Séraphine - Installation à Quercus

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Pendant l’été, Séraphine organisa son séjour au manoir, en attendant sa majorité. Après l'obtention de son bac, elle s’était inscrite à la faculté d’histoire de Tours, à quelques kilomètres de Quercus. Sans grande conviction, cependant… Elle prenait également des cours de conduite afin d’obtenir son permis dès les premiers jours de sa majorité. Son Vespa lui permettait d’ores et déjà de circuler comme bon lui semblait mais elle avait besoin d’une voiture pour pouvoir aller à l’université tous les jours.

Elle était revenue visiter le domaine avec ses grands-parents. Il s’agissait d’un manoir du dix-huitième siècle dont une aile datait de la Renaissance. L’intérieur du château était un mélange hétéroclite de salons classiques, peu meublés, aux plafonds fissurés par le temps, et de pièces au style plus médiéval, dont les murs étaient couverts de tapisseries élimées. Un large escalier à l’entrée permettait de monter à l’étage, mais de petites marches inégales en colimaçon, plus discrètes, menaient dans certaines chambres au charme moyenâgeux. La porte d’entrée aux vitraux teintés s’ouvrait sur une terrasse qui surplombait un petit jardin à la française aux haies de topiaire taillées soigneusement. Séraphine s’y sentait vraiment chez elle.

Ses grands-parents lui avaient donné des conseils pour entretenir le domaine et faire quelques menus travaux avant son installation. Elle n’avait pas de problème d’argent puisqu’elle hériterait à la fois de ses parents et de sa grand-mère. Les frais de succession seraient été réglés sans souci. Elle allait devoir apprendre à gérer un budget, devenir autonome. Séraphine comprit à quel point ses grands-parents avaient été présents pour elle, et elle se sentait à ce moment-là infiniment reconnaissante à leur égard. Pourtant, elle se sentait libérée à l’idée de les quitter, comme un nouveau départ dans la vie, tournant le dos à son enfance marquée par les épreuves. Le domaine de Quercus lui donnait de l’espoir.

Quant à Grand-papa et Grand-maman, ils semblaient à la fois attristés de voir Séraphine les quitter et soulagés de la voir prendre son envol. Ils la soutenaient de leur mieux, la conduisaient régulièrement à Quercus, goûtant eux aussi la quiétude du lieu. Séraphine souffrait de l’absence d’Oma, elle pleurait parfois, seule dans sa chambre. Mais elle préférait subir la douleur de ses souvenirs, plutôt que de rester inactive et amorphe. Les nouvelles perspectives que son installation lui promettait la faisaient revivre et la sortaient de son indolence.

Quelques jours après ses dix-huit ans, Séraphine demanda donc à ses grands-parents de la conduire à Quercus une dernière fois. L’installation d’un système de chauffage plus moderne avait été réalisée pendant l’été, la toiture avait été refaite : Grand-papa s’était chargé de superviser les chantiers. Séraphine emménageait donc dans une demeure plus accueillante et plus adaptée à la vie d’une jeune fille seule. De plus, elle avait obtenu son permis au mois d’août et comptait s’acheter une voiture dans les jours suivants.

Ils restèrent quelques jours avec elle pour que l’adaptation se fît en douceur, lui donnant toutes sortes de conseils pour améliorer le quotidien. Peu à peu, Séraphine retrouvait ses marques dans la vieille demeure. Elle avait retrouvé avec plaisir le vieux jardinier du domaine, Antoine, qui venait une fois par semaine du printemps à l’automne. Elle l’avait rencontré lors de ses séjours d’été et était ravie de savoir qu’il acceptait de poursuivre l’entretien des extérieurs du château. Elle avait les moyens de payer ses services, vu que son héritage était suffisamment conséquent et que Grand-papa continuerait de gérer ses biens jusqu’à ce qu’elle ait fini ses études.

Ses grands-parents décidèrent finalement de retourner à Paris. Ce fut un moment particulièrement émouvant. Séraphine pleura doucement dans les bras de Grand-maman. Celle-ci parlait avec une voix étrangement éraillée :

- Tu reviendras bientôt nous voir, tu es toujours la bienvenue chez nous… N’oublie pas d’appeler régulièrement, je veux avoir de tes nouvelles… Prends soin de toi, et appelle-nous si tu as le moindre souci. On peut venir quand tu veux, si tu as besoin… Fais bien attention à toi !... Je sais que tu es une grande fille intelligente, mais je ne peux pas m’empêcher d’être inquiète…. Et puis ce courrier d’Adélaïde me fait un peu peur… Et si je ne te revoyais plus… Viens là, ma petite, que je te fasse une bise…

Rarement Grand-maman s’était montrée aussi prévenante. La jeune fille, qui ressentait un certain vertige à l’idée de s’assumer seule si jeune, éprouvait une réelle gratitude envers sa grand-mère au moment du départ. Elle comprit que ses grands-parents l’aimaient à leur manière, maladroitement et sans chaleur, mais ils avaient toujours été là pour elle. Elle les serra dans ses bras, ils pleurèrent tous trois, puis ils montèrent dans leur voiture et, en klaxonnant, en agitant la main, ils quittèrent le domaine, laissant Séraphine seule face à son destin.

Le soir même, la jeune fille ne mangea presque rien et s’endormit dans un vieux fauteuil. Elle se réveilla en pleine nuit et se dirigea encore assoupie vers sa chambre. Elle s’effondra dans son lit à baldaquin où elle dormit jusqu’à dix heures le lendemain. En se réveillant, elle fit un peu de ménage et passa sa journée à trier les vieilles affaires d’Oma. Elle rangea ses propres affaires, qui traînaient encore, dans les malles et placards prévus à cet effet, mangea un peu et se coucha le soir, épuisée par ses activités et par ses émotions : la solitude lui pesait un peu et chaque objet qu’elle avait manipulé toute l’après-midi lui rappelait la précédente propriétaire du lieu. Elle pleura doucement cette nuit-là, dans son grand lit froid.

La journée suivante s’écoula de la même manière. La demeure était silencieuse. Rien ne venait perturber cette quiétude. Séraphine se sentait coupée du monde en ces lieux. Elle n’avait aucune nouvelle de l’extérieur depuis qu’elle était arrivée là. Il faut dire qu’Oma interdisait qu’une télévision entre dans sa maison. Un jour, Séraphine avait osé dire qu’elle aurait bien aimé regarder son dessin animé préféré et qu’il était dommage qu’Oma ne soit pas plus moderne, qu’une télé, ce n’était pas si cher, et qu’elle pouvait quand même s’en offrir une. Oma, très sérieuse, avait pris la petite fille par les épaules, l’avait regardée droit dans les yeux et lui avait dit très solennellement :

-Jamais un écran n’entrera dans cette maison. Jamais, tu m’entends ! C’est un objet bien trop dangereux, cela manipule l’esprit, cela te vole ta liberté… On peut te faire croire n’importe quoi, on peut te faire agir contre ta volonté… Méfie-toi et sois libre !

Séraphine n’avait jamais vu sa grand-mère dans un tel état, elle n’avait pas compris la froide colère dans ses yeux… Elle avait presque eu peur. Le ton glacial d’Oma à cet instant l’avait profondément marquée. Et elle n’avait pas osé, en souvenir de la défunte, emmener la télévision de sa chambre parisienne entre ces murs. Elle était de toute façon bien trop occupée pour l’instant pour avoir envie de se poser devant un petit écran. Cependant, le silence était parfois pesant quand on était seul dans une si grande maison.

- Il faudra que je m’occupe de faire établir une connexion internet…, pensa-t-elle.

La rentrée universitaire allait avoir lieu dans quelques jours, Séraphine regardait les petites annonces pour trouver une bonne voiture d’occasion, tout s’organisait peu à peu. Elle était partie sur son Vespa à Tours pour prendre ses repères dans la ville et appréciait ce qu’elle redécouvrait. Oma l’y avait emmenée quelques années auparavant mais elle ne se souvenait plus très bien. Elle gara son véhicule près de la vieille fac des Tanneurs, et déambulant dans les vieilles rues, elle retrouva facilement la Place Plum’ aux vieilles maisons à colombages et aux cafés déjà pleins d’étudiants. Elle y prit un thé sur l’esplanade couverte de petites tables carrées, goûtant sa liberté, appréciant le plaisir d’agir sans rendre de comptes. Elle rentra tardivement à Quercus après avoir flâné devant les vitrines de la rue Nationale et acheté quelques livres pour préparer sa rentrée.

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