6 - Rappel

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 Je me suis levé à 9 heures. Précisément. Avec une impression lourde me pesant sur la tête. Une indéfinissable fatigue. Je me suis levé en luttant contre elle, et me suis rendu dans la cuisine. Je me suis versé un café. Bien noir. Et j'ai farfouillé dans la...boîte à sucre. Je ne saurais dire d'où cela me venait, mais sous mes doigts, ce sucre faisait comme du sable. Du sable blanc. Je m'en suis pris un bloc et l'ai suspendu au-dessus du liquide sombre. Je me suis interrompu. Quelque chose n'allait pas. J'ai comme cherché l'explication autour de moi, et me suis arrêté à la fenêtre. Bien visible, face à moi, se dressait un arbre. Plus précisément un...un chêne. Qui pleuvait des feuilles, sereinement, comme un ballet. Je suis resté à le contempler de loin, quand j'ai senti une légère sensation au bout de mon doigt. J'avais par négligence laissé tremper mon morceau dans le café. Bien sûr, je ne prends jamais qu'une moitié de sucre. C'était trop tard, le café avait voracement conquis tout le morceau. C'est fascinant comment le café peut couler vers le haut. Puis, miettes par miettes, j'ai vu le sucre s'effondrer vers la tasse, comme en un sablier. Et vite mes doigts se sont rencontrés. Je ne sais pas pourquoi, j'ai eu envie d'une madeleine. Malheureusement, je n'en ai pas trouvé dans la boîte à biscuits, et me suis contenté d'un petit sablé. J'y ai croqué sans goût, puis me suis humecté les lèvres du café chaud. Il fumait encore, en transportant comme un je ne sais quoi d'évanescent.

 Le soleil se levait encore. Je suis allé dehors, contempler ce chêne dont la vue m'avait saisi. Et la danse des feuilles mortes. Je me suis posté face à lui, ai levé les yeux vers sa cime. C'était un noble chêne, au tronc généreux, majestueux, et qui se répandait en feuilles comme le soleil en lumière. Ou un nuage en pluie. Mais sous cette pluie, au lieu de me protéger, je gardais les yeux vers le ciel, rivés sur chaque goutte vermillon. Elles tournoyaient tranquillement, ne se souciant de rien. Je contemplais leurs rainures surtout, comme des visages. L'une des feuilles a attiré mon regard. Ses rainures étaient différentes. Elles ressemblaient à une écriture. J'ai déchiffré :

 "We9 Remember"

 Voilà ce que je lisais. On aurait dit un papier déchiré. Je ne savais pas ce que c'était, et dans le même temps...

 La pluie tombait, tombait sur la ville, quand... Nous étions tous les deux. Je portais... Tu portais une écharpe. Nous étions...le 9...le 9 septembre... Le soleil se levait, c'était l'aube, le commencement. Le commencement de...

 Mais cet instant m'échappait, je le sentais fuir du bout de mes doigts, du bout de mes lèvres. La feuille, flottante, continuait à chuter. J'en approchais les doigts, je voulais la saisir sans la toucher. C'était... Elle me parlait de nous 9...

 Nous étions 9 amis, unis par des liens comme une toile d'araignée. Ensemble dans la ville de... Nous jouions, nous étions au même club... Nous nous réunissions tous les samedis, à 9 heures du matin. Nous... Nous étions 9. C'était une grande ville, étendue, mais serrée et organisée comme une toile d'araignée. Nous étions à un club. Tous les 9...

 9. Il y avait un 9. Mes doigts en faisaient le signe, je devais compter. Un, deux, trois... Il y avait quatre maisons sur la gauche, quatre en face, nous habitions au 9, rue de... C'était le numéro 9. Une maison que le lierre attaquait. Il y avait des fenêtres, 9 fenêtres. Nous étions... C'était une belle et grande maison. Je me souviens...d'une araignée, signe d'une maison bien soignée. J'avais toujours un sablier posé sur ma table de chevet. Juste à côté d'un livre, les fragments...les fragments d'Héraclite, toujours. Ou les Pensées de Pascal. L'un des deux. Je lisais le matin. À 9 heures du matin.

 Nous étions 9, disais-je à la feuille. C'était le 9, nous étions au 9. Nous coulions comme un sablier. Sur une plage à nous offerte. Seuls sur la plage, à côté des rochers. Nous construisions un château. Un château éternel. Un château en Espagne. Que la mer...gagnait...qui luttait contre l'érosion. La mer...nous la contemplions. Tous les 9.

 Je parlais à la feuille, par gestes, je voulais l'attraper sans la saisir. Je voulais l'attraper comme on attrape une araignée. Pendant qu'elle tombait, qu'elle glissait, accrochée à sa toile. Elle chutait et je voulais la rattraper. Je voulais la ramener, la faire monter à nouveau, lui redonner son élan.

 Qu'ai-je trouvé au creux de l'arbre ? Qu'avons-nous inscrit au couteau sur ton écorce ? Il n'y a rien sur ce tronc, le sable l'a recouvert, ta cicatrice est invisible, elle est oubliée. Elle s'est perdue dans le désert. Le sable coule comme coulent les feuilles, mais je veux te rattraper, tu es là. Je ne devais pas oublier, le 9... Nous étions 9. C'était le 9, au 9 rue de... Je ne dois pas te perdre.

 Le sable coulait, la mer gagnait, j'ai essayé de lever une...digue face à elle. Et nous étions ensemble, protégés par la digue. Je ne dois pas oublier. Mais la mer de sable recouvre tous les alentours et s'approche. De plus en plus. Je me sens comme un naufragé dans l'océan de la vie. Dont chaque parcelle détient la clef, la voie, vers ce que je cherche, et pourtant jamais ne se révèle complètement. Pourtant je ne dois pas oublier. J'ai fait une promesse. Le 9. Je ne peux oublier, que le sable m'emporte. Avant que le soleil ne se couche.

 C'était inévitable, la feuille a achevé sa chute. Elle a heurté l'herbe, et bientôt le râteau la ramassera. La mer m'emporte, car mon oeil est un hublot. Je le sais, car j'ai la mer qui le corrode. Une mer qui charrie du sel et du sable. Et je crois qu'elle charrie aussi quelque chose qui m'a échappé. Quelque chose que la mer emporte loin de moi, et qui se perdra dans ces horizons inaccessibles. Et le chant des baleines en sera un lointain écho.

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