Faim intarissable 

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 Le froid brisait le corps ce soir d’automne. L’hiver qui approchait finirait sans doute d’y dissoudre toute vie. Le vieux prêtre déambulait dans les ruelles, crachant le mal qui le rongeait contre les murs. Il toussait, encore et encore, à en réveiller ceux qui dormaient déjà ou qui somnolaient devant leur télévision.

 Le vieillard rejoignait sa hutte faite en tôles rouillées, chinées çà et là. Parfois, en arrivant sous son abri, il tombait sur un sac plastique laissé avec charité ou pitié sur son matelas de carton. Depuis plusieurs jours, plus rien. La mamie qui jouait la généreuse a dû claquer, se dit-il un soir, enragé qu’elle ait pu abandonner cette habitude.

 La pluie commençait à tomber. Elle le piquait comme des milliers d’aiguilles tant elle était froide. Alors il se précipita dans sa ruelle pour s’abriter sous son fragile toit. Il faillit chuter et se rattrapa grâce à sa canne (une vieille branche de bois épais ramassé dans un parc voisin). Arrivé là-bas, une tôle était étalée au sol et les autres manquaient de la rejoindre. Il la remit en place et s’allongea sur son lit de fortune. Aucun sac ce soir non plus. Elle a rejoint l’Autre, c’est sûr, pensa-t-il.

 Sous son oreiller troué et noirci, une boîte de conserve. Du thon volé au supermarché. Le curé l’ouvrit en passant son ongle sous la languette et en tirant l’opercule. De la crasse se détacha de sous la lame cornée et tomba dans l’huile sans qu’il s’en aperçoive. L’homme attrapa le poisson avec ses doigts noués par l’arthrite et le plongea directement dans sa bouche. Du liquide coula sur sa barbe grise.

 Son ventre grognait, hurlait, se plaignait sans cesse de la faim. Matin et soir, il réclamait ne serait-ce qu’un grain de riz. Ce thon lui semblait être un festin, et l’homme ne comptait pas laisser passer un seul morceau de chair, ni même une seule arête. Une fois le poisson noyé dans la mer de ses entrailles, il posa la conserve contre ses lèvres et l’inclina, laissant l’huile se déverser au fond de sa gorge. Sa langue lapa le métal pour ne rien laisser. Il mit ensuite la boîte de côté pour en faire plus tard un ustensile. Peut-être un couteau, se dit-il. Celui actuel était sur le point de rendre l’âme.

 Frustré de ne pas avoir une bouteille pleine de bière pour clôturer le repas, il attrapa un cadavre de verre et introduisit sa langue dans le goulot pour y extirper une malheureuse goutte. Il se trouvait idiot d'avoir sa langue dans la bouteille pour un résultat aussi nul et se dit que si c'était une canette il se serait bêtement coupé. J'ai tout perdu à cause de ça, pensa le vieil homme, faudra que j'arrive à ne plus y toucher un jour. Sauf que maintenant qu'il n'avait plus rien, il ne voyait pas ce qu'il pouvait perdre de plus. Puis vieux comme il était, peu de chance que ça aille vers le mieux. Fallait bien mourir de quelque chose.

 Le lendemain, il sortit de son abri vers neuf heures. L’appel de la faim lui tiraillait déjà l’intestin, comme si un être essayait de lui sortir par le nombril. L’ancien prêtre passa une laine autour de lui, regarda le ciel clair et cracha par terre. Amen, fit-il.

 Il passa la journée à mendier et n’en récolta que deux sous. Las, il finit par insulter les passants qui lui refusaient l’aumône. Et la charité, du con ! hurla-t-il sur un homme qui s’excusa de ne pas avoir de pièce à lui donner.

 En cinq jours, il n’eut que trois billets, et pas des plus gros. Alors pour oublier qu’il mourrait de faim, il dépensa les trois pour s’offrir de l’alcool. Trois bouteilles de bière et une grande bouteille de whisky bas de gamme.

 La capsule vola au-dessus de sa tête et la mousse vint s’écouler sur ses genoux. Bon Dieu de merde ! s’exclama le prêtre mendiant. À soixante-dix ans passés, il ne priait plus depuis longtemps. Depuis qu’il avait fait de la rue son domicile après avoir perdu le droit d’officier, et donc dit adieu à son église. Désormais, il était plus fidèle à la boisson qu’à Dieu. Tout ce qui lui manquait vraiment dans la religion, c’était l’eucharistie. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour un bon vieux vin des moines, se mit-il à penser. Et du bon pain, bon sang, du bon pain. Il leva sa bouteille vers le ciel et fit : en mémoire de toi. Puis il éclata de rire.

 Durant la nuit, sa vessie le réveilla d’un coup brutal. Le vieillard avait commencé à se pisser dessus. Il se leva avec peine pendant que la miction redémarrait de plus bel. Il sentait l’urine lui réchauffer la jambe. Nom de Dieu !

 Parce qu’il ne voulait pas dormir près d’une flaque de pisse, il s’éloigna jusqu’à la rue d’à côté. Son pied frappa dans la bouteille de verre en sortant de l’abri. Elle se jeta violemment contre le mur et se brisa en plusieurs morceaux. Le reflet de la lune sur les débris faisait comme des étoiles s'étant écrasées parterre. C'était beau au milieu de cette misère.

 Le prêtre s’appuyait contre la façade de l’immeuble pour tenir debout. La fatigue, la faim et l’ivresse se liguaient contre son équilibre. L’homme urinait sur le mur et le liquide coulait jusqu’au sol, sans manquer son pied droit. Putain de Dieu d’merde ! fit-il quand il s’en aperçut. Un regard furieux s’élança vers le ciel et des larmes l’habillèrent.

 Il revint sur ses pas, les chaussettes pisseuses. De retour sous la tôle, il aperçut un sac plastique depuis lequel émanait une odeur chaude de nourriture. Elle est revenue des morts ! s’écria-t-il. Amen !

 L’heure était inhabituelle. Pourquoi déposer ça en pleine nuit ? La vieille devient folle, dit-il. Et si lui aussi le devenait ? Il ouvrit le sac et en sortit une boîte en carton. Des nouilles chaudes s’entremêlaient aux côtés de morceaux de poulet. Amen ! lança encore le curé. Il attrapa une fourchette en aluminium faite maison et piqua un bout de poulet qu’il roula dans les nouilles. Il glissa ensuite la fourchette dans sa bouche, mais la nourriture n’avait aucun goût. Elle lui brûlait la bouche et lui donnait la sensation d’être en lambeaux. Quand il la retira d’entre ses lèvres, elle était pleine de sang.

 Le vieillard paniqua et lança la fourchette hors de l'abri en haletant. Son cœur bondissait sous sa poitrine et ses veines se gorgeaient de sang, devenant plus visibles que jamais sous sa peau transparente. Tout son corps se mit à trembler comme s’il avait subitement été atteint de la maladie de Parkinson.

 Il se saisit de la boîte en carton et regarda dedans. À l’intérieur, des dizaines de morceaux de verre puant l’alcool. L’homme était horrifié, et pourtant, la faim lui réclamait de les avaler. Elle était tout à coup devenue si puissante qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait du pauvre homme. Il vit le verre redevenir des nouilles chaudes et bien grasses, alors, sans réfléchir, ses mains se contrôlant automatiquement, il plongea les doigts dans le carton et enfonça les nouilles dans sa gorge. Une poignée, puis deux, puis trois. Bientôt la boîte était vide. Les bouts de verre craquaient sous ses dents. Il regarda ses mains pleines de sang, des morceaux de langue agrippés à la peau, et les lécha. Comme pour le thon, il ne voulait rien en laisser.

 Pendant ce temps, les morceaux de verres arrachaient tout sur leur passage. Tous les organes digestifs se trouaient. Son œsophage était gorgé de sang qu’il crachait sur sa barbe. Au point sinistre qu’il finit par s’en étouffer. Le vieillard avait tenté de prier dans ses dernières secondes de vie, mais il s’étranglait trop pour articuler ne serait-ce qu’un son audible. Il comprit trop tard que la folie l'avait envahi, sûrement à cause de la faim. Ou peut-être bien que l'alcool avait dérangé son esprit au point de voir des nouilles chaudes à la place de morceaux de verre. Il avait ramassé les bouts d'étoile et les avait mangé. Le dernier repas d'un condamné avant de rejoindre Dieu.

 Le lendemain, vers l’heure du déjeuner, une vieille dame s’approcha de la maison de fortune un sac plastique à la main. Elle avait à l’idée de le donner au clochard ou de le poser sur son carton s’il n’était pas là. Ce qu’elle n’imaginait pas, c’était de revenir de vacances et de le trouver ensanglanté et raide mort sur ce même carton. Sous la tôle, il ne restait rien d’autre que le cadavre et des bouteilles en train de flirter. Ni sac plastique, ni boîte en carton rempli de nouilles, si ce n’est celui qu’elle comptait lui offrir.

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