La vraie valeur des âmes
L'homme me fixe en silence pendant de longues secondes avec un regard incrédule. Il murmure ensuite :
- Le Diable ? C'est le Diable qui vous envoie ?
Il explose d'un rire moqueur. J'esquisse pour ma part un sourire amusé :
- Je ne voulais pas non plus le croire. Je ne pouvais pas le croire. J'ai été élevée dans une famille athée. Le Diable n'était pour moi qu'une légende parmi tant d'autres, jusqu'à ce que je le rencontre et qu'il me prouve qu'il est bien celui qu'il prétend être.
- Bien, dans ce cas peut-être peut-il me prouver son existence à moi aussi.
Je lance un regard interrogateur à Lucifer, qui secoue la tête en souriant, visiblement amusé par la situation et la réaction de notre client. C'est bien dommage, car sa simple apparition aurait suffi à convaincre mon interlocuteur, s'il n'avait pas succombé à une crise cardiaque. Je trouve donc un autre argument :
- Qui d'autre que le Diable serait prêt à vous donner deux millions d'euros en échange d'une âme ? Nous, les êtres humains, ne saurions qu'en faire.
- Ce sont des paroles sensées, dit-il en se frottant le menton, l'air songeur. Enfin, pour peu que parler du Diable soit sensé.
- Vous êtes de toute façon d'accord pour signer ce contrat, alors qu'importe qui vous le propose ?
- C'est vrai. Nous en étions à la signature, se rappelle-t-il.
Il pose son regard sur la blessure que je lui ai infligée et dit, sceptique :
- Je dois donc signer avec mon sang. . .
- Tout à fait.
- C'est glauque à souhait !
- On ne pouvait pas s'attendre du Diable à ce qu'il nous demande de signer avec de la glue à paillettes, n'est-ce pas ? plaisanté-je.
- C'est sûr, mais il pourrait signer à l'encre, comme tout le monde. . .
- Sauf qu'il n'est pas comme tout le monde, répliqué-je. Allons, ne perdons pas plus de temps en conversations inutiles.
L'homme s'empare de la plume avec un bras tremblant et la trempe dans son sang d'un geste mal assuré, puis signe le parchemin. Il me rend ensuite la plume en disant :
- C'est à votre tour.
- Je ne fais que représenter mon patron. Ce n'est donc pas à moi de signer.
Je m'apprête à refermer le parchemin, lorsque Lucifer place son doigt enflammé dessus pour écrire son nom. Le document commence à noircir là où il le frôle, laissant apparaître sa belle écriture bouclée. Je suis étonnée qu'il manifeste sa présence de la sorte. J'avais cru comprendre de son refus de se montrer qu'il voulait rester discret, mais il semblerait que je me sois trompée.
Le regard de notre client s'écarquille plus que jamais. Il fixe avec incrédulité et horreur la signature apparue sur le contrat, pendant que son corps tremble avec une telle intensité que je me demande comment il fait pour rester encore debout.
C'est en découvrant le sourire sadique avec lequel l'observe mon patron que je comprends : il s'amuse et se délecte même du sentiment de peur et d'insécurité qu'il provoque.
Je décide, pour sortir notre client de sa torpeur, de lui demander :
- Est-ce que tout va bien, monsieur ?
Il sursaute et me lance un regard perdu, puis bredouille :
- Euh. . . Je. . . C'est. . . C'était. . .
- Le contrat a été signé des deux côtés, lui expliqué-je en souriant. Il est donc valide.
- B. . . Bien. Qu. . . Quand receverai-je mon argent, alors ?
- Dis-lui qu'il le recevera ce soir, répond Lucifer en se dirigeant vers la porte avec un sourire satisfait, les mains croisées dans son dos.
Je transmets le message à notre client, puis le salue rapidement et sors.
Pendant que nous descendons l'escalier, le démon commente :
- Tu as encore énormément d'hésitations dûes à ton inexpérience, mais il est évident que tu es une excellente négociatrice. Tu ferais une bonne femme d'affaires, je n'en doute pas. Un dernier détail : tâche de ne plus montrer ta surprise. Tu dois leur montrer que tu maîtrises parfaitement la situation et que rien ne saurait t'affecter afin de paraître forte et insurmontable. Ça aide toujours à faire rapidement tourner les négociations à son avantage et puis, surtout, c'est mon image qui est en jeu. Comme tu l'as si bien dit, tu me représentes.
- Je tâcherai de m'en souvenir, prometté-je.
- C'est bien, dit-il en me tapotant la tête.
Je repousse brutalement sa main. Je ne supporte pas d'être traitée comme un petit chiot. Si nous avons bien un point en commun, lui et moi, c'est notre fierté.
Nous reprenons place dans la voiture et, à mon grand étonnement, Lucifer ne demande à son chauffeur de repartir. Au bout de quelques secondes d'attente, je lui demande :
- Qu'est-ce qu'on attend, au juste ?
- La partie la plus amusante de ton nouveau travail, susurre-t-il.
- C'est-à-dire ?
- Chut. . . souffle-t-il doucement en mettant un doigt sur ma bouche. Tais-toi et contemple le spectacle.
Je m'écarte vivement de lui et patiente, jambes et bras croisés. Pour faire passer le temps, je regarde par la fenêtre, mais cette rue étroite n'offre que des scènes des plus banales : des gens qui rentrent et sortent, qui s'arrêtent pour discuter, des voitures qui passent, d'autres qui se garent. Je réprime un bâillement et, sans même m'en rendre compte, finis par m'endormir.
*
- Réveille-toi, m'ordonne une voix. Le spectacle va commencer. . .
J'ouvre les yeux. Tout est sombre autour de moi, mais je sens la chaleur dun corps contre ma joue. Un simple coup d'oeil sur le côté me suffit à comprendre que je me suis assoupie. . . sur l'épaule de mon patron !
Je me redresse en sursaut et regarde partout autour de moi, quelque peu déboussolée. Lucifer attrappe mon menton d'une main ferme pour la tourner en direction de la rue donnant sur l'immeuble de notre client. Ce dernier la traverse tranquillement, éclairé par la faible lueur de quelques lampadaires. Arrivé devant un passage piéton, il jette un bref coup d'oeil sur les deux côtés, puis s'engage dessus.
C'est alors que les phares d'un véhicule l'éblouissent, l'obligeant à se figer sur place. Un camion entre ensuite dans mon champ de vision et. . . percute l'homme sans même faire mine de tenter de freiner !
Je reste bouche bée face au spectacle du corps de notre client projeté avec une violence inouïe contre un mur ! Un son de craquement sinistres résonne dans mes oreilles. Je suis sortie de ma torpeur par Lucifer, qui ferme ma bouche en relevant mon menton.
- Qu'est-ce que j'avais dit ?
- Je ne suis pas devant un client, rétorqué-je.
- Les bonnes habitudes sont à pratiquer en toutes circonstances.
- Est-il mort ? demandé-je en ignorant sa remarque.
- Non. Ce ne serait pas drôle. . . dit-il en reportant son attention sur le corps de l"homme.
L'excitation brille dans son regard écarlate, tandis qu'un sourire sadique illumine son visage. Il est clairement en train de se délecter de la situation. Je me souviens alors de ses paroles :
"Le spectacle va commencer. . ."
Il nous a même fait attendre pendant des heures, juqu'à la nuit tombée, dans ce but.
- C'est vous qui êtes responsable de ça ? lui demandé-je.
- Ha ha ha ha ha ! Non. C'est sa stupidité qui est responsable de son malheur.
- Ce "spectacle" semble pourtant avoir été programmé par vous. . .
- Écoute bien, Malicia. Je vais te révéler l'un des éléments les plus importants de ton travail, si ce n'est le plus important : la plupart des âmes humaines n'ont que peu de valeur. Ou plutôt. . . Leurs demandes sont démeusurées par rapport à la valeur de leurs âmes. Elles ne suffisent donc pas à payer leurs souhaîts. Je prends par conséquent ce qu'ils me doivent sur leur bonheur.
- Cette information n'est jamais précisée au moment des négociations, n'est-ce pas ?
- Oui. Tu as pu le constater toi-même.
- Je vais donc subir le même sort que. . . commencé-je en blêmissant.
- Ton cas est différent, Malicia, me rassure-t-il. Tu ne m'as pas donné que ton âme en échange de ta vengeance. Tu t'es aussi engagée à travailler pour moi. Quel bonheur te reste-t-il de toute façon, hormis celui de vivre à mes côtés ?
"Sérieusement ?" lui lancé-je d'un simple regard.
Il laisse échapper un petit rire amusé, puis déclare sur un ton énigmatique :
- Tu me donneras peut-être même bien plus. . . C'est encore à déterminer. . .
- Qu'est-ce que ça signifie ?
Son sourire s'étire. Nous nous fixons dans le blanc des yeux pendant de longues secondes et il ouvre lentement la bouche. Je tends le cou pour mieux entendre, m'attendant à ce qu'il apporte une réponse à ma question, mais il se contente de lâcher sur un ton taquin :
- Tu es à croquer, quand tu dors !
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