence et la mort, observer le mouvement impérissable de ces réponses que la pudeur tait.
Et on peut Aimer,
bien au-delà des amours furieux.
(enfin, on peut essayer)
*par alternative j’entends un vivre ensemble qui considère le rapport à autrui dans une relation saine à la domination (consentement etc.)
**les discours féministes dits radicaux s’assujettissent au contraire à l’essentialisation puisque leurs récits trouvent leur force dans l’immuabilité de ces structures de sens : une femme est une femme en vertu de sa biologie (on passera les généralisations grossières), ce qui assoit la sécularisation de la catégorie « femme » et lui donne donc des pouvoirs tant politiques qu’économiques. Cette catégorie en ce qu’elle est limitée peut donc être échangée et obtient une place au sein du système de valeur en place. Cela se fait évidemment au mépris d’une détermination intime qui, incompressible, rend branlants les murs de cette même catégorie.
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