Mémoires blanches
J’ai toujours pensé, malgré les efforts désespérés du destin pour me faire comprendre le contraire, que, si j’aimais mes patients, cela ne pouvait leur être que bénéfique. Une personne seule, enfermée à longueur de journée entre quatre cloisons blanches, n’éprouve-t-elle pas, parfois, un manque d’attention, un besoin plus grand de celle-ci – les infirmiers et les médecins la lui refusant tout autant que ses proches ? Car j’ai été témoin du comportement du personnel envers les malades. Un regard blasé, une main levée intimant le silence, un dos tourné, retour à l’éternelle paperasse. Nul ne semblait vraiment s’occuper des âmes tourmentées dont il avait la charge, sauf moi ! Enfin, je faisais de mon mieux. J’ai mis du temps à trouver une façon de soutenir tout ce petit monde, et je ne suis même pas encore certain d’y être parvenu. Après tout, ce n’est pas comme si je pouvais facilement manifester mon empathie.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’ai jamais vu passer un seul fou dangereux, par ici. Nous accueillions des personnes en proie à la dépression, à la schizophrénie ou à des troubles anxieux et de la personnalité, et, surtout, des êtres en excellente santé mentale, qui n’avaient pas grand-chose à faire en clinique psychiatrique. Je me souviens d’un gamin qu’on nous avait amené, soi-disant pour remédier à un comportement agressif, voire violent. Comme toujours, j’ai été le premier à découvrir la vérité : il vivait en famille d’accueil depuis six ans et celle-ci n’avait pas trouvé meilleure manière de s’en débarrasser que de nous le confier. Je l’ai laissé dessiner sur les murs jusqu’à ce qu’une psychiatre – le Docteur Millaud, je crois – lui ordonne sèchement d’arrêter. Cela m’a chagriné, car grâce à ce petit, la chambre 17, désormais vacante, a une tout autre allure. Il dessinait bien.
Aujourd’hui, à part moi bien sûr, plus personne n’est là pour vous en parler. Ils sont tous partis après l’incendie, en m’abandonnant avec l’idée probable que je ne leur servirais plus à rien et qu’ils trouveraient mieux ailleurs, si tant est qu’on puisse réellement trouver mieux. Je ne dis pas ça pour me vanter, mais je n’ai jamais eu le sentiment de démériter. Quatre étages, constitués chacun d’une centaine de chambres ; une immense cour, bien verte, bien plane, où passer la tondeuse est un jeu d’enfant ; de hautes clôtures, trois érables sous lesquels s’abriter, des tables de pique-nique toutes neuves… Qu’attendre de plus ? C’est à se demander pourquoi mes pensionnaires voulaient tous sortir. Leur ingratitude m’a toujours vexé, souvent blessé, et mis en colère beaucoup plus tard.
Je vous aimais tous, mais certains d’entre vous m’ont marqué plus que d’autres, bien évidemment. J’ai une excellente mémoire, tout comme mes sœurs et frères. Je suis capable de faire resurgir des événements vieux de plus d’un siècle. Or, malgré ma volonté d’offrir autant de chaleur aux uns qu’aux autres, il y avait toujours, chaque année, une petite dizaine de patients auxquels je m’attachais jusqu’à les voir sans doute comme des parents peuvent considérer leurs enfants. C’était très certainement une histoire d’affinités…
Ou peut-être pas… La plupart du temps, ceux que j’aimais le plus étaient aussi ceux qui me haïssaient d’autant. Peut-être m’y prenais-je mal avec eux ? Peut-être étaient-ils mal à l’aise, entre mes murs ? Quoi qu’il en soit, c’était indubitablement de ma faute, et je m’en veux encore un peu pour cela. J’espère m’être enfin fait pardonner. Car on est bien, ici, non ?
Vous n’avez pas l’air d’accord avec moi, Stanley… Dites-moi ce qui ne va pas. Je suis prêt à vous écouter. Non ? Vous ne voulez pas m’en parler ? J’ai toujours été là pour vous, souvenez-vous en. Non ? Toujours pas ? Je continue mon histoire, alors. Cela déliera peut-être votre langue. Je sais que vous avez cessé de parler pendant un moment, mais vous avez retrouvé votre voix, si je ne me trompe pas. Je vous ai entendu dire « merde » tout à l’heure, quand j’ai fermé la porte d’entrée derrière vous… J’ai dû la claquer trop fort. J’en suis désolé.
Bon, comme vous voudrez.
C’est après vous que tout a commencé, vous savez ? Quand vous êtes parti, ça a fait un vide, je peux vous le dire. Vous êtes resté ici si longtemps… Quatre ans en hôpital, ça fait beaucoup. Êtes-vous enfin guéri ? Je l’espère très sincèrement. Vous avez l’air fatigué, mais tout de même en forme, et cela me fait plaisir. Je suis très heureux que vous soyez revenu me voir. Vous ai-je donc manqué autant que vous m’avez manqué ? Enfin un peu de reconnaissance, il était temps !
J’aurais cependant préféré que vous ne partiez pas. Vous n’avez jamais été comme les autres. Vous m’entendiez, rendez-vous compte ! Enfin, je rencontrais un être capable de m’entendre, de me sentir, de me comprendre ! Dès que vous avez passé mes portes, nous avons pu communiquer ! Je me rappelle si bien le jour de votre arrivée… Vous étiez bien plus maigre qu’aujourd’hui, un vrai sac d’os ! Et puis vous aviez un œil poché. Du sang maculait votre t-shirt blanc, votre jean était tout déchiré le long de la jambe droite et vos chaussures de toile effilochaient leurs trous à la lisière de la semelle. Je n’ai jamais su ce qui vous était arrivé, vous n’en avez jamais parlé en mon sein. Vous vous étiez totalement replié sur vous-même et refusiez d’adresser la parole au personnel, Roxanne Carault exceptée. Engager la conversation avec moi ne vous tentait pas non plus, mais je me disais qu’avec le temps, vous m’ouvririez davantage votre âme et m’offririez le soutien dont j’avais aussi besoin.
J’avais tant de choses à partager avec vous, et… et peut-être qu’en réalité tout à mon enthousiasme, je vous en ai trop dit d’un seul coup. Si tel est le cas, j’en suis, une fois de plus, profondément navré. Mais vous savez que, lorsqu’on a si souvent affaire à la souffrance d’autrui, il est nécessaire de s’appuyer sur ceux qui ont, en eux, suffisamment de ressources pour en céder une partie aux autres. Alors oui, certes, vous étiez très malade, mais pensez un peu à moi ! Je me suis tant impliqué pour vous ! Vous me devez votre rencontre avec le Docteur Carault, vous me devez votre santé mentale, vous me devez peut-être même la vie !
Où en étais-je ?
Ah oui.
L’idée m’est donc venue avec vous. J’étais fatigué, c’est le moins que l’on puisse dire. Car non, ce n’est pas parce que je n’ai rien d’humain que je ne peux éprouver ni fatigue ni lassitude. Je ne suis pas fait que de pierre et de béton armé, contrairement à ce que tous croyaient. Vous, vous le savez, vous ressentez. Est-ce pour cela que vous êtes revenu ?
Au fait, désolé pour les cauchemars, les terreurs nocturnes, les visions et les voix hurlantes qui emplissaient votre crâne et vous donnaient envie d’en frapper mes murs. Désolé pour ces frissons qui couraient sur votre peau jusqu’à vous paralyser lorsque vous vous appuyiez nonchalamment contre moi ou posiez la main sur ma tapisserie bon marché. Votre don ne doit pas être facile à vivre, je ne peux qu’en convenir. Mais vous auriez dû le tourner vers autrui, en faire profiter votre entourage. Avoir voulu « guérir » ce don du Ciel en plus de votre maladie témoigne d’un égoïsme sans nom. J’espère que vous vous en avez conscience. Car qu’est-ce qui importe le plus au fond ? Votre petite personne, ou les centaines d’autres qui pourraient y trouver de l’aide ? Votre peine compte-t-elle plus, à vos yeux, que la leur ?
Oh, je crois que si vous êtes revenu, c’est sûrement parce que vous êtes enfin devenu une personne respectable.
Votre première maison vous a beaucoup tourmenté, n’est-ce pas ? Si vous m’avez trouvé pire encore, peu m’importe, cela vous a visiblement servi de leçon.
Toutefois, sachez que votre simple présence ici m’a au moins un peu soulagé et ressourcé. Grâce à vous, je suis devenu pleinement opérationnel. J’ai pu abriter, pendant un temps, mes patients sans malencontreusement leur envoyer ce que l’on a coutume d’appeler des « ondes négatives ». Ils se sentaient plus à l’aise.
Je ne crois pas que le personnel ait compris quelque chose à ce changement, à part votre psychiatre. Roxanne Carault était une excellente praticienne et une femme admirable. Je sais que vous l’aimiez beaucoup. Elle aussi vous aimait. Quant à moi, j’étais plutôt content de l’avoir. Quel dommage qu’elle ait, elle aussi, cédé à la tentation de l’individualisme et choisi de partir avec vous… Vous avez tous deux refait votre vie en Angleterre, si je ne m’abuse… Oh, cessez de me regarder comme ça ! Ce n’est pas en fusillant les murs de vos yeux que vous les ferez s’écrouler. Où sont donc passées vos bonnes résolutions ? Me serais-je trompé sur votre compte ? Je vous en prie, ne me décevez pas.
Après votre séjour, comme je vous le disais, tout s’est mis à aller mieux pour presque tout le monde… Au fil des semaines et puis des mois, alors que tous ces gens que j’aimais repassaient mes portes en sens inverse, les uns après les autres, pour ne plus revenir, ma tristesse n’a cessé de grandir et de me dévorer, tout comme cet affreux sentiment de ne pas être si utile que ça, en fin de compte.
C’est ainsi que j’ai pris ma décision. Si ce sont mes agissements qui les ont fait partir ? Non, je refuse de croire qu’ils aient été ingrats à ce point. J’ai fait tout ça pour leur bien. Faire le bien impose parfois des mesures radicales, vous le savez tout comme moi. Croyez-vous qu’ils aient pu comprendre que rien de ce qui leur est arrivé n’était accidentel ? Pas aussi bien que vous, en tout cas. Aucun autre médium n’a jamais mis les pieds ici. Vous êtes le seul et l’unique.
Oh, qu’ai-je décidé, vous demandez-vous ? Je vais vous le dire. Commençons par le jour où Thomas Paul a été déclaré en rémission et, ainsi, invité à sortir. Son problème à lui, c’était la schizophrénie. Pas facile à vivre tous les jours, ça non plus, comme vous pouvez vous en douter. Et non, il ne s’agit pas d’un dédoublement de la personnalité – je n’ai jamais connu personne dans ce cas, d’ailleurs. Est-ce une légende ? A ce que j’ai entendu en mes salles et couloirs, les psychiatres eux-mêmes ne sont pas d’accord à ce sujet. Il paraît que Samantha Millaud a eu l’occasion de soigner ce type de maladie, qu’elle désignait sous le nom de « trouble dissociatif de l’identité »… Je n’en sais rien.
Tout comme vous et le petit de la chambre 17, Thomas était l’un de mes hôtes préférés. Sa sœur, Marie, lui rendait visite tous les mois. Il ne dessinait pas ni n’avait de don similaire au vôtre, mais il aimait les contacts humains et débordait d’une joie de vivre qui apportait le sourire aux âmes les plus moroses. Ah, il connaissait la valeur du partage, lui ! Il exerçait le métier d’assureur, ce qui est, à mon sens, dommage, car il aurait fait un très bon médecin. Il s’est fait de nombreux amis en ces murs, vous savez ? Nous l’aimions tous. Pouvais-je donc vraiment le laisser partir ? Qu’auriez-vous fait, à ma place ?
Vous tremblez. Je vous aurais bien allumé la lumière et le chauffage, mais on m’a coupé l’électricité. Vous devriez marcher un peu, plutôt que de rester prostré comme ça. Allez, du nerf ! Dérouillez-moi ces articulations ! Elles craquent toujours, n’est-ce pas ? De petits craquements durs, humides, qui vous empêchent de courir sur plus de deux mètres et vous foutent par terre au moindre faux mouvement… Ne me dites pas que vous tenez à passer chez l’ostéopathe tous les trois mois durant dix ans de plus ! Debout, Stanley ! Debout !
Ah, bah voilà ! Ce n’était pas si difficile ! Cela fait mal, hein ? Je vous avais prévenu… Massez-vous les genoux, ça ira un peu mieux.
Ce jour-là, donc, par un heureux hasard, j’étais en travaux. En vérité, c’est très probablement de là que m’est venue cette idée. Les maçons me réparaient un gros pan de mur, au premier étage… Non, je me trompe, c’était une équipe de plombiers qui rafistolaient les canalisations… Si si, c’étaient bien les maçons ! En fin de compte, peut-être ma mémoire n’est-elle pas si exceptionnelle que ça ? Peu importe, j’étais en travaux. Et j’aimais assez ça, les travaux. Pour vous, cela peut s’apparenter à une bonne séance de massage, ou à un agréable séjour en cure thermale. En ce qui me concerne, j’avais très fréquemment besoin de soins. Une infirmière a dit, un jour, que l’on m’avait bâti avec les pieds. Ça m’a vexé, mais elle avait très certainement raison. Finalement, j’ai bien quelques petites tares de naissance.
Ce chantier-ci, et ce que l’équipe qualifia par la suite de grave accident, marquèrent le début de ma trop courte série de sabotages – sabotages pour lesquels vous noterez que je sacrifiais toujours une part de moi-même. En d’autres termes, je me scarifiais et me mutilais. Oui, j’ai dû en arriver là, pour le bien de tous ! Je mérite bien quelques égards pour ça, non ? En l’occurrence, cet après-midi-là, je dus dire adieu à un énorme bloc de béton. Je tenais à ce que mon premier essai fût un succès, sinon j’aurais failli à ma mission, et croyez bien que personne ne défend ni ne pardonne les erreurs médicales, quelles qu’elles soient !
C’est donc ce bloc qui écrasa Thomas Paul alors qu’il se dirigeait vers la sortie en sifflotant gaiement, se fichant tout à coup de ce que nous pouvions ressentir alors qu’il nous laissait tous derrière lui… A croire que tout ce qu’il avait fait pour nous jusque-là n’avait jamais rien signifié à ses yeux ! Mais je savais que c’était faux. Nous l’aimions, et nous savions tous qu’au fond, il nous aimait !
Alors, je l’ai tué. Et quel que soit l’état de ma mémoire, jamais elle n’effacera cette sensation du sang pénétrant chacun de mes pores, incroyablement caressant et chaud, fruité, sucré et métallique à la fois, ni le contact pétillant des milliers d’arêtes que formaient ses os brisés, ni celui, immensément grisant, de son cœur battant encore quelques secondes contre moi. À cet instant, j’ai compris ce que vous, humains, connaissiez dans les bras d’une personne avec qui vous partagiez votre existence. Cette harmonie, cette douceur, ce délicieux sentiment d’être, à jamais, uni à quelqu’un… Existe-t-il meilleure émotion que celle-ci et, si tel est le cas, quelle chance a-t-on de l’éprouver un jour ?
J’admets que les cris affolés qui ont aussitôt ébranlé mon atmosphère aseptisée ont également, l’espace d’une seconde, semé une graine de doute en moi, mais je ne l’ai pas laissé germer. Toute mesure radicale provoque ce type de réaction à ses débuts, n’est-il pas vrai ? Et on finit par s’y habituer, puis à l’approuver. C’est ce que l’échantillon d’humanité que j’ai connu a toujours fait. Il me suffisait d’attendre… et de continuer !
Voilà la décision que j’ai prise, Stanley. Garder mes enfants à l’abri auprès de moi, protégés des agressions et traumatismes du monde extérieur, ce monde qui vous fait tant de mal, ce monde qui n’est pas fait pour vous. Comment avez-vous pu bâtir votre propre prison ? Vous arpentez les rues, partez en vacances, voyagez, mais où que vous soyez, vous vous arrachez votre propre liberté et votre mental craque. Chacun d’entre vous a besoin d’un minimum de soutien, semble-t-il. Eh bien, je vous offre le maximum. Je vous offre un univers parallèle. Je vous offre un univers cohérent, uni, libéré. Je vous offre un refuge ou plus rien ne pourra vous atteindre, pas même vos propres émotions. Vous n’aurez plus à subir ce que votre cerveau vous inflige depuis votre enfance.
Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas infiniment plus simple que de vous battre continuellement pour bousculer ce qui est pourtant immuable ? Au-dehors, rien ne changera jamais, et vous le savez. Les injustices survivront, les gens hurleront, pleureront et mourront, quoi que vous fassiez, quoi que quiconque tente d’accomplir. Votre vie ne signifiera jamais rien. Quel âge avez-vous ? Trente-six ans, c’est cela ? Trente-sept ? Quel gâchis, quel temps perdu, quelle tristesse… Alors Stan, ne sommes-nous pas enfin tombés d’accord ? Cela facilitera grandement les choses, mon ami. Pensez à votre santé mentale, à votre bonheur, à la paix de votre âme…
Je m’excuse une nouvelle fois pour la mauvaise qualité de l’air, mais je n’ai plus rien contre la toux, ni pour protéger vos bronches… Et je ne suis pas certain que votre t-shirt soit prévu pour cet usage… Enfin, c’est mieux que rien, je vous l’accorde.
Oh, mais regardez qui voilà ! Non, à votre droite, au fond du couloir… Je vous présente Mélissa Delgado. Elle a assez longtemps occupé la chambre 24… Dites, à quoi vous attendez-vous, exactement ? Elle ne va pas vous faire de mal, inutile de reculer ! Elle ne peut même pas vous voir ! Comment le pourrait-elle, sans yeux ni cerveau ?… Bon, soit, mon dernier argument est invalide, puisqu’elle parvient à marcher. Mais je vous assure qu’elle n’est animée d’aucune intention malveillante, pas vrai, Mel ?
Ah le voilà qui part en courant, maintenant ! Qu’est-ce que vous fabriquez, à la fin ? Il fait trop sombre, vous allez vous faire mal !… Attendez, où allez-vous comme ça, Stanley ?
Vers la sortie ? Vraiment ! Après tout ce que je viens de vous expliquer et tout ce que j’ai fait pour vous aider, vous osez vous diriger vers LA SORTIE ?
Bon, si vous tenez absolument à ce que j’emploie la manière forte, très bien ! Je vous aurais cru plus raisonnable… Je vous pensais devenu meilleur, Stanley Ellington. Je vous croyais enfin capable d’empathie, de vous mettre à la place des autres… Vous êtes revenu, après tout ! Quel intérêt trouvez-vous à faire demi-tour ?
Ah, Charles ! Vous tombez bien ! Je parie qu’en fait, vous étiez planqué là depuis le début ! Sacré Charlie ! La paranoïa aiguë vous a donné les bons réflexes, visiblement !
C’est quoi, cette odeur ? Il s’est pissé dessus ? Mais c’est pas vrai, mais c’est pas vrai…
Aïe ! Cognez pas si fort, Charles, je sens tout, moi aussi ! Oh, regardez ce que vous avez fait… Il y a du sang sur la tapisserie, maintenant ! Frappez Ellington aussi fort que vous le voulez, mais pas contre mes murs, je suis déjà en assez mauvais état sans que vous en rajoutiez… Bon, Charlie, vous savez quoi ? Vous nettoierez le sol aussi. On est dans un hôpital, pas dans une boucherie. Et tant que vous y êtes, faites en sorte qu’il cesse de crier comme ça. Je ne veux plus l’entendre chialer non plus, compris ? Il n’est même pas censé pleurer !
Et vous, Ellington, je fais tout ça pour votre bien ! Ne cherchez pas à me faire croire le contraire ! J’ai toujours fait ce qu’il fallait ! Cessez de gueuler !
VOUS NE SOUFFREZ MÊME PAS !
Moi, je m’épluche depuis des années, mon crépi tombe en plaques dans la cour, et je ne m’en plains pas ! Alors ne nous faites pas tout un cirque pour une petite bande de peau !
Mais… hey ! Mais rattrapez-le, bon sang ! Dans cet état, il n’ira pas bien loin !
ARRÊTEZ-LE !
***
Eh bien voilà. Voilà ce que vous avez gagné, mon ami.
Était-ce vraiment ce que vous vouliez ? Mourir dans une flaque de votre propre sang, dans un coin de l’hôpital que vous avez déserté pour tout recommencer ailleurs avec celle que vous aimiez ? Ne faites pas cette tête-là, Stan, je sais parfaitement de quelle façon vous aimiez Roxanne. Nous nous connaissons bien, à présent, l’avez-vous déjà oublié ?
Nous nous connaîtrons encore mieux dans quelques minutes. Votre fluide vital est le plus froid que j’aie bu de toute ma vie. Dites, ne manqueriez-vous pas de fer et de sucre ? Vous mangez toujours aussi peu ?
Peu importe. Détendez-vous, laissez-vous aller. L’hémorragie est bien trop importante pour que vous y surviviez. Ne prolongez pas vos souffrances inutilement. Oui, fermez les yeux. Pensez à Roxanne. Pensez à votre mère. Elle s’appelait Mary, si je ne me trompe pas ?… Oui, Mary Ellington. C’est aussi pour elle que vous êtes venu ici la première fois, non ? Parce que vous l’aviez tuée…
Attendez, que dites-vous ? Articulez, je vous comprends mal… Et cessez de gémir, j’ai ces bruits parasites en horreur !
Oui, d’accord, vous avez mal, nous avons bien compris. Mais essayez quand même de m’expliquer… Reprenez, vous vous sentiez responsable de sa mort parce que vous pensiez être capable de l’empêcher, c’est cela ? Et vous avez changé d’avis ? Eh bien, vous avez raison.
Non, non, n’essayez pas de vous lever, mauvaise idée.
Quoi, qu’est-ce qui vient de vous passer par la tête ? Soyez honnête un peu, vous avez souvent voulu mourir. Vous avez détesté chaque minute que vous avez vécue, espérant que tout s’arrêterait un jour et que vous connaîtriez enfin un semblant de bonheur dans la mort. Je vous offre cela aussi, souvenez-vous. Alors pourquoi cette lutte acharnée pour la survie, tout à coup ? En vaut-elle la peine ? Si vous vous en sortez, si je puis dire, vous retrouverez ce monde haïssable, et vous serez seul. Ni vous ni moi ne le souhaitons, n’est-ce pas ?
Que voulez-vous, Stanley ? Gaspiller votre temps et votre énergie dans un combat perdu d’avance ? Pour une société qui vous en a fait baver jusqu’à vous pousser à faire des tentatives de suicide ? Y trouveriez-vous un quelconque intérêt ?
Je vais vous dire, moi, ce qui vous attend : d’incessantes remises en question, des résistances, des attaques vous arrivant de toutes parts et dont le seul motif est votre différence – à moins que ce ne soit votre lourd passé en psychiatrie, bien sûr. Vous vous approchez dangereusement de la quarantaine, Stan… Vous sentez-vous prêt à tout cela ? Songez aussi aux longues années qu’il vous reste à garder la dépression éloignée de votre esprit, à vous frapper pour extérioriser toute cette rage qui vous bouffe… Et tout ça, tout seul. N’est-ce pas plutôt par orgueil que vous refusez le repos ? En êtes-vous bien sûr ?
Oh, je ne parle même pas « d’aimer la vie », car cette expression est convenue et stupide. Elle ne veut et ne voudra jamais rien dire. Je vous demande seulement s’il y a quelque chose qui vous rend enfin heureux, dans la vie. Vous battre en fait-il partie ?
Ne vous retournez pas, vous allez vous décoller la peau du ventre.
Votre appétit de vivre surpasse-t-il votre douleur, votre orgueil et votre haine pour votre propre passé ? A-t-il vaincu votre peur et la difficulté que vous avez à vous réconcilier avec vos erreurs ? Vous pardonnez-vous enfin d’exister, Stanley Ellington ? Oui ? Pourquoi cela vous fait-il pleurer ?
D’accord, pas de souci. Pleurez tant que vous voulez, si cela vous fait du bien. Ça arrive régulièrement, par ici… Mais des larmes aussi soulagées, c’est excessivement rare, vous savez !
Vous venez de me faire le plus grand plaisir possible, Stanley. Savez-vous pourquoi ?
Parce que c’est la première fois que j’achève une thérapie.
Tout seul, comme un grand !
Allez, vous pouvez partir ! L’ambulance est déjà dehors. Si si, je vous assure, elle est bien là ! Nous l’avons appelée il y a quelques minutes à peine ! Vous n’avez qu’à attendre toute l’équipe ici, et hop ! Direction la polyclinique ! Pas d’inquiétude, vous n’y resterez pas très longtemps !… Quoi, la porte ?… Ah oui, il vaut mieux que je la déverrouille, merci de m’y faire penser ! L’âge m’étourdit, décidément.
Tenez, les voilà qui arrivent ! Hey, mais je connais cette ambulancière, c’est Eugénie Paret ! Elle travaillait chez nous, vous vous rappelez ? Et l’autre, derrière, vous voyez qui c’est ? C’est William Dessarre !… Mais si, c’est cet homme qui vous avait enfermé toute une semaine en cellule d’isolement sans que personne ne soit au courant ! Sales journées, pas vrai ? Je vous rassure, ce fut le seul cas de maltraitance dont j’eus vent. Vous n’aimiez pas les infirmiers, mais tous avaient au moins le mérite de vous respecter… sauf lui. Je ne l’aime pas, moi non plus. Et devinez quoi ? Je savais que ce serait lui qui viendrait.
C’est drôle. Avant de bien vous connaître, j’étais persuadé qu’en tant que médium, vous pouviez absolument tout faire, y compris lire l’avenir. Or c’est justement ce qui vous fait défaut ! Vous parlez aux morts, déchiffrez les gens comme autant de livres ouverts, touchez le passé du bout de vos doigts glissant sur les murs, mais le futur vous est inaccessible. J’imagine qu’une vie sans surprise peut manquer de piquant… Quoi ? Avec ce que votre don a provoqué aujourd’hui, vous trouvez encore le moyen d’avoir peur ? Vous nous avez tout de même fourni assez d’énergie pour que nous vous tuions !… Ah, vous avez envie de vivre, finalement ? Trop tard, il fallait y penser avant. Cette leçon vous servira peut-être plus tard, mais pas ce soir.
Si vous n’avez plus mal, vous pouvez sortir. Ça risque d’être un peu dur, mais… Vous ne tenez quand même pas à rester emprisonné là-dedans ? Votre corps ne vous servira plus à rien, alors n’y restez pas plus longtemps. Mel n’en a fait qu’à sa tête pendant une heure, et vous avez pu voir le résultat… Enfin, si vous souhaitez vous balader pour l’éternité avec cette apparence d’écorché vif, je ne vous en empêcherai pas. Sachez simplement que si vous sortez dès maintenant, vous aurez l’air presque vivant, ce qui, pour quelqu’un qui voulait rester en vie, ne serait pas si mal !
Allez-y. Je vous assure que vous êtes mort ! Accompagner ces gens à la morgue serait certes une expérience inoubliable, je peux vous le garantir, mais pas dans le bon sens du terme…
Sortez donc de cette enveloppe !… J’insiste, ne restez pas là-dedans !
Soit. Restez-y, moi je m’en fiche. Allez donc assister au grand découpage ! Profitez bien de votre petite excursion chez le légiste, et n’oubliez pas de me rapporter un souvenir, hein !
Nous sommes liés, à présent, et vous ne pouvez rien faire contre ça, Stanley Ellington ! Vous êtes mort dans ce hall, comprenez-vous ce que cela signifie ? Vous m’appartenez, comme tous ceux que j’ai tués m’appartiennent ! Vous éloigner de moi ne vous servira à rien, car lorsque vous quitterez votre enveloppe charnelle, je serai là pour vous récupérer. C’est ainsi que nous autres bâtisses survivons si longtemps. On nous dit hantées et cela effraie tout le monde, mais après tout, chacun y trouve son compte, vous ne croyez pas ?
Je vous attendrai très patiemment, Ellington. A très bientôt !
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