Chapitre 29 - Tellus - Réflexion
Monde 3 : Tellus
Réflexion et Adn
Sarah est un vrai lion en cage : six jours sans mission, c’est long et terriblement ennuyeux. Elle avait postulé pour devenir informaticienne quantique, mais ces dernières semaines ont bouleversé sa vision au point d’envisager un changement de carrière.
Elle ne comprenait toujours pas pourquoi le colonel Spencer leur avait accordé ce privilège insensé : voyager dans d'autres mondes. Mais elle ne s’en plaignait pas. Pas du tout. Et Sarah a adoré. Elle s’est prise de passion pour l’exploration de ces univers, découvrant des planètes offrant tout ce que la sienne a perdu. Cela lui a insufflé un mince espoir. Infime, certes, mais suffisant pour lui réchauffer le cœur et lui donner envie de continuer.
Désormais, une seule chose l’obsède : y retourner.
Mais sans l’accord du colonel, cela reste impossible.
Ce soir-là, Sarah allongée dans son lit, ses réflexions incessantes l’empêchent de dormir.
Bien que la nuit persiste, rien dans le studio de Sarah ne le laisse paraître.
Accepter ce travail avait des avantages indéniables, mais aussi quelques inconvénients qu’elle n’avait pas anticipés. Le point positif ? Elle peut économiser : pas de loyer à payer grâce à son logement de fonction, pas de courses non plus. Tout ce dont elle a besoin lui est livré, et ses repas sont automatiquement prélevés sur son salaire. Cependant, elle ne s’attendait pas à ce qu’un élément essentiel lui manque autant : l’air frais et la vue depuis une fenêtre.
Son studio n’en possède pas.
À la place, un immense écran plat est fixé au mur diffusant des paysages. Ce soir-là, c’est un centre-ville animé avec ses buildings illuminés, ses rues baignées par la luminosité des lampadaires et des phares. Sarah observe ce cadre urbain avec attention, suivant le ballet des voitures, rêvant de se fondre dans une foule de passants.
Mais son esprit est ailleurs. Loin. Bien au-delà de cette vidéo. Elle est là, mais une part d’elle se trouve déjà dans un autre monde, un autre univers. Là où s’est déroulée leur dernière mission sur le terrain.
Ce jour-là, un taux vibratoire hors norme avait amené Sarah et Greg en Australie dans un restaurant. Et Sarah a vite compris. Encore une femme et cette fois-ci c’était un double. Le même schéma que lors de la mission à Dubaï. Coïncidence ? Elle n’y croit plus. Ces femmes partagent plus qu’un visage. Il y a quelque chose de plus profond, de plus dérangeant. Une anomalie vibratoire d’une intensité rare.
Et malgré toutes leurs analyses, toutes les simulations… rien. Aucun indice, aucune preuve tangible. Tout indique qu’elles sont capables d’ouvrir un portail, les calculs l’affirment avec certitude. Mais sur le terrain, le vide. Aucune trace de technologie, aucun geste particulier, aucun mot codé. Rien. Et c’est précisément ça qui l’obsède. Le silence des évidences. Son esprit scientifique déteste ça. Une donnée sans cause, un effet sans mécanisme.
Ils ont joué leur rôle. Greg et elle se sont installés dans ce restaurant, dans une posture familière : un couple ordinaire, un dîner tranquille. Un scénario bien rodé. Sarah s’est forcée à sourire, à faire mine d’apprécier le plat, pendant que son attention ne quittait pas la cible. Deux tables plus loin. Assise. Calme. Parfaite. Trop parfaite. Elle a scruté ses moindres gestes, cherché l’anomalie derrière la banalité.
Mais rien. Aucun signe. Juste une personne ordinaire dans un monde qui ne l’est peut-être pas.
Et puis, il s’est passé quelque chose.
Sarah s’est levée la première, prête à partir. Elle a attrapé son sac, le regard déjà tourné vers la sortie, quand un frisson a remonté sa nuque. Instinct. Elle s’est retournée. La femme, toujours assise, fixait sa bague. Non… pas la bague, mais, au travers de celle-ci. Ses yeux ne cillaient pas et son visage était figé dans une expression étrange, entre la fascination et l’absence.
Et soudain, ça s’est produit.
Une ligne rouge est apparue sur le dos de leur sujet de mission. Pas une coupure banale, mais une griffure nette, précise, comme tracée par une lame invisible. Sarah a senti son souffle se bloquer. Elle n’a pas bougé. Elle n’a même pas cligné des paupières. Le sang a perlé lentement goutte après goutte. La réaction ne se fait pas attendre. La jeune femme plisse le front et émet un petit cri de douleur.
La scène a paru irréelle. Suspendue.
Sarah est restée figée. Son cœur cognait contre sa poitrine, une pulsation sourde qui ne cadrait pas avec le calme anormal du lieu. Personne n’a rien remarqué. Rien ne semblait déplacé, et pourtant…
Aucun bruit. Rien. Juste cette apparition provenant de nulle part, sauf sur cette peau désormais marquée à l’identique de celle de Dubaï.
Sarah, toujours allongée sur son lit, est sur le point de s’arracher les cheveux.
« Comment est-ce possible ? »
« Comment peut-elle recevoir une réaction physique en différé, provenant d’un autre monde ? »
Elle réunit alors tous les éléments, elle réfléchit, note, compare
« Ces deux femmes se ressemblent parfaitement, à l’exception peut-être de quelques gestes subtils et de comportements. C’est une évidence, quelque chose les lie. »
« Et si ce qui arrive à l’une… se répercutait sur l’autre ? »
Tout se bouscule dans sa tête et cela est donc impossible de dormir. Elle se lève, enfile un gilet, et met en route la bouilloire. Adossée sur son plan de travail, son esprit ne peut s’arrêter de cogiter.
« Que va bien pouvoir nous révéler l’analyse de sang ? »
La vapeur commence à sortir de l’appareil. L’eau bout.
« Est-ce qu’ils vont nous demander de se procurer le sang du double ? »
Le brouillement de l’eau se fait plus intense.
« Pour les comparer ? »
Sarah sursaute au sifflement de la bouilloire.
Une tasse fumante entre les mains, elle s’installe dans son fauteuil.
« Et surtout, comment expliquer cette synchronicité ? »
Elle pose le mug, et fait les cent pas dans son petit salon.
« Et si d’autres choses que les blessures traversaient les mondes ? Des émotions ? Des souvenirs ? Des gestes ? »
Trop de questions. Elle a besoin d’en parler.
Elle sort de chez elle, se dirige dans le couloir, où seules, quelques fades ampoules éclairent ses pas. Une fois arrivée devant la porte de Greg, elle lève la main prête à frapper. Cependant, elle hésite. Il doit dormir.
Alors qu’elle s’apprête à rebrousser chemin, la porte s’ouvre.
— Sarah ?
Elle sursaute. Greg l’observe, surpris.
— Oh ? Tu es réveillé ? balbutie-t-elle, gênée. Comment as-tu su que j’étais là ?
— J’ai vu une ombre passer sous l’encadrement… Et j’allais me servir un verre d’eau. Qu’est-ce que tu fais debout à cette heure ?
Sarah se sent soudain stupide. Ce qu’elle voulait lui dire lui semble désormais dérisoire.
— Rien, j’ai eu une idée… mais ce n’est pas important. Je vais essayer de me rendormir.
Elle commence à refermer la porte de sa chambre.
— Attends. Si tu avais l'intention de m'en parler, c’est que ça vaut peut-être la peine. Allez, dis-moi. De toute façon, je ne compte pas me recoucher tout de suite.
Greg se frotte les bras, frissonnant dans son t-shirt et son caleçon.
Sarah, un peu gênée, sourit.
— OK, entre. L’eau doit être encore chaude. Je te fais une tisane et je t’explique.
Il enfile rapidement un pantalon et un pull, puis la rejoint.
Greg s’installe sur le canapé, rigide, les mains sur les genoux. À l’autre bout, Sarah s’est lovée dans un coin, jambes repliées. Son legging épouse la courbe de ses hanches, et Greg, du coin de l’œil, n’ose pas vraiment la regarder. Il fixe devant lui, tendu.
Brisant le silence, Sarah reprend :
— Tu te souviens de l’analyse ? Celle du sang prélevé sur la bague ?
— Ah oui… Ils vont sûrement extraire l’ADN, mais je n’en sais pas plus. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— J’ai réfléchi… D’après ce que nous connaissons des doubles interdimensionnels, ils ont souvent pour la plupart du temps des similitudes, au niveau de l'apparence, du métier qu'ils pratiquent, ainsi que sur leur mode de vie… Mais là, quelque chose d’inédit se passe et je n’arrive pas à mettre le point dessus.
Greg hoche lentement la tête et poursuit la réflexion de Sarah.
— Nous avons découvert leurs coordonnées avec deux algorithmes différents. Ce qui démontre bien que ce sont bien deux planètes distinctes, ajoute-t-il.
— Exactement. Et pourtant, leurs mondes vibrent à une fréquence quasi identique, comme si elles étaient des jumelles parfaites, à l’exception de leurs empreintes digitales.
Greg repose sa tasse, pensif.
— Ce n’est jamais arrivé avant… murmure-t-il.
— Et il y a pire. La griffure. C’est la première manifestation physique. On n’a jamais vu ça dans toute l’histoire des voyages entre les univers, du moins… pas officiellement.
Greg acquiesce.
— C'est évident, il y a un lien entre ces deux univers qui n'avait jamais été observé.
Un silence s’installe. Seul un léger craquement provient de la bouilloire tiède.
Greg passe une main dans ses cheveux.
— Une synchronicité… souffle-t-il. C'est une synchronicité, se répète-t-il comme s'il commençait à entrevoir une réponse.
— Oui ! Et la vraie question, c’est : comment est-ce possible ?
À ce moment, leurs téléphones vibrent à l’unisson coupant leurs réflexions.
Une notification :
« Tenez-vous prêts pour une prochaine mission sur le terrain. Rendez-vous dans le bureau du colonel à 8 h demain matin. »
Sarah bondit de joie, son gilet s’ouvre légèrement, laissant apparaitre sa brassière rose.
— On va enfin sortir de ce trou ! s’exclame-t-elle, de debout sur le canapé, inconsciente de l’effet qu’elle produit sur Greg.
***
Dans le bâtiment de chimie et de recherche ; un jeune caporal quitte le laboratoire marchant à vive allure en direction de la sortie. Il serre contre lui une tablette contenant un dossier hautement confidentiel à remettre en main propre au colonel Spencer dans les plus brefs délais. Son cœur bat à tout rompre tandis qu’il arpente les couloirs sombres du bunker. Une seule pensée l’obsède : accomplir sa mission, sans la moindre faille. Tellement absorbé qu’il se contente d’un vague hochement de tête en croisant ses camarades près du distributeur de boissons. Soudain, sans qu’il ne l’ait vue venir, il heurte quelqu’un. Il se retourne, surpris, mais ne distingue qu’une silhouette fine qui s’éloigne déjà, le visage dissimulé sous une capuche d’où s’échappent quelques mèches rousses. Elle ne s’est pas arrêtée, pas même un regard, pas un mot d’excuse. Il songe à protester, puis renonce : pas le temps. Il reprend sa route, concentré.
Arrivé au poste de sécurité, il tend son autorisation d’une main tremblante. Une goutte de sueur glisse le long de sa tempe. Cette étape est toujours critique. Il suffit d’un détail manquant, et tout s’arrête. Le militaire chargé du contrôle examine le document de sortie, vérifie son identité biométrique, passe un appel, puis acquiesce d’un signe de tête. Soulagé, à peine la porte franchie, le jeune caporal se précipite vers la jeep où l’attend un chauffeur aux aguets.
Le trajet ne dure que vingt minutes, mais chaque seconde s’étire. Il scrute les alentours, main posée sur son arme, il est prêt à réagir au moindre danger. Il ne peut pas échouer. Pas maintenant. Pas pour sa première mission.
Ils se garent devant le bâtiment du commandement. Il bondit hors du véhicule, marque une courte pause pour inspirer profondément, puis repart en courant.
Essoufflé, il toque à la porte du bureau de l’assistante du Colonel Spencer et entre.
Il s’arrête net.
Le haut gradé est là, debout, en train de passer une écharpe autour de son cou. À ses côtés, la secrétaire ajuste son veston. L’image a quelque chose d’intime, presque déplacé. L’espace d’une seconde, le caporal croit surprendre un couple. Une gêne diffuse le traverse. Mais très vite, tous deux reprennent une posture stricte, presque militaire.
Il se ressaisit aussitôt et se met au garde-à-vous, main sur la tempe.
Spencer lui rend son salut et l’autorise à parler.
— Bonsoir, mon colonel. J’ai reçu l’ordre de vous transmettre ceci en main propre.
Le caporal lui tend l’appareil, Spencer le saisit, appose son pouce sur un capteur pour déverrouiller le premier cran de sécurité. Un bip discret retentit. Puis il s’incline légèrement vers le scanner oculaire. Une lumière verte s’allume.
« Protocole EMbA activé. Accès autorisé. »
L’écran affiche une série de données, de graphiques, et des lignes d’analyse en rouge. Spencer lit rapidement. Son front se plisse. Ce sont les résultats du test ADN prélevé sur la bague de Sarah.
Le jeune recru reste figé, attendant les ordres.
— Repos, caporal.
Il baisse les bras, relâchant enfin la tension, soulagée d'avoir accompli sa mission sans accroc.
Spencer enlève son képi, attrape un mouchoir de sa poche et essuie son crâne dégarni et transpirant, un geste qui trahit un certain inconfort. Il montre le fichier à sa collègue. Elle ajuste ses lunettes, s’approche, et lit à son tour. Son regard s’agrandit. Elle fixe le colonel, puis l’écran, puis revient à lui.
Un échange muet, tendu, traverse la pièce. Le caporal sent qu’il assiste à quelque chose qui le dépasse.
La secrétaire ouvre calmement un tiroir, en sort un porte-documents rose, et en extrait une feuille blanche portant le nom d’un hôpital et compare les données. Son visage se fige.
Elle cligne des yeux. Tente de rester impassible. Mais son souffle a changé. Son regard brille.
Spencer semble alors se souvenir de la présence du jeune militaire.
— Vous pouvez disposer, caporal.
Il salue, se tourne vers la sortie ravie d’avoir tout accompli. Mais juste avant de fermer la porte, il entend la voix grave du colonel, plus basse, plus intime.
— Gwen…, c’est elle ?
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