Sa courte pause était terminée. Eva emporta avec elle le thé au jasmin qu’elle n’avait pas eu le temps de terminer. La jeune femme posa la tasse encore fumante sur son bureau et s’installa sur son siège en soupirant doucement. Il lui restait tellement de chose à faire, et aujourd’hui encore elle partirait bien après ses horaires. Après, elle n’allait pas se plaindre : elle était bien mieux payée que ses confrères du ministère. Et elle avait gagné une place que certains lorgnaient avec avidité alors qu’elle n’était même pas humaine. Tout cela grâce à son intelligence et son opiniâtreté. Cela et un peu, elle ne pouvait le nier, grâce à sa propriétaire qui avait vanté ses capacités auprès du gouverneur. Car Eva, comme beaucoup de petits employés, était une nu-man.

Comme la plupart de ses congénères, elle ressemblait à un être humain tout ce qu’il y avait de plus normal. Les seules différences étaient ses yeux roses, inhabituel au commun des mortels, deux cornes imposantes qui se recourbaient derrière sa tête, deux longues oreilles pendantes recouvertes de poils et une longue queue du même acabit dansait en bas de son dos.

La jeune femme but une gorgée de thé pour se donner du courage et se replongea dans la saisie de l’un des nombreux dossiers qui était impeccablement rangé sur le bureau. Alors que ses doigts pianotait le clavier et qu’elle était concentrée sur sa tâche, quelqu’un entra dans la pièce. Il ne lui lança même pas un regarda avant de s’affaler sur son propre siège un peu plus loin, derrière un bureau bien plus imposant que le sien. Morgan Lirio se sentait fatigué, comme très souvent depuis qu’il avait obtenu le poste de gouverneur d’Equinox. C’était un travail à plein temps, et malgré tout, il aimait ce boulot, même si il était exténuant. Se redressant au bout de quelque minute, il se plongea dans la lecture d’un rapport qu’on lui avait déposé le matin même. Sans lever la tête de ses papiers, il demanda à Eva.

• Qu’y a-t-il de prévu pour demain matin ?

Cette dernière cessa ce qu’elle faisait un instant, attrapant l’imposant agenda qui se trouvait à ses côtés, puis l’ouvrit là où se trouvait le marque page. D’un coup d’œil expert, elle vérifia avant d’annoncer sur un ton neutre :

• A neuf heures vous avez rendez-vous avec monsieur Casey de la compagnie Elegia, à dix heures et demie vous devez vous rendre à la mairie du huitième secteur pour une conférence de presse sur le Bicentenaire, et à midi vous devez déjeuner avec les membres du conseil.
• Très bien, merci.

Le jeune gouverneur leva la tête vers le plafond de la pièce, réfléchissant. S’il voulait voir son frère, ce serait avant neuf heures. Et il ne savait pas si ce dernier serait debout et prêt à le recevoir s’il débarquait sans prévenir. Attrapant le téléphone qui se trouvait dans sa poche, il envoya un petit message à l’attention de son grand frère, tout en ordonnant d’une voix neutre à sa secrétaire :

• Ajoutez que j’ai un rendez-vous personnel demain matin à huit heures tapantes.
• Oui monsieur le gouverneur.

Ce qu’Eva fit, sans même poser de questions. Elle n’était pas là pour ça après tout.

La section trois avait débarqué sur place un peu moins d’une heure après le message de Karen, laissant le champ libre à Ronan et Lorelai. Le duo était rapidement revenu dans leur secteur habituel, mais avant de pouvoir se détendre et prendre du bon temps, il fallait que l’agent passe faire son rapport à sa supérieur. Laissant sa comparse au rez-de-chaussée, il promit à cette dernière qu’il ne serait pas long. Une fois devant le bureau, il toqua à la porte, attendant sagement qu’on lui donne l’autorisation d’entrer. Autorisation qui ne tarda pas. Ronan referma la porte derrière lui et s’approcha du bureau derrière lequel Karen était occupée. Sans même lever le nez vers lui, elle demanda :

• La mission s’est bien passée ?
• J’aimerai bien dire oui, mais on s’est fait attaquer par… une espèce de nu-man mutant.

La femme aux cheveux blancs haussa un sourcil et daigna regarder son interlocuteur. Elle répéta sur un ton neutre :

• Un nu-man mutant ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?

L’agent raconta alors en détail tout ce qu’il s’était passé. Sa supérieur l’écoutait attentivement, sans rien dire, notant toutes les informations qu’il laissait.

• C’est vraiment étrange… Nous devrions avoir plus d’informations quand le groupe de la section trois reviendra. Et une fois qu’ils auront vidés tous ces ordinateurs de leurs contenus.

Karen referma le dossier qu’elle avait entre les mains avant de continuer.

• Bon travail agent Laguna. Je vous libère pour le moment, profitez-en pour vous reposer.

Ronan hocha la tête avant de se diriger vers la sortie de la pièce. Il referma la porte derrière lui, laissant la chef du secteur cinq seule. Cette dernière se tourna vers la fenêtre qui donnait sur la ville. Elle murmura pour elle-même :

• Eh bien… J’espère que nous n’aurons pas de mauvaise surprise si nous creusons un peu plus loin dans cette affaire…

Dans l’ascenseur qui le menait au rez-de-chaussée, Ronan vérifia son téléphone. Il y avait un message non lu qu’il parcourra rapidement avant d’y répondre succinctement.

« Ok. Ça marche. A demain. »

Les portes s’ouvrirent devant lui et le jeune homme retrouva hâtivement sa compagne qui attendait près de la machine à café. Lorelai l’accueilli avec un large sourire :

• Je croyais que ça devait être rapide.
• J’ai dû raconter tout ce qui s’est passé en détails. Je ne pouvais pas simplement dire « On s’est fait attaquer par une créature non identifié, on l’a tué et on est partit ».
• C’est pas faux.

La nu-man attrapa le bras de son propriétaire, lançant avec un air amusé :

• Et maintenant, on prend un peu de bon temps !

Ne laissant pas le choix à Ronan, elle l'entraîna dehors.

Une petite rue, modeste, à seulement quelques minutes de l’appartement de Ronan. Des passants y déambulaient, la plupart ayant l’esprit ailleurs, certains se hâtant vers leurs destinations. La nuit s’installait tranquillement, rideau bleu qui commençait à prendre forme dans le ciel. Quelques étoiles commençaient même à apparaître, visible à l’œil nu. Et avec elles, quelques enseignes lumineuses se mirent à briller à leur tour.

Collée au bras de Ronan, la Nu-man observait les alentours. Elle adorait quand la nuit tombait et que la ville se parait de lumières. C’était l’un des moments qu’elle préférait dans la journée. Le duo se dirigea vers un bâtiment orné d’une plaque. Sur cette dernière, des néons aux couleurs vives, qui feraient presque saigner des yeux si on s’approchait pour les voir de plus près. Un nom illuminait la nuit, celui du Club 42.

Tirant son camarade derrière elle, Lorelai poussa la porte d’entrée du bar, se retrouvant dans le petit couloir qui menait à la salle. Ses chaussures ne faisaient aucun bruit sur la moquette aux couleurs délavées. A une époque lointaine, elle avait été rouge. Mais aujourd’hui, on ne pouvait plus que deviner cette couleur. Rapidement, les deux collègues se retrouvèrent face à la seconde porte. Derrière celle-ci, on pouvait entendre le doux son d’une musique aux sonorités très jazzy. La nu-man poussa la porte, pénétrant dans le bar à proprement dit. Laissant aux personnes déjà présentes les places à table, Lorelai s’installa au comptoir, lâchant enfin Ronan. D’un geste sûr, elle claqua des doigts, espérant attirer l’attention de la tenancière. Cette dernière, une femme renarde à la fourrure rousse, était occupée à inscrire les prix des boissons sur la grande ardoise noir. Terminant rapidement ce qu’elle faisait, elle posa la craie avant de se poser devant Lorelai, un sourire aguicheur aux lèvres.

• Bonsoir, bonsoir. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? La même chose que d’habitude ?

La tenancière ne quittait pas sa cliente du regard, ignorant presque la présence de son propriétaire. Lorelai étouffa un rire. Elle savait qu’elle ne la laissait pas indifférente, et par le passé, elle l’avait même dragué. Avant que Ronan ne la remette à sa place. Cela lui avait fait plaisir, dans un sens, de le savoir un peu jaloux. Enfin, elle répondit sur un ton doucereux.

• Un Blue Lagoon pour commencer.
• Très bien, je vous ramène ça rapidement.
• Merci…

La femme s’éloigna sans même avoir pris la commande du pauvre Ronan. Ce dernier soupira. Déjà la dernière fois, elle avait oublié. Il se demandait si ce n’était pas une petite vengeance mesquine pour l’avoir envoyé paître. Lorelai laissa ses doigts se promener sur le bras de son compagnon, essayant de le réconforter… à sa manière.

• Tout le monde ne peut pas être aussi sexy que moi.

Elle rapprocha son visage de son compagnon, et ce dernier pu sentir son souffle brûlant lui caresser l'intérieur des oreilles pendant qu’elle lui murmurait de manière sensuelle :

• Si tu veux, je peux venir te consoler dans ton lit quand on aura fini de boire un coup, qu’est-ce que tu en pense ?

La tenancière revint au moment où Lorelai termina sa phrase, posant le verre contenant le cocktail demandé face à la cliente. La nu-man souleva le contenant, son regard se perdant dans les vagues de ce dernier. Elle murmura à voix basse :

• Un Blue Lagoon. Sa couleur est toujours aussi belle.

Là-dessus, elle avala son verre cul-sec, avant de se tourner vers son comparse, un léger sourire aux lèvres.

• Et toi, tu ne bois pas ce soir ?
• Si si… Je vais prendre comme d’habitude.

Ronan n’avait pas répondu aux paroles provocantes de la nu-man. Tout du moins, aucune parole ne traversa ses lèvres pour répondre. Seul son corps ne savait pas mentir, et actuellement, oui, il la trouvait sexy. Comme bien trop souvent à son goût. L’homme se contenta donc de lui lancer un simple regard explicite. La soirée s’annonçait bien longue.