3 - Draps
« ... Or (parenthèse scientifique), l'équivalent de la chimère en biologie évolutionniste, l'hybridation, se distingue de l'évolution. Elle ne crée pas, c'est plutôt le contraire. Ceci renforce l'idée que les chimères sont à la fois le fruit de l'imagination, et en même temps l'enracinement voire cloisonnement de celle-ci dans la réalité concrète. Celui qui imagine des hybrides fait un pas dans l'irréel, mais reste dans la réalité. Il prend des réalités existantes et simplement les mélange.
Pensez à réviser pour l'examen de demain et à fermer vos fenêtres. »
Je lisais mon cours en marchant, sur le chemin du retour, comme à mon habitude. Cette phrase finale m'interloqua. Je n'avais pas pu l'inventer. Quand un cours ne m'intéresse pas, je le prends machinalement en notes, presque mot pour mot. Pourquoi le prof s'occupait-il de nos fenêtres ? Je réfléchis un instant, puis décidai que ça n'avait pas d'importance, et pour me détendre, je mis mes écouteurs et allai sur YouTube sur mon portable. Je choisis du "Mostly Autumn" comme musique.
Le soir tombait, tout comme les feuilles des arbres. Mon pas était lent, car j'avais la tête un peu ailleurs. Mon esprit, enfin débarrassé des cours ennuyeux de cet après-midi, s'évadait, et parcourait des chemins de traverse, en secret. C'est une sorte de malédiction, j'ai beau étudier dans un domaine qui m'intéresse, très vite ça devient trop technique, trop ennuyeux, je ne m'y retrouve plus. Au fond, je n'aime rien tant que la vue des arbres et le silence de ma chambre. Même les fêtes m'ennuient.
En arrivant dans ma chambre, je me jetai de tout mon poids sur mon lit, et je m'allongeai pour un moment. Je songeai à ma journée, à la légère brise matinale, la lourde effervescence du métro, les cours du matin, le déjeuner, les cours de l'après-midi, un sourire sur tel visage... La phrase étrange du professeur me revint à l'esprit. Pas tant celle que j'avais entendue, celle que j'avais écrite sur mon cahier. "Pensez à fermer vos fenêtres". Pourquoi ce conseil ? ...À bien réfléchir, c'était plutôt avisé dans cette période, il faisait particulièrement froid en ce moment, l'été était passé. Mais ça ne concernait pas vraiment le professeur. Pendant que je réfléchissais, je me mis debout et m'approchai de ma fenêtre. Elle était entrouverte, je l'ouvris un peu plus pour mieux voir l'extérieur et sentir l'air frais. C'était un air très doux. Un air qui se faufilait par chez moi tel un ange, un courant qui faisait des vagues. Et je jouais avec lui en envoyant de mon souffle chaud de la buée, comme un soupir liquéfié.
En bas, les passants ne faisaient plus qu'une marée basse, il était temps de rentrer. Ils allaient rapidement, pressés pour la plupart, cependant que les feuilles mortes et les lucioles des luminaires flottaient lascivement. Il y avait là comme le combat de l'ombre et de la lumière, mais je ne saurais dire qui appartenait à quel camp, et ça n'a pas d'importance. Qu'avaient-ils à faire ces gens ? Terminer des devoirs, embrasser leurs êtres chers, lire, dîner...? Ah, mais en pensant à ça, je m'aperçus que je n'avais pas encore mangé, moi-même. Il était temps, me disait mon estomac. Je me contentai d'un plat à réchauffer du frigo. Je n'avais pas la détermination de cuisiner, et du reste les moyens sont très limités dans mon petit appartement. La torpeur commençait à me gagner de plus en plus.
Après le repas, je me traînai vers la salle de bain, me déshabillai et profitai du jet d'eau chaude et de vapeur. Morphée toquait à la porte de plus en plus pressamment. Je sortis de la douche et sautai sur mon lit, où je me recouvris du mieux que je pus de la couverture. Je serrais fortement les draps contre moi. Mes paupières pesaient une tonne, ma tête ne pouvait plus être soulevée, je devais dormir. Morphée entra par un courant d'air et m'emporta avec lui.
Des images et des sentiments se mêlaient en un flot étrange. Des nuages voguaient dans le ciel. Un visage s'esquissait parmi eux. Des impressions confuses de déjà-vu recouvraient l'ensemble, tout était ancien mais tout était mélangé. Tout se mouvait et tout vibrait. Il y avait une vibration... Une vibration étrange et bruyante. Qui perturbait le tableau. Une vibration... Mes paupières vibraient...
J'ouvris les yeux pour de bon. Mon portable s'agitait juste à côté. Mes doigts vinrent à lui et l'apaisèrent. Tranquillement... J'étais à la lisière du monde, mais je préférais l'autre côté du miroir. Il y avait comme un voile subtilement transparent, par lequel on devinait des formes mystérieuses. Et je m'engouffrais à travers.
Il y avait là un fleuve et des chevaux. Au loin une montagne enneigée. Blanche. Le monde cavalait paisiblement, glissait sur la surface glaciale. Le monde était glacé, mais une floppée de lucioles frissonnaient tout le long et faisaient comme des battements de coeur. Elles vibrillaient...
Une parcelle infime seulement de ma conscience émergea à nouveau. Et te trouva à mon côté, et s'aggripa à toi, serra nos deux corps, deux réalités. Les enroula. Je me recouvrai de toi. Tu étais une vallée et une colline, un cheval et une prairie, et cavalait par les environs. La neige avait tout recouvert, il faisait froid, il faisait frais, d'une fraîcheur intense, délicieusement accompagnée d'une légère vague de chaleur douce et frissonnante. Immobile, je faisais quelques pas par là, j'avais franchi le seuil, je ne voulais plus partir.
Je sentais comme un écho lointain, qui me recherchait. Je ne le laisserais pas me reprendre, je volais à toute allure. Dans mon dos, le monde se dérobait à moi, mais je poursuivais l'éclat d'un crépuscule sans cesse recommencé. De tout mon corps et tout mon esprit, mêlé parmi les nuages. J'atteins une vallée de glaces, et y croisai mon reflet. Je découvris alors que je n'étais plus mon corps, j'étais ma couverture. Blanche. Il n'y avait que du blanc.
Au loin l'écho parvint à se faire clairement entendre. « Vous êtes dans de beaux draps, mademoiselle. »
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