06 - Eyleen
Elle gara sa voiture avec satisfaction. La route jusqu'à son immeuble lui avait fait prendre conscience de la chance qu'elle avait eu de retrouver son taxi intact. Globalement, elle avait croisé peu de voitures et peu de piétons. Et ceux qu'elle avait croisés ne lui avait clairement pas semblé normaux. Elle avait bien sûr allumé la radio, mais aucune de celles qu'elle avait l'habitude d'écouter n'avait l'air d'émettre, même les chaines officielles n'émettaient plus rien. Elle se demanda s'il y avait eu une bombe, une guerre pour quelque chose dans le genre, mais elle repoussa l'idée. Elle l'aurait su si ça avait été le cas, elle l'aurait entendu le matin aux informations, car ce genre de chose arrivait rarement sans prévenir. Et puis, depuis quand une bombe transformait-elle les gens en lion ? On avait jamais vu ça ! Perdue dans ses pensées, elle bouscula quelqu'un. Il s'agissait d'un homme assez grand, costaud, dont l'odeur lui faisait penser à la forêt et, tout comme elle, au sang.
— Oh, excusez-moi, je ne faisais pas attention...
L'homme se retourna et lui retourna un sourire charmeur. Il avait les cheveux et les yeux noirs, pénétrants. Elle resserra la couverture autour d'elle, un peu honteuse d'avoir été surprise dans une telle tenue.
— Pas de soucis. La journée a été difficile, hein ?
Eyleen passa la main dans ses cheveux copieusement décoiffés, et lui rendit un sourire embarrassé. A l'odeur, elle avait l'impression que lui aussi s'était transformé mais elle ne saurait dire en quoi et elle avait un peu peur de paraître ridicule en le lui demandant. Le survêtement qu'il portait semblant au moins une taille trop petite pour lui, elle se demanda s'il ne l'avait pas trouvé sur le chemin. Derrière lui, un détail attira son œil.
— Vous vous êtes fait cambrioler ?
Il se retourna, regarda la porte défoncée dont l'encadrement était marqué de griffures impressionnantes, et haussa les épaules, comme si la réponse était évidente.
— Non, j'ai juste eu un peu de mal à sortir de là.
Il se gratta le menton, couvert d'une fine barbe de trois jours bien entretenue.
— J'étais justement en train de regarder comment je pouvais arranger ça. Mais ne vous en faites pas, je vais trouver une solution, j'arriverai bien à bricoler quelque chose. Et vous, ça va aller ?
Jusque là, il n'avait pas eu l'air surpris et n'avait fait aucun commentaire sur sa tenue déshabillée. Elle hocha la tête, ne souhaitant pas prolonger ce moment de gêne.
— Oui oui, ne vous en faites pas, je suis bientôt rentrée.
— Très bien mais n'hésitez pas si vous avez besoin de quoique ce soit, je suis là. Je ne voudrais pas qu'une de mes voisines se fasse agresser par un malotru qui voudrais profiter de la situation.
Le ton se voulait rassurant et chaleureux, mais l'étincelle de désir dans le regard acheva de mettre Eyleen en rage. Que croyait-il ? Qu'elle n'était pas de taille à se défendre ? Qu'elle n'était qu'une faible femme cherchant quelqu'un pour la défendre et parler à sa place ? Elle répondit d'un ton qui se voulait plus froid que l'hiver et plus sec que le Sahara.
— Non merci, ça va aller.
Et elle reprit son chemin sans même dire au revoir, sous ses yeux ébahis. Manifestement, il n'avait pas compris à quel moment il avait commis un impair. La jeune femme continua jusqu'à la porte de son appartement d'une démarche décidée, mais s'arrêta sur le pas de sa porte. Au moment de l'ouvrir, une vague d'appréhension monta en elle. La dernière fois qu'elle avait parlé à James, le matin même, il l'avait accusée de draguer tous ses collègues pour s'amuser, et elle lui avait répondu vertement. Cet homme était d'une jalousie compulsive, ce qui pouvait être flatteur, mais aussi, parfois, totalement étouffant. Elle espérait qu'il ne soit pas mort, elle l'aimait de tout son cœur, ce goujat, et elle serait perdue sans lui. Finalement, elle se décida à tourner les clés dans la serrure intacte.
— Coucou bébé, je suis rentrée !
Pas de réponse, pas un bruit. Elle posa ses clés et entra dans l'appartement vide. Un petit mot l'attendait sur la table de la cuisine, griffonné à la va-vite sur une vieille enveloppe déchirée : "je suis parti me chercher à manger". C'est tout. Elle le reposa sur la table, écœurée. Elle aurait tellement aimé trouver un petit "Je t'aime" à la fin de ce petit mot. Ou tout simplement un "nous" à la place, ça ferait toujours plaisir. Mais non, il ne pensait qu'à lui, comme d'habitude. Par réflexe, elle ouvrit le frigo, et le trouva rempli. C'est vrai qu'elle avait fait les courses la veille. Mais alors, qu'était-il parti chercher ? Et depuis combien de temps était-il parti ? Elle hésitait entre la colère et l'inquiétude. Elle voulut prendre son téléphone, mais... Oui, elle n'avait que ses clés et sa couverture, bien sûr. La colère l'emporta alors et elle balança sa couverture en râlant. Ce soir, il pourrait toujours se brosser s'il comptait la rejoindre dans son lit ! Elle allait s'enfermer à clé dans la chambre, tant pis pour lui s'il ne lui restait que le canapé pour dormir !
Elle prit une bonne douche chaude tout en essayant de se remémorer les événements de la journée. Elle avait du mal à se remémorer les détails, tout était tellement flou dans son esprit. Elle n'en gardait qu'une impression d'infinie liberté et de puissance, l'impression d'accomplir son destin. C'était comme si elle avait été contenue dans son cocon d'humaine toute sa vie, et que d'un coup, cette vie explosait comme un pop corn, laissant place à un arc en ciel de couleurs. La lionne en elle, cette sauvagerie, elle la sentait encore là, maintenant. Demain matin, elle essayerait de se changer à nouveau. Tout en s'essuyant, elle balaya son appartement du regard. Oui, bon. Dehors, elle essayerait de se transformer dehors, elle n'avait pas envie de détruire son appartement comme l'avait fait son voisin.
Elle se coucha nue, attentive aux bruits autour d'elle comme jamais elle ne l'avait été. De son lit, elle entendait le moteur de son réfrigérateur. Mais plus loin, elle entendait des voisins discuter, d'autres pleurer. Et plus loin, des ronflements. Si ces bruits l'empêchèrent dans un premier temps de dormir, la journée avait été tellement dense qu'elle finit par sombrer malgré elle dans le sommeil. Quelques heures plus tard, un bruit la tira d'un rêve particulièrement mouvementé. Elle se redressa d'un bond, en sueur, le lit totalement défait.
Annotations